La Belgica : Le chant de la sirène

1897, Belgique, Ostende. Temps pluvieux. Le port. Les superstitions vont bon train. La mauvaise humeur aussi. La présence d’un vieux baleinier reconverti en cours d’affrètement, La Belgica, suscite les commérages des locaux. Pourquoi faire reprendre la mer à une telle coquille trouée ? Pourquoi y entasser tant de pains de glace ? Quelle folie d’investir dans ce qui apparaît comme un caprice aux dockers circonspects !
Très vite, ils découvrent qu’il s’agit d’une expédition pour l’Antarctique commandée par un certain Adrien de Gerlache.
La curiosité est un vilain défaut et le prétexte d’argent à rembourser envoie Jean, un jeune docker, surveiller le navire pour ses comparses. Le voilà à bord pour épier ! Coincé en compagnie d’un équipage bigarré à fleur de peau et d'un matou, il fait route vers le sud pour une destination des plus dangereuses et mystérieuse. Désormais matelot, il s’emploie à se rendre utile alors qu’il ne connaît rien aux métiers de la mer. Ah, si ce chat noir n’avait pas parcouru le port pour chasser de la souris, Jean ne se serait jamais retrouvé clandestinement embarqué sur la Belgica pour s’occuper des chiens de traîneaux !


La tranquillité mélancolique de la couverture de ce premier opus de La Belgica [1] apparaît comme une parfaite synthèse du récit : une mer d’huile. Si le spleen s’échappe d’une poignée de planches, l’ensemble a bien du mal à être trépidant. L’auteur, Toni Bruno [2], croise les points de vue des personnages à Ostende, sur l’océan, dans divers pays, pour brosser l’expédition et la recherche de Jean. Le dessin des visages masculins, assez semblables et le lavis monochromatique qui aplanit les profondeurs des cases lissent aussi les aspérités d’un récit qui devrait être plus mouvementé à la lecture. Jean est déraciné, jeté loin de ses amis, de ses collègues et de sa dulcinée, coincé dans un milieu clos, hostile à sa présence, et dont les membres de l’équipage ne parlent pas la même langue. Il doit prendre sur lui et faire des choix difficiles. Le danger le guette à l’intérieur du vaisseau, mais aussi à l’extérieur. La navigation, à cette époque, n’est pas une partie de plaisir et encore moins sur une telle durée, pour explorer l’inconnu. Les rapports entre les protagonistes pèsent sur les actions, les ficelles tirées par les financiers loin de la mer influent sur les destins des marins. Esseulée, l’unique femme de l’histoire cherche à comprendre où se trouve son compagnon entre tous les non-dits.
Beaucoup d’attente, des palabres, des fâcheries, une tempête, mais rien qui prenne aux tripes. Toni Bruno évacue l’imagerie qu’invoque un récit de voyage et d’aventure pour brosser la présence de Jean, le passager clandestin. Il n’existe que par ce qu’en disent ses proches et les maigres actions qu’il réalise. Jean apparaît comme un homme discret, de bout en bout, après avoir été écrasé, effacé par ses collègues dockers. Un personnage qui doit s’affirmer par rapport aux membres de l’équipage, de vrais bagarreurs portés sur la bouteille. 

Tout comme ce qu’implique la notion de voyage, l’auteur s’abandonne à l’errance. En rendant inutilement verbeux les points de vue avec des conflits peu passionnants, il perd le personnage qu’il a imaginé de toutes pièces et peine à parler de cette expédition polaire sans beaucoup de moyens. Il installe l’apparition de La Belgica comme une malédiction : pluie, chat noir et une sorte de médecin chinois évoquant le Mogwai, mais ne traite pas le destin de Jean comme tel.

L’album de 176 pages, se présente au format 18 x 25 cm, celui d’un fumetti (bande dessinée italienne), avec une couverture rigide. Le livre étant facile à manier, la lecture s’avère confortable. Au premier coup d’œil, le graphisme séduit. Le coup de pinceau, bien senti, les postures des personnages justes, la couleur au lavis.
Toni Bruno, auteur de plusieurs œuvres traduites en français, demeure très sage, scolaire, tant dans son découpage que dans l’agencement de ses cases. Comme dans son album sur Kurt Cobain, il emploie un encrage noir rehaussé d’une gamme monochromatique grise. Mais son graphisme pèche par une trop grande similarité des visages, ainsi que des décors parfois peu précis et dépouillés. Sa mise en scène peine à rendre l’intensité des émotions. Il joue peu sur les valeurs de plans, les compositions des cases, la spatialisation des personnages, pour amener les drames. Le fantasme lié à cette terre alors inconnue, l’Antarctique, est à peine effleuré. Le regard glisse, coule sur les planches sans être accroché. L’auteur évacue le quotidien difficile des marins lors d’une expédition polaire, coincés en milieu clos, grégaire.

Toni Bruno semble avoir du mal à s'emparer de son sujet, à le cerner. Il ne pousse pas son graphisme dans ses retranchements, il ne tâtonne pas, ne compose pas ses planches hors de ses habitudes... en résumé : il ne tente rien.  Très sage, ce premier opus aurait pu aller beaucoup plus loin dans sa mise en scène. Comme si, à l’instar de son personnage Jean, Tony faisait preuve de timidité. Pourtant, le sujet captivant s’intéresse à des reconversions, des changements de cap, de destinée : celle du navire, celle de Jean. La Belgica fut le premier bateau à embarquer une expédition à but scientifique dans l’Antarctique. L’équipage en rapportera de nombreuses informations sur le climat et l’environnement de ces contrées peu connues. Les marins expérimenteront le premier hivernage, ouvrant ainsi la voie aux explorations suivantes.

Pauvre petit Jean sorti de sa torpeur par un coup du sort : désormais marin en route vers le pôle Sud, que va-t-il devenir en tant qu’homme et retrouvera-t-il sa place auprès de sa compagne ? Le second et dernier volet de La Belgica résoudra certainement ses questions tout en se concentrant sur l’expédition elle-même !
Quant à Toni Bruno, avec un peu plus de prise de risque au niveau de son travail, il pourra passer dans la case des auteurs à suivre assidûment.


La Belgica : Le chant de la sirène, Toni Bruno, Éditions Anspach


[1] Bien que les personnages disent "le" Belgica, le nom de ce navire est bien au féminin, comme dans le titre.
[2] Toni Bruno est un jeune dessinateur et coloriste italien dont quelques albums sont sortis en français :  D’en haut la Terre est si belle, Glénat 2017, et  Kurt Cobain « When I was an Alien », Urban Graphics, 2017.


+ Les points positifs
- Les points négatifs
  • Une expédition peu connue au-delà des frontières belges.
  • Un dessin séduisant et un format adapté à une lecture calfeutré au fond de son lit.
  • Des pages supplémentaires pour en savoir un peu plus sur cette aventure et les motivations de l’auteur.


  • Des visages masculins trop similaires.
  • Une mise en scène très sage.
  • Des digressions et des dialogues parfois superflus.
  • Absence du numéro du tome sur la couverture.