Barry Windsor Smith, qui fit les grandes heures avec John Buscema de la saga dessinée de Conan le Barbare (sous la houlette de Roy Thomas) se frotta donc en 1991 à celui qui était en passe de devenir un pilier du monde Marvel : le petit mutant griffu et vantard, quelque peu délaissé par Dave Cockrum sur les premières histoires de ces Nouveaux X-Men, brillait déjà sous les crayons d'un John Byrne totalement sous le charme, jusqu'à ce que Frank Miller n'achève de lui donner ses lettres de noblesse en dynamitant un script de Chris Claremont pour sa toute première mini-série (1982), prélude à sa propre série régulière visant à l'extirper du carcan de son groupe d'appartenance.
Préalablement au récit de ses origines, qui mit longtemps à se concrétiser, il y avait ainsi manifestement la place pour conter l'événement qui transforma l'obscur Logan en ce Wolverine de chair et d'adamantium et monter de toutes pièces une mythologie autour du programme gouvernemental ultra-secret destiné à créer des super-soldats. Smith s'empara de l'idée qu'on lui tendait mais conserva la main sur l'ensemble du projet éditorial, en en faisant une mini-série décalée, prenant le contrepied de certains des standards de l'époque.
C'est ainsi que naissent, parfois, les mythes. Et que se créent les œuvres intemporelles.
Vétéran de l'armée, le dit Logan traîne son mal-être entre les USA et le Canada, vivant presque reclus, tentant de noyer comme il peut son spleen : il sait que son destin l'attend, et que la révélation ne sera pas une partie de plaisir. Un destin qui se présente à l'improviste et le retrouve prisonnier dans un laboratoire expérimental, prêt à subir des tortures inimaginables visant à démontrer la pertinence d'un ambitieux programme militaire. Face à lui, un médecin radié de l'ordre, donc peu scrupuleux quant aux questions d'éthique, une secrétaire novice et un professeur ambitieux, soucieux de prouver ses théories tout en gardant pour lui quelques-uns des mystères entourant ce patient X, notamment son étrange robustesse. Ligoté, drogué, Logan assistera impuissant à son propre martyre...
La narration, vive, ludique mais chaotique, se cale sur l'état d'esprit du héros (paumé, puis torturé, puis paumé à nouveau) et celui des quelques rares protagonistes nommés (le professeur, complètement parano, le docteur Cornelius et sa secrétaire Hines) : les dialogues s'entrecoupent, se chevauchent et les encadrés récitatifs croisent les phylactères autonomes pour renforcer encore le côté psychanalytique de l'œuvre, agissant plutôt comme une voix off sans indication de lieu ou de temps. Malgré un dispositif assez semblable à ce qu'on pouvait trouver dans The Dark Knight strikes again, on se rend compte que la volonté est davantage ici de nous priver de garde-fous, de saper nos repères de lecteurs et de nous faire partager le trauma insensé que traverse le pauvre Logan. La mini-série se vit ainsi comme une aventure sous acide, une expérience hallucinatoire où le réel, terrible et sanglant, transperce l'illusion, où les souvenirs s'effilochent et la psyché se délite.
L'exploration de la psyché fracturée de Logan a souvent donné lieu à des tentatives similaires, audacieuses et hautes en couleur, avec des télépathes puissants qui ont fini par s'y casser les dents : Jean Grey la première, mais on retiendra aussi la période où la Main, ayant fini par mettre la... main sur leur pire ennemi, avait tenté de le maîtriser psychiquement par le biais d'une Psylocke manipulée. Des épisodes très enlevés et parfois stupéfiants (avec un Jim Lee en pleine forme aux manettes) mais qui n'avaient ni l'impact ni l'ambition graphique de ce que propose Barry Windsor Smith ici.
Le choix des couleurs, quasi psychédéliques (on a parfois l'impression de lire du Moebius période l'Incal ou même du Druillet) tranche furieusement avec le tout-venant des histoires de super-héros et confère un ton abrupt aux séquences ultra-violentes tout en achevant d'inscrire un personnage définitivement singulier au rang de nouvelle figure tutélaire de l'univers Marvel, voire de la culture pop, avec ce mutant au passé trouble, aux capacités méconnues, qui cherchait la solitude et l'oubli et qui libéra la bête en lui le jour où l'on tenta de le domestiquer de force.
Ni sauveur, ni justicier, (le pas encore) Wolverine est ici décrit comme un gars qu'il vaut mieux ne pas trop emmerder. On ne fera guère mieux que cet album par la suite, quand bien même les possibilités intrinsèques soient gigantesques : c'est sans conteste jouissif pour un auteur ou dessinateur de comics, mais pas facile de se mettre à la hauteur du "Meilleur dans sa partie".
Un mot quand même sur cette énième édition, oversized : alors c'est grand, très grand même (vous jugerez par vous-mêmes sur la photo comparative, ci-dessous) et du coup pas très pratique à manipuler, surtout si vous avez en tête de le feuilleter au lit ; et encore moins à ranger dans une bibliothèque normale (chez moi, il a fini par trouver une place à l'horizontale en compagnie du Dracula de George Bess chez Glénat - même longueur mais largeur et épaisseur supérieures - et de L'Appel de Cthulhu de Baranger chez Bragelonne, à peine moins imposant).
De gauche à droite : Wolverine Arme X grand format (Panini 2017) ; Wolverine Black, White & Blood (Panini 2021) ; X-Men Golgotha (Panini Deluxe 2016) ; Savage Wolverine : Kill Island (Marvel 2013). |
Évidemment, cela ravira aussi les lecteurs qui prennent de l'âge et dont la vue commence à faiblir (ne rigolez pas, on m'en a fait l'aveu !) et ajoutera un certain cachet à l'objet lui-même, cependant c'est avant tout au niveau du rendu visuel qu'il faut s'attacher, et le moins que l'on puisse dire c'est que c'est de la belle ouvrage. Le travail a été fait de telle sorte que les cases, ainsi amplifiées, confèrent davantage d'aisance dans la lecture (en aérant un peu le lettrage) tout en conservant leur côté étouffant par leur densité et leur palette de couleur. Et cette édition Panini comics 2017, imprimée en Inde (!), si elle ne contient guère de suppléments hormis une notice sur l'auteur et la reproduction des couvertures originales, propose un poster dépliable en couverture (cf. photo) sur un papier mat de bonne qualité, bizarrement plié, qu'on pourra juger totalement inutile ou rigoureusement indispensable. Reste une préface par Larry Hama commençant par "Ceci est une œuvre d'art." : on finit par admettre, en refermant le bouquin, qu'il a bien raison.
En dehors d'un ou deux contresens sans gravité et une erreur grammaticale, la traduction de Nikolavitch s'avère satisfaisante. Comme quoi Panini sait (parfois) faire du bon travail (cf. cet article)...
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