Fillmore Press a de nos jours une vie presque normale. Il suit bien une psychothérapie, est sous médicaments et a des réactions parfois étranges, mais il n'est plus un danger pour la société.
Autrefois, il a été Madder Red, un effroyable tueur dont la spécialité était le massacre de jeunes enfants. Après avoir été considéré comme mort, l'auteur de ces atrocités finit par subir un traitement médical pour le moins... spécial.
Au bout de dix longues années, le traitement semble avoir fonctionné : Fillmore ne souhaite plus que s'intégrer et faire le bien autour de lui. Aussi, quand il découvre une affaire sordide dans les journaux, il décide de tout faire pour aider une jeune inspectrice à découvrir le coupable.
Les Humanos, maison déjà bien célèbre dans le monde de la bande dessinée et qui a fêté ses 40 ans d'existence l'année dernière, lancent leