Décédée en 2018, la romancière et poétesse Ursula K. Le Guin est sans doute l'autrice la plus honorée et étudiée des Littératures de l'Imaginaire. Les livres de son cycle de l'Ekumen ou de Terremer ont accumulé les distinctions (des prix Hugo et Nebula à la pelle, et 22 fois le prix Locus !) qui lui ont permis d'acquérir un statut envié, transcendant la SF et la fantasy dont elle se réclame toujours sans toutefois être satisfaite de ces appellations. Délaissant, presque dédaigneusement, la hard science - et le technobabble qui en découle souvent - elle s'est attelée à dépeindre avec force détails des sociétés humaines riches et foisonnantes, s'intéressant avant tout aux personnages, à leur condition sociale, leur genre, leur destin et le lien qu'ils entretiennent avec leurs congénères, des caractéristiques qui lui ont valu le qualificatif de world builder attribué par de nombreux critiques outre-Atlantique, la plaçant dans la même veine qu'un Jack Vance ou une Marion Zimmer Bradley.
Après une petite pause qualitative à la fin du XXème siècle, elle était revenue en 2004 à une fantasy assez proche de l'ambiance féérique et nostalgique des premiers récits de Terremer avec la "Chronique des Rivages de l'Ouest", éditée en France par l'Atalante à partir de 2010 qui propose avec le premier volume, Dons, un bel objet de 219 pages aérées, comme de coutume imprimées sur du papier de très bonne facture, dotées d'une agréable couverture légèrement vernie.
L'histoire se déroule dans les Entre-Terres, sises au nord-est des Basses-Terres citadines et industrieuses, une région agraire peuplée de clans respectant des modes de vie ancestraux, liés à la culture du sol et à l'exploitation raisonnée de ses fruits. Leurs chefs se distinguent par leur Don, un pouvoir parfois effrayant qui leur permet d’asseoir leur autorité sur leurs domaines et de faire respecter un fragile équilibre stratégique entre les familles dominantes. Orrec est le fils de Canoc, brantor respecté de Caspromant. Jeune homme amoureux des mots (sa mère, issue des Basses-Terres, lui a appris à lire), il a choisi délibérément, un jour, de s’aveugler : en effet, il a découvert qu’il maîtrisait le don de destruction et refuse d’en user, de peur de nuire à ceux qu’il aime…
Les habitués des chefs-d'œuvre que sont la Main gauche de la nuit ou les Dépossédés ne seront pas surpris par le rythme imposé par l'auteur, toujours aussi flegmatique et pesant, bien qu'heureusement dopé par la densité des chapitres et l'intelligence du découpage. Dons se laisse ainsi bercer par le tempo calme d’une chronique attachée aux détails parfois insignifiants mais si importants pour l’enrichissement de l’univers décrit, à ces petits riens qui agrémentent une vie. La majeure partie du récit est linéaire : Orrec raconte son enfance et son adolescence dans ces Entre-Terres farouchement agricoles et, par ainsi, très moyennâgeuses dans leurs principes. Seul le premier chapitre, qui se situe peu de temps avant la conclusion de ce roman, sort de cette ligne : du fait de l’irruption dans leur domaine d’un sympathique brigand en provenance des cités populeuses des Basses-Terres, le lecteur a la possibilité d’embrasser très vite, et aisément, l’essentiel de ce qui constitue l’équilibre géopolitique au sein de ces régions situées à mi-chemin de la mer et des montagnes dans lesquelles vivent des clans recherchant une forme de stabilité au travers de la perpétuation du Don (ce qui les pousse à éviter le formariage et à privilégier les liaisons consanguines). Le voleur pose des questions auxquelles Orrec et son amie de toujours Gry répondent avec la franchise de leur jeunesse. On apprend surtout ce qui fascine les ressortissants des autres territoires : ces pouvoirs mystérieux qui se transmettent de père en fils, ou de mère en fille. Dans la famille de Gry, ainsi, certains ont le don de parler aux animaux, de les entendre aussi (ce qui leur permet d’en rameuter parfois pour les chasses organisées par d’autres chefs de clan). D’autres brantors savent mettre le feu à ce qu’ils voient, briser les membres ou les volontés à distance (d’un mot, d’un geste, d’un regard), ou encore susciter une lame. Canoc, lui, est le descendant de Caddard l’Aveugle qui possédait le don de destruction. Orrec, le fils de Canoc, attend de pouvoir le maîtriser. Mais, alors qu’il atteint ses 15 ans, le Don ne s’est pas manifesté et son père s’impatiente. Tandis que Melle, sa mère, enlevée au cours d’un raid dans une cité du Sud, lui couche par écrit tous les contes et chants de sa jeunesse…
Une fois qu’on a passé les trois premiers chapitres, alors qu’on souhaiterait accélérer le mouvement, on s’aperçoit qu’on est happé par ce monde décrit avec tant de méticulosité et de poésie, dans une langue d’une rare élégance qui privilégie cependant l’intelligibilité. Dons est peut-être destiné à un public plus jeune (il est vrai que Le Guin avait délaissé la pure SF dans les années 80, pour se consacrer à une fantasy plus juvénile) mais il n’en garde pas moins un fort pouvoir de fascination. Pourtant, l'univers dans lequel évoluent Gry et Orrec est loin d’être glamour : les ressources sont faibles, on y cultive et élève ce que produit la nature, on entretient les liens avec les domaines voisins tout en renforçant les barrières et défenses – car les incursions, les pillages, s’ils sont peu nombreux, existent toujours et certaines inimitiés entre clans font redouter aux paysans et aux serfs (qui ne possèdent, eux, aucun don) de terribles ravages.
On est loin de l’heroic fantasy haute en couleurs : pas de monstres, pas de chevaliers en armure, et les héroïnes peu vêtues ne se jettent pas sur le torse musclé des héros forts en gueule et invincibles l'épée en main. Néanmoins, les valeurs sont les mêmes (on insiste sur les responsabilités qui accompagnent l’usage, voire la seule possession d’un pouvoir), et on s’éprend du caractère de la jeune et indépendante Gry, de la quiétude polie de la douce Melle, de la force tranquille de Canoc tout en passant par de nombreux états d’âme à propos de ceux d’Orrec, successivement fils obéissant et respectueux puis farouche et revêche. Parallèlement, au travers de ces souvenirs magnifiquement mis par écrit, transpire une réelle adoration pour les délicates merveilles de la Nature (ces petites cascades cristallines, ces landes brumeuses, ces chevaux tous dépeints avec un luxe inouï de détails) ainsi qu’un véritable respect envers le pouvoir des mots – lequel s’avère aussi créatif ou destructeur que la magie des brantors.
Dès lors, les choix opérés par Orrec surprennent rarement le lecteur non profane : il s’agit avant tout d’un récit d’initiation avec ses passages obligés, ses figures imposées. Néanmoins, on évacue la frustration de l’absence de réelle surprise car on prend un plaisir étonnant à lire le récit de ses années d’adolescent. Un premier tome réussi qui augure d'une série enthousiasmante.
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