Cette semaine, j’ai rédigé le
texte le plus pénible que j’ai jamais eu à écrire.
On a beau aimer les mots,
parfois, ils semblent fades. Inopérants et pourtant douloureux, bancals,
inadéquats. Car, lorsqu’il s’agit de parler de la disparition d’un proche, de
la peine indicible que l’on éprouve, quels mots trouver ? En existe-t-il seulement d’assez
forts ?
Pourtant, pour que la
catharsis opère, il faut que l’encre coule.
Paul Eluard a écrit : « La
nuit n’est jamais complète. Il y a toujours, puisque je le dis, puisque je l’affirme,
au bout du chagrin, une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée… »
Dans ces ténèbres lourdes, c’est
cela je crois que l’on recherche, un mince halo de lumière, une lueur
vacillante, quelque chose qui pourra de nouveau, un jour, éclairer nos pas.
Quelque chose qui nous permette de croire que cette sinistre nuit ne sera effectivement jamais totale. Qu’il y a de l’espoir au bout des larmes et de l’amertume.
Paul Claudel affirmait, lui,
que la mort n’était rien. « Je suis juste passé de l’autre côté du chemin »,
disait-il. « Le fil n’est pas coupé. Pourquoi serais-je hors de vos
pensées ? Que mon nom soit prononcé à la maison comme il l’a toujours été,
sans emphase d’aucune sorte, sans aucune trace d’ombre. »
Pour l’ombre, je l’abandonnerai
volontiers lorsqu’elle daignera me quitter. L’emphase, c’est autre chose.
Certaines personnes méritent que l’on s’emballe pour elles. Surtout si elles
vous ont élevé, soutenu, transmis l’essentiel et aimé.
Il est vrai que cette personne
n’aurait pas apprécié que je fasse d’elle un portrait trop élogieux. Pourtant, à sa
manière, cet homme fut héroïque, surtout pendant ces derniers mois, où il s’est
battu avec un courage ahurissant et un humour constant contre une saloperie qui
le dévorait de l’intérieur. L’un de ces monstres du placard, l’un de ces
putains d’ogres à la con qui déboulent parfois dans notre réalité, a eu raison
de lui mais au prix de combien d’efforts ? Même à la fin, cet ogre s’est
fait mettre minable par un petit bonhomme tout maigre qui continuait à sourire
et à se foutre de lui. Alors, bien sûr, l’ogre a gagné, mais c’est l’une de ces
victoires ridicules qui terrassent de honte ceux qui s’en vantent.
Avant ce combat contre cet
ogre misérable, ce petit bonhomme était moins maigre. Il a mené une vie
honnête, a toujours travaillé dur, a toujours été là pour sa famille. Il était
discret, ne livrait pas facilement – pour ne pas dire jamais – ses sentiments,
mais était de bonne compagnie. Il était de cette époque ancienne où les actes
et le devoir comptaient plus que les mots. Où remplir l’assiette des siens
était la tâche essentielle d’un père. Où il fallait garder ses états d’âme pour
soi et bâtir des murs solides autour de ses émotions, surtout celles qui
pouvaient s’apparenter à de la faiblesse. Surtout, il ne voulait jamais
inquiéter personne. Souvent, des gens feignent cela. Moi aussi il m’arrive de
dire que tout va bien en espérant que l’on s’inquiète tout de même pour moi.
Mais lui n’était pas comme ça, il gardait vraiment les choses lourdes pour ses
seules épaules. C'est là une forme de radinerie très rare qu'il maniait à la perfection : garder tous les maux et les mauvaises choses pour lui afin de nous en préserver.
Je pourrais noircir des pages
et des pages sans pour autant parvenir à vous expliquer ce qu’il était
vraiment. Mais l’évoquer me fait du bien. Ça me parait… sain. Pas suffisant, certes, mais évident.
Toutefois, bien que j’accorde un
pouvoir magique aux Mots, ils ne pourront rien faire seuls cette fois. Il leur
faudra la compagnie et la lente efficacité des Horloges pour dissoudre le chagrin
et le profond sentiment d’injustice.
La nuit n’est jamais complète,
j’en suis certain. Peut-être pas demain, ni le jour suivant, mais elle finira
par reculer, par céder du terrain à la Lumière.
Quant à cet « autre côté
du chemin », j’espère sincèrement qu’il en vaut la peine. J’espère que c’est
un walhalla apaisé et triomphant, où l’on peut taquiner la walkyrie et se boire
une chope avec un Wotan rigolard. Voilà peut-être pourquoi les fantômes sont
si rares. C’est si bien là-bas qu’ils ne songent pas à nous prévenir. Ils se disent sans doute que l’on saura bien assez tôt.
En attendant, de ce côté-ci,
on continue de bricoler pour faire face. On chante, on pleure, on prie, on se
souvient, on se rassemble. Et l’on reste digne. Et debout. Et cette Nuit qui
voulait nous engloutir frémit à notre vue. Car cette lumière qu’elle voulait
étouffer commence déjà à renaître.
Ce sera dur. Ce sera
différent. Mais nous repousserons les ombres.
À mon père
"On and on, the rain will fall, like
tears from a star. On and on, the rain will say how fragile we are."
Fragile, Sting
"Dry all yours tears, come what may, and in the
end the sun will rise on one more day."
One more day, Sinead O’Connor