Thorgal : Wendigo



Alors qu'Hachette a sorti récemment une formidable intégrale sur Thorgal - laquelle risque d'attirer bon nombre de bibliophiles et autres bédéphiles - Le Lombard poursuit l'exploitation de la franchise aux 65 tomes (en comptant les séries dérivées, mais pas les hors-série) avec la collection "Thorgal Saga", qui s'inscrit dans l'air du temps : des albums plus volumineux (on gagne 2 cm en hauteur et en largeur), plus épais (126 pages contre les 50 habituelles) et plus luxueux (du papier plus épais toujours imprimé en Belgique, une élégante sérigraphie sur la couverture foncée rehaussée par des cadres et des caractères dorés). 

L'objectif est, à l'instar de ce qui s'est fait chez d'autres éditeurs de renom, de donner les clefs à des artistes invités en leur proposant de concevoir une aventure de notre héros à la manière des légendes colportées par les skaldes, ces bardes scandinaves narrant les épopées des dieux de la mythologie nordique. Et pour les clients fortunés, on les leur propose en édition augmentée, ou même prestige (à des tarifs n'ayant plus rien de raisonnable).

Après l'album Adieu Aaricia, confié aux bons soins de Robin Recht (qui signe cette fois le scénario en plus des dessins), c'est au tour du duo Corentin Rouge & Fred Duval de reprendre les rênes. À l'opposé de leur prédécesseur, qui se projetait dans le futur de la série, ils ont choisi de combler une ellipse dans la vie de Thorgal, à la fin de l'arc constituant l'incontestable sommet de la franchise : la tétralogie du pays Qâ. À la fin de Entre terre & lumière, Thorgal avait retrouvé les siens (sa femme et son jeune fils Jolan) et repartait pour les terres vikings sur un bateau qui leur ferait retraverser le gigantesque océan. 
Un tel voyage ne s'effectuant pas en un clin d'œil, il était aisé de placer une intrigue à ce moment-là.


À la suite d'une étrange tempête, Thorgal et sa famille font naufrage au nord de ce nouveau continent où ils sont hébergés par le Peuple des eaux. Afin de soigner une Aaricia mortellement blessée, notre Viking se voit charger d'une double mission : aller en territoire ennemi, chez le Peuple des Arbres, dans le but d'y trouver une plante capable de produire un remède miraculeux mais aussi d'y fabriquer la flèche susceptible de tuer le terrifiant Wendigo, un monstre invoqué par la tribu adverse et qui est en train de dévaster cette contrée. Comme pour la plupart de ses aventures, Thorgal le pacifique n'a pas d'autres choix qu'accepter - même s'il se refuse à prendre parti pour l'une ou l'autre des factions belliqueuses. Ceci n'est pas sa guerre, il n'aspire qu'à vivre loin de la furie des hommes (et nous le serine à chaque album), mais il doit sauver son épouse et le voilà parti pour affronter les mystères de ce pays inconnu, couvert de forêts denses et sillonné de grands fleuves, intrigué par cette prophétie annonçant de toute antiquité la venue d'un guerrier pâle qui mettrait fin aux souffrances de ce peuple. Il apprendra d'ailleurs que des compatriotes ont établi un comptoir à proximité...

Wendigo
 sera différemment perçu par les lecteurs : les profanes seront moins désarçonnés que les aficionados, qui regretteront sans nul doute la beauté et la grâce des cases peintes par Grzegorz Rosinski, qui lui avaient valu bon nombre de prix. Si Corentin Rouge (le fils du dessinateur du Samaritain) conserve la charte graphique habituelle (les personnages sont aisément reconnaissables), ses visages sont moins détaillés, et ses silhouettes moins dynamiques. 
Néanmoins, il ravira l'œil du lecteur par sa propension à des illustrations pleine page et des cases aux dimensions généreuses où son sens du cadrage fait merveille. On le sent d'ailleurs davantage à l'aise sur les paysages, en témoigne une double page, en plongée sur un fleuve où pousse un arbre gigantesque, magnifique ; sa manière de placer ses personnages ainsi que son sens du découpage, alliés à l'ambiance particulière qu'il confère à ses dessins, rappelleront peut-être à certains cinéphiles le très réussi Prey (une variante de la saga Predator se déroulant justement chez les Comanches). L'album se veut graphique et il propose quelques planches véritablement impressionnantes. 

Fred Duval développe une trame très classique pour les thorgalophiles, et on retrouvera avec grand plaisir un héros encore maître de son destin, généreux, valeureux et philosophe, faussement naïf et qui connaît mieux que personne les divinités qui régissent son monde. Car cet épisode se situe dans la mouvance d'Au-delà des ombres ou de l'Enfant des étoiles (et, plus tard dans la série, la Gardienne des clés ou la Forteresse invisible), mouvance initiée par les Trois Vieillards du pays d'Aran : une fantasy tendance sword & sorcery dans laquelle Thorgal communique avec les dieux, voire intervient plus ou moins volontairement dans leurs conflits. C'est cette alternance entre récits de pure aventure, histoires de science-fiction (Thorgal est l'orphelin d'une race d'humains extraterrestres dont le vaisseau s'est naguère écrasé sur Terre) et contes fantastiques qui fait le sel d'une saga remarquable de densité, et pas avare en miracles et paradoxes temporels. Une alternance déjà sensible dans le premier album.



Malgré son air de déjà vu, quelques enchaînements un peu précipités et des facilités narratives, on suit avec intérêt la quête désespérée de notre héros, pris au sein d'un conflit qui ne le concerne pas, tout entier tendu vers son objectif (sauver sa femme et quitter ce pays). C'est suffisamment empli de péripéties, de combats acharnés, d'actes d'héroïsme et de dialogues profonds pour entretenir un suspense de bon aloi. Un album qui devrait plaire au plus grand nombre, même aux déçus des derniers épisodes de la saga.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une nouvelle aventure de Thorgal !
  • Un bel objet aux finitions de qualité.
  • Des Vikings, des Indiens et des créatures fantastiques.
  • Une histoire qui s'inscrit aisément dans la continuité, même si pouvant être lue indépendamment.


  • De très belles pleines pages mais on regrette la grâce des dessins de Rosinski.