Matrix : Eveil, Choix et Simulation



Après les rumeurs récentes sur la mise en chantier éventuelle d'une seconde trilogie, il nous a semblé intéressant de revenir sur une œuvre révolutionnaire, intelligente et divertissante : Matrix.
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La trilogie Matrix et son univers étendu constituent l’une des bornes artistiques « populaires » les plus importantes de ces dernières années. Il y a eu un avant et un après Matrix, et il peut être intéressant d’essayer de se demander pourquoi.

Faut-il rappeler brièvement l’histoire ? Oui, allez, au moins dans ses grandes lignes.
Thomas Anderson est un pirate informatique, connu sous le nom de Neo, qui est un jour contacté par Morpheus. Celui-ci lui révèle que ce qu’il croit être la réalité n’est qu’un écran de fumée destiné à masquer l’horreur réelle : l’humanité a été vaincue par les machines il y a bien longtemps, les humains sont maintenant cultivés pour servir de source d’énergie. Ce qu’ils pensent être leur « vie » n’est en fait qu’une simulation informatique, la Matrice, qui permet aux machines de garder les esprits humains sous contrôle.

Pour qui aime un peu la SF intelligente, s’aventurant sur des terrains métaphysiques, déjà, c’est plutôt séduisant. Mais la forme va l’être tout autant et signer une avancée technologique époustouflante.
Les Wachowski vont en effet utiliser un procédé révolutionnaire – très souvent utilisé ou parodié depuis – appelé le Bullet Time. En gros, cela permet de ralentir une action tout en « tournant » autour. L’effet esthétique est proprement ahurissant. En fait, à l’époque, pour la première fois, l'on peut avoir l’impression de voir à l’écran ce que peuvent parfois donner certains comics. Ce qui n’était possible que figé sur le papier devient transposable au cinéma...

Surtout, Matrix a l'énorme avantage (et l'ambition) de réunir des domaines et centres d'intérêt très divers : esthétisme de la forme, SF, arts martiaux (avec l’important principe d’éveil, ou satori), questionnement philosophique et scientifique sur la nature de l'univers, sur la technologie (et ses dangers)… même l’histoire d’amour, incontournable, échappe aux stéréotypes habituels.
Cela fait également écho à un principe personnel (que je mettrai en place bien plus tard sur UMAC) consistant à trouver des liens, que j’appelle « passerelles » [1], entre la culture institutionnelle et la culture populaire, souvent méprisée même lorsqu’elle se hisse au niveau des plus grandes œuvres reconnues (cf. cet article qui rend encore compte du niveau de mépris envers la SF ou celui-ci, rapportant des propos tout aussi méprisants envers la BD).

La classe ! Par contre, entraînez-vous avec de l'airsoft avant de passer aux vrais flingues, on ne sait jamais.

Il y a eu néanmoins diverses polémiques sur la supposée profondeur de Matrix à l’époque. Ce serait pour certains du charabia, voire un vague salmigondis.
Là encore, je tiens à préciser qu’il faut séparer le ressenti (personne ne peut avoir tort « d’aimer » une œuvre étant donné qu’il s’agit d’un sentiment et non d’une décision intellectuelle) de l’analyse technique, reposant sur des arguments concrets et vérifiables.
Il semble également impératif de considérer Matrix soit comme un film unique, en ne prenant en compte que le premier, soit comme un tout, en considérant la trilogie dans son ensemble. Etudier par exemple le deuxième film, isolément, n’aurait aucun sens, il n'a tout simplement pas été pensé et conçu pour cela.
Certains nous parlent d’un rapport direct avec l’allégorie de la caverne, de Platon, pourquoi pas ? Mais c’est loin d’être là une réduction acceptable. En réalité, il y a bien plus dans Matrix que dans l’allégorie de la caverne. Bien sûr, les deux interrogent sur notre perception de la réalité, et par là même notre accoutumance au mensonge, ou du moins à notre perception faussée. Mais Matrix va plus loin et n’aborde pas que le changement et la résistance qu’il génère. La trilogie a une dimension mystique importante, que ce soit au travers de l’éveil (satori martial/éveil des « piles » humaines) ou de l’élu (transcendance de l’état primaire de l’individu qui peut accéder à un autre état de conscience et de contrôle) [2]

