Une tour en ruine à l’aura funeste, des bois, des pigeons, l’ombre planante du criminel Zigomar [1]. Il n’en faut pas plus pour des jeux immersifs issus de l’imagination débridée d’une clique d’enfants. Ils incarnent avec passion le sinistre malfaiteur, sa bande et la Police, jusqu’à un dénouement tragique.
Gigi, au visage angélique, libre et fougueux blondin, fascine surtout Kiki le petit brun. Suite au décès de sa mère, Gigi, bouleversé, disparait de la ville. Perdue sur le chemin de l’existence, L'adolescent cherche, tâtonne, expérimente. Il abandonne ses amis, et se tourne vers la mystérieuse Tour « U » et ses volatiles. Il endosse l’identité de Zigomar pour commettre ses méfaits chez les commerçants qu’il signe de fientes de pigeons.Son esprit perturbé tourbillonne entre la réalité qu’il veut fuir tout autant que dominer et ses délires qui l’entraînent vers son désir le plus fou : prendre son envol. Envol symbolique, pour s’émanciper du poids macabre lié au décès de sa mère, de la perte de son enfance et de la fin de son innocence.Voici un court récit semblable à un rêve, une douce folie, dans un monde lui-même fantasmé par la mangaka, nostalgique de l'Europe de la belle époque. De la tour U se déploient les lieux : la ville et le Fairyland où l’on patine en rond tout en se perdant dans un palais des glaces et où l’on profite du cinéma. Spirale, cercle et tourbillon entraînent inéluctablement Gigi vers une fin tragique. Les intentions du récit ne sont pas dissimulées et le lecteur peut deviner que tout tend à la chute du garçon ; mais le chemin pour y parvenir – danse décadente – s’avère prenant. Les symboles s’empilent : une tour, ancien lieu de torture et d’exécution, où vit un gamin devenu un criminel qui se travestira en jeune fille pour aller s’amuser en ville ; un baiser qui ne réveille pas une morte...
Cette première publication française d’Ikuko Hatoyama, À tire-d’aile (Habataki Ein Märchen) adapte de manière libre un texte de Tatsuo Hori [2] et dispense avec parcimonie un côté joliment macabre. Pas de gore apparent, mais une sensation poisseuse et glissante issue des rêves et des visions de l’enfance. Un franc noir et blanc domine les planches détaillées alors que des hachures cisaillent les volumes. Le graphisme élégant et semi-réaliste régurgite les influences de l’Europe du début du XXe siècle. Ainsi la mangaka indique dans sa postface s’être basée sur des tirages des photographes Doisneau et Brassaï, entre autres, ainsi que sur des illustrations de l’époque. De nombreux passages muets appuient les temps forts et font montre d’un découpage poussé, cinématographique, avec des choix audacieux de point de vue et d’angles. L’artiste a prêté attention au jeu de regard et aux postures de ses personnages. L’ensemble saisit malgré des faciès rigides.
Dans le paysage éditorial des manga traduits en France, À tire-d’aile brille d’une rareté : celle d’un travail soigné, s’éloignant des armées de clones qui envahissent les rayons. Pas de gros nichons, pas de bastons, pas 50 volumes pour qu’il se passe quelque chose ni de romance neuneu. Hatoyama éclate les normes de la bande dessinée nippone pour laisser vivre son art. Plus accessible qu’une œuvre de Suehiro Maruo (même s’il s’assagit avec l’âge) avec qui À tire-d’aile partage un goût avec ce dernier pour le début du XXe et les foires.
Enthousiasmant, À tire-d’aile n’est pas parfait. Certains détails oublient d’être exploités ou expliqués. La cohérence se perd quelque peu parfois, mais paradoxalement, l’aspect fantastique s’en voit renforcé. Une œuvre étonnante que l’on range aux côtés de celles de Suehiro Maruo, Usamaru Furuya et Yoshimi Uchida.
[1] Personnage de fiction français, inventé par l’écrivain Léon Sazie dans les années 1910-1930. Ce héros de romans et de nouvelles eut droit à des adaptations en films entre 1911 et 1913.
[2] Écrivain japonais connu pour son roman Le vent se lève qui a inspiré le film éponyme à Hayao Miyazaki. Tatsuo Hori ([1904-1953) fut poète, traducteur de Cocteau et Apollinaire, et défenseur de la littérature française au Japon.
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