Se voulant héritiers du Killing Joke d'Alan Moore, huit comics explorent
le concept du fameux "one bad day". Que valent les deux premiers ?
Succéder à Killing Joke ou ne serait-ce même que s'en revendiquer est une prétention ambitieuse tant Alan Moore a marqué les esprits avec cette idée défendue par le Joker qu'une seule mauvaise journée (mais alors très mauvaise, hein ; une journée bien, bien, bien pourrie que vécut l'inspecteur Gordon, en l'occurrence, pour mémoire) peut faire basculer le plus intègre et honnête des hommes dans la folie meurtrière.
Certains scénaristes sont sans nul doute capables d'user de ce concept et d'en tirer un récit original nous plongeant dans la psyché de l'un des criminels emblématiques de Gotham, histoire de nous narrer à la fois son basculement dans le crime et un changement supplémentaire dans son comportement l'amenant à bien plus encore de vilénie. Ne doutons pas que de tels auteurs existent... mais ne nous berçons pas d'illusions : dans l'écurie DC, tous ne sont pas à la hauteur de ce challenge.
Dans One Bad Day - Le Sphinx, c'est à Tom King que l'on a confié la tâche de succéder à cette histoire emblématique. Autant dire que le bonhomme s'en sort brillamment et s'offre même le luxe de tisser entre ces deux récits une connexion découlant de la complicité entre les deux criminels que sont le Sphinx et le Joker.
C'est propre, intéressant, sombre et, surtout... cela se termine sur la démonstration parfaite du one bad day et sur un changement drastique de paradigme avec une remise en question capitale de notre Chevalier Masqué. Il faut dire que Nygma est de loin le criminel le plus intelligent de tout le batverse...
Comment Batman pourrait-il stopper un être de cet acabit si le super méchant au modus operandi prévisible se décidait enfin à user de toutes ses facultés intellectuelles en se débarrassant de cette fâcheuse habitude de laisser derrière lui des indices flagrants de sa culpabilité ? Sans ces petits cailloux blancs aidant le meilleur détective du Monde à freiner l'ascension criminelle du Sphinx, sans les énigmes et autres jeux offrant toujours à Batman une possibilité de victoire, serait-il seulement possible de contrer le génie criminel d'Edward Nygma sans remettre en cause les fondements mêmes de sa propre mission ?
Au cours d'un récit quasi contemplatif et d'une froideur implacable, Tom King nous livre un album sur ce thème n'oubliant pas d'également nous servir une explication psychologique bien amenée à la fascination du Sphinx pour les jeux de l'esprit. Incontestablement un album qui fait honneur à son modèle et qui pourrait faire date dans la mythologie du Chevalier Noir.
Malheureusement, dans One Bad Day - Double-Face, le pauvre Harvey Dent et sa schizophrénie, pourtant prometteuse au vu du concept, sont laissés entre les doigts gourds de Mariko Tamaki. Autant dire que ça ne va pas être la même limonade et que celle-ci risque de saturer d'amertume même les papilles les plus endurcies. C'est à notre Mariko que l'on doit, par exemple, l'assez niaise et girly Supergirl de Supergirl : Being Super ou, au registre du pire, la très controversée fille obèse et gothique de Starfire dans I am not Starfire (bon dieu non, tu ne l'es pas ; on ne croit même pas au fait que tu sois sa fille).
Comme elle l'a déjà prouvé maintes fois auparavant, en dehors de ses combats militants de prédilection (essentiellement axés autour d'une sorte de féminisme intersectionnel que nous nous garderons bien de vouloir définir ici), Tamaki a toutes les peines du monde à écrire quoi que ce soit d'un tant soit peu intéressant... Démonstration en est faite une fois de plus ici avec une histoire d'un classicisme et d'une platitude dramatiques dans laquelle la Bat Family est baladée par un plan de Dent pourtant cousu de fil blanc et que le lecteur devine dès les premières pages.
Quid des origines du mal qui torture Double-Face ? Ce sera à peine abordé. Dent franchira-t-il un nouveau pallier dans sa démence ? Oui, comme on le devine dès la quinzième planche du volume. Et exactement de la façon dont on le devine. La vision des choses de Batman s'en verra-t-elle bouleversée ? Eh bien, à peine : disons que, malgré leur vieille amitié, il adoptera enfin l'image d'Harvey Dent que nombre de protagonistes du Batverse ont déjà de lui depuis des décennies... wouah ! Révolutionnaire ! Ça ferait une fan fiction correcte avec son lot d'enquêtes infructueuses et de bastons... mais on a ici affaire à un récit officiel dans lequel l'auteur (on n'a pas le droit de féminiser ce mot, sinon la foudre s'abat sur nous de la main de notre rédac-chef) [1] a du mal à se dépatouiller. Elle va même jusqu'à pousser Batgirl/Spoiler à demander à Batman une entrevue sur un des toits de la ville tant elle "n'arrive pas à avoir une conversation sérieuse dans une Batcave"... Sans doute la petite Mariko se sent-elle terriblement subversive en dénonçant ainsi le virilisme patriarcal de notre héros qui ose posséder des repaires outrancièrement bien équipés pour combattre le crime. Sans doute. Sans doute est-ce pour ça que seules Spoiler et Cassandra Cain assistent Batou dans cette affaire, décrochant aussi la plupart des actions décisives. Sans doute.
Mais tout ça ne fait pas une histoire. Enfin... pas une bonne. L'on s'ennuie pas mal à tourner les pages de ce tome et sa sortie suivant de très près celle du Tom King, il est impossible pour Tamaki de ne pas souffrir grandement de la comparaison.
En ce qui concerne la patte graphique, notons deux très belles et efficaces illustrations de couverture, représentant le visage des antagonistes donnant leur nom à chaque album.
Le Sphinx se voit gratifié d'une approche visuelle réaliste faisant penser aux plus crus des albums de DC, à ceux dont on sait dès leur ouverture que l'on est à mille lieux du Batman ridicule des années disco. Le tout y est baigné d'un vert omniprésent suggérant l'emprise du Sphinx sur toutes choses en cette corrompue cité de Gotham. C'est plus une œuvre qu'un ouvrage. Écriture et mise en images s'allient dans une volonté unique de crédibiliser la menace totale qu'incarne un Edward Nygma en roues libres. Implacable.
La couverture de Double-Face, elle, est tout simplement mensongère. Malgré quelques planches louables et quelques cases iconiques, le contenu ne sera jamais à la hauteur de cette illustration parfaite de la schizophrénie de Dent qu'offre la première de couverture. Cela manque de précision, de charisme, d'identité... Javier Fernandez offre un travail qualitativement supérieur au travail scénaristique de Tamaki mais ne parvient jamais à en faire oublier l'indigence.
Au final, c'est la crainte qui domine : cette idée d'appliquer le "one bad day" à divers super méchants est indéniablement excellente, et Tom King parvient à le prouver, mais ne serait-il pas le seul à pouvoir le faire avec brio ? L'avenir nous le dira...
Pour l'instant, voilà une collection qui a elle aussi deux visages... et l'un des deux n'est pas bien joli.
Dans les mois à venir, Urban va nous livrer les traductions des autres livres, à savoir ceux consacrés au Pingouin, à Mr. Freeze, Catwoman, Bane, Gueule d'Argile et Ra's Al Ghul... Comptez sur nous pour garder un œil sur ces parutions.
Alors, certes, nous voilà curieux... mais sommes-nous pleinement rassurés, Batou ?
Alors, certes, nous voilà curieux... mais sommes-nous pleinement rassurés, Batou ?
[1] C'est normal, il n'y a rien à féminiser. C'est le genre grammatical du nom dont il est question, pas le sexe de la personne concernée. C'est pour cela que l'on dit "une" recrue, "une" andouille, "une" star, "une" sentinelle, même pour un homme. Et personne n'a l'idée de pleurnicher pour "masculiniser" ces noms. Les "féministes" (version woke, c'est-à-dire des gens avec trop de temps libre et pas assez de neurones) qui projettent leurs névroses dans une grammaire dont ils ignorent tout feraient bien de se trouver des causes plus valables à défendre. Signé : le rédac-chef en question.
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