Dans un registre plus scientifique, certaines hypothèses, voire certains faits, rejoignent le scénario des frères Wachowski. Le chercheur Rich Terrile a eu l’occasion notamment de développer le sujet, suggérant que notre univers pourrait bien être une simulation informatique. Le physicien Vlatko Vedral a, lui, soutenu que la physique quantique était formulée en termes de traitement de l'information et que cette information était à la base de tout (thèse soutenue également par les frères Bogdanov [3] dans leurs différents ouvrages, dans lesquels ils expliquent notamment qu'une information mathématique pourrait précéder le Big Bang). 
Le philosophe suédois Nick Bostrom a écrit un article défendant une approche similaire, expliquant qu’une civilisation avancée pourrait simuler un monde habité et des formes de vie conscientes (mais inconscientes du fait qu’elles sont simulées). L’interrogation n’est d’ailleurs pas réellement moderne. Le philosophe chinois Tchouang-Tseu, dès l’antiquité, questionnait la nature de l’univers, notamment grâce à un rêve, bien connu de nos jours, dans lequel il pensait être un papillon. Il en tira la conclusion qu’il ne pouvait dire avec certitude s’il était un homme rêvant qu’il était un papillon ou l’inverse.
Mieux encore, il y a quelques années, le centre d'expérimentation GEO600, situé près d'Hanovre, a détecté ce que l'on pourrait résumer grossièrement par une "pixelisation" de l'espace-temps, ce qui est censé renforcer l'hypothèse d'univers holographique. La théorie peut sembler loufoque, mais elle est tout de même soutenue, à la base, par des physiciens tel que Gerard 't Hooft, détenteur d'un prix Nobel (rien que ça !). Cet article, un peu plus complet, développe notamment le sujet, ardu mais passionnant, du "paradoxe de l'information" découlant de la théorie quantique de l'évaporation des trous noirs. Là encore, l'hypothèse permet de se rendre compte que l'idée de départ des Wachowski est loin d'être aussi farfelue qu'on pourrait le croire.


En plus des films et des interrogations passionnantes qu’ils posent, sur l’intelligence artificielle ou nos propres choix ("une vie rêvée idéale vaut-elle mieux qu’une vie réelle pourrie ?", question épineuse, surtout si l’on ramène nos perceptions à des réactions chimiques et électriques, ce qu'elles sont après tout), l’univers étendu, au travers des bandes dessinées et, surtout, des dessins animés (The Animatrix), apporte une richesse supplémentaire au background général.
Même si les comics (cf. Matrix Comics tome 1 et tome 2) ne sont pas désagréables, c’est bien la série animée qui apporte le plus à l’univers des Wachowski. Les Animatrix, une série de neuf courts-métrages, se penchent en effet non seulement sur l’origine du conflit machines/humains (avec l’apparition de l’IA, très bien traitée d'ailleurs, sans manichéisme aucun), mais aussi sur des éléments plus confidentiels et particuliers : éveil inattendu sous l’effet d’un dépassement physique, maison dite « hantée » abritant des singularités, enquête d’un privé versant dans une ambiance lovecraftienne ou combats acharnés à l'inspiration nippone, les effets de la Matrice sont déclinés et expliqués au travers de récits parfaitement mis en scène.

Il y a donc de quoi faire.
C’est riche. Mais, l’on m’objectera, avec raison, que bien d’autres œuvres le sont tout autant. Alors pourquoi se focaliser sur Matrix ?
Parce que Matrix contient un élément que j’estime vital (en tant qu’auteur et lecteur/spectateur) : le divertissement. La forme élégante et agréable. Non une tare mais un plus. Et cela, ce n’est pas si courant.
D’autant qu’il ne faut pas confondre cette élégance dans la forme avec les goûts personnels. Dans un cas il y a une technique, présente ou absente, dans l’autre une simple inclination qui n’a de valeur que pour soi.
Pour prendre quelques exemples, dans la pop culture et la culture dite institutionnelle, disons que la trilogie de Peter Jackson m’ennuie (non, elle me fait royalement chier pour être honnête) alors que les romans de Tolkien sont passionnants. Un son et lumière, sans l’essentiel, reste peu intéressant. C’est un beau paysage, mais bon… ce n’est pas ce que j’attends d’un film. Au niveau du papier, Proust, pourtant très respecté (souvent par ceux qui ne l’ont pas lu), est pour moi ou méprisant ou particulièrement maladroit. Cette démonstration permanente, avec des phrases d’une demi-page de long, ne sert ni l’histoire (ce qui est quand même un peu le but recherché) ni le lecteur (que l’on se doit de ménager à mon sens, puisque c’est lui le comburant de l’incendie que tout auteur tente d’allumer).

L’action en tant que telle peut vite également diminuer l'intérêt d'un récit si elle n'est pas maîtrisée. Etre obligé d’assister à une course-poursuite déjà vue ou un énième combat convenu, cela n’épice en rien un récit, ça le rend soporifique. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans Matrix, c’est que l’action sert le propos. Elle devient une mise en scène des théories développées dans le récit. Elle peut même faire office d’aporie visuelle, notamment lorsque Neo semble parer « lentement » les coups pourtant rapides de l’agent Smith.
Il ne s’agit plus d’un concours de muscles ou d’une poursuite à l’issue prévisible mais d’une manière physique de décrire des paradoxes, souvent plus incroyables encore dans la réalité [4]. Et cela dans le but de rendre une théorie complexe accessible, au moins instinctivement. Action et discours se complètent l’un l’autre et servent le récit, ce qui constitue le summum de la maîtrise et de l’élégance pour un conteur.

Une bonne baston sous la pluie, ok, mais avec cravate et lunettes de soleil, on n'est pas des sauvages, merde.

Bien souvent, Matrix a été rejeté par des intellectuels (ou disons des gens se prétendant tels) sous prétexte qu’il s’agissait de SF, d’un film, d’une production américaine, que sais-je encore. Malheureusement, il existe dans certains milieux élitistes, qui se devraient pourtant d’être ouverts, une réticence à ne serait-ce que voir ou lire ce qui ne correspond pas à des critères préétablis. Or, n’est-ce pas là le contraire de la définition de l’intelligence (et même, nous sommes en droit de le croire, de la définition d’ « intellectuel ») ?
Ne pas aimer, soit, c’est un droit.
Critiquer, certes, si les arguments sont là.
Mais mettre de côté par principe, c’est indigne. C’est indigne non parce que cela touche des œuvres populaires mais parce que cela touche des œuvres dignes d’intérêt. Ce mépris systématique d’une certaine caste creuse un fossé artificiel entre les bons auteurs. Or, la seule frontière acceptable est celle qui sépare le bon grain de l’ivraie, l’amateurisme du génie, et non la littérature blanche (ou le cinéma dit « d’auteur ») des récits de genre. Un récit de genre - un bon récit s'entend - n'est pas plus facile à écrire que les histoires égocentrées et minimalistes de certains auteurs à la prétention plus développée que le talent. 

Dans un style très peu à la mode de nos jours, j’aime par exemple beaucoup Racine. Des pièces en alexandrins, cela peut paraître passéiste et ardu, mais en fait, Racine parvient à faire de l’alexandrin un souffle, une respiration naturelle qui embellit ses phrases. Très peu de gens savent faire cela. Je peux comprendre que l’on n’aime pas ce style, mais techniquement, c’est parfait.
Je veux par cet exemple démontrer qu’en aucun cas je ne rejette un genre ou un style par principe. Il n’existe pas une échelle de valeur permettant de comparer Racine et King, Orwell et Stan Lee. Cela n’aurait aucun sens. Mais l’on peut mettre en avant des manques techniques, comme ceux d’Angot par exemple (il faudra bien un jour lui dire qu'elle ne sait rien de l'écriture).


Matrix, que l’on considère le premier film ou l’ensemble de l’univers, n’est sans doute pas parfait. Mais aucun auteur n’a la prétention de l’être, et aucun lecteur ou spectateur n’a la folie de croire que la perfection existe.
Ce que Matrix apporte, au-delà des fantastiques interrogations philosophiques et scientifiques, c’est un lien. Un lien entre des domaines qui paraissaient auparavant éloignés et inconciliables. Parce que l’on avait appris à dresser des barrières, des frontières nettes entre ceux-ci… alors qu’ils sont souvent proches et gagnent souvent à se mélanger [5].

Et puis, entre le combustible, fourni par l’auteur, et le comburant, amené par le lecteur, il y a aussi cette énergie essentielle et magique. La flamme qui allume et unit le tout. La part qui nous échappe. Parfois, rien ne se passe. D’autres fois, tout s’enchaine avec l’aisance de l’habitude. C’est cette énergie inconnue qui permet de ne pas mettre l’art en équation. C’est ce qui permet de frissonner sur un Maiden mais aussi sur du Bach ou du Bashung. C’est ce qui permet à certains éditeurs d’envoyer chier Rowling et de signer des auteurs souffreteux.
Il reste de la magie dans nos pages. Et sur nos écrans.
C’est cette magie qui me fascine, c’est elle le véritable moteur de UMAC.
Et cette magie est présente dans Matrix. Peut-être n'aimerez-vous pas cette histoire [6], finalement sombre et désespérée, peut-être ne frissonnerez-vous pas pour Trinity, héroïne forte et pas uniquement bêtement sexy, peut-être n'aurez-vous pas un pincement au cœur devant l'absurdité de ce conflit et le traitement réservé aux machines (pas si dénuées de sentiments que ça), mais, avec un peu de chance, peut-être que vous serez, vous aussi, fasciné par ce récit ultime sur la nature du monde, sur la nature de l'Homme. Ou, tout simplement, peut-être en retiendrez-vous quelques passages savoureux, comme Neo ouvrant les yeux brusquement et s'écriant, incrédule, "I know kung-fu !".

Et puis, n'oublions pas que nos vies sont faites de choix. De pilules bleues ou rouges à avaler.
S'il est un message, aussi terrible que réjouissant, à retenir, c'est bien celui-ci : nous pouvons décider de vivre les yeux fermés.
Ou de souffrir plus encore en les gardant ouverts, pour vivre vraiment et expérimenter.


[7]


[1] Le terme de passerelle me paraît bien rendre le côté artisanal, aléatoire et fragile de ces liens. Il faut parfois un peu d’audace pour s’aventurer sur une passerelle, branlante par nature, alors que tout le monde peut emprunter un chemin, statique, sûr, mais trop souvent arpenté pour être source d’émerveillement.
[2] C’est vrai pour Neo lorsqu’il parvient à maîtriser la Matrice, mais c’est vrai aussi dans le « vrai monde » lorsque les habitants de Sion rentrent en transe. La vérité, la délivrance ou le bonheur sont atteints par un changement d’état qui dépasse la seule condition humaine, qui permet même de s’arracher à elle.
[3] D'excellents vulgarisateurs, au même titre que Brian Greene.
[4] L’un des plus grands paradoxes, connu mais très mal compris par le grand public (à cause d’un déficit d’information) reste la constance de la vitesse de la lumière. Pour beaucoup, cela veut simplement dire qu’elle ne change jamais, or c’est bien plus fabuleux et magique que cela. Une vitesse, selon les lois physiques admises, est relative. Si vous vous déplacez sur l’autoroute à 100 km/h et que quelqu’un vous double à 120 km/h, vous le verrez vous dépasser « lentement », à 20 km/h. Ce rapport logique et relatif ne s’applique pas aux photons de lumière. Si vous vous déplacez à 150 000 km/s, la vitesse de la lumière par rapport à vous reste constante, soit approximativement 300 000 km/s. On ne peut pas l’atteindre ou la « ralentir », les photons s’éloignent ou se rapprochent à une vitesse constante qui ne dépend pas de la vitesse de l’observateur, ce qui est ahurissant, contre-instinctif et fascinant.
[5] Il est par exemple très difficile d’écrire un bon roman policier en s’inspirant de polars. Ainsi, lorsque King écrit La Tour Sombre, une longue saga de SF métaphysique, il va s’inspirer d’un western avec Clint Eastwood, de Tolkien et de divers apports personnels, dont un accident qui faillit lui coûter la vie.  
[6] Si vous n'avez rien prévu pour ce soir, le premier Matrix est rediffusé sur France 4. ;o)
[7] Une illustration de la richesse de Matrix et du côté perfectionniste des Wachowski : à gauche, l'agent Smith, dans un style très karaté shotokan, solide sur ses appuis, un peu rigide, à droite, Neo, humain, dans une posture wushu, plus ouverte et fantaisiste. Même les styles de combat font ici sens et séparent les deux mondes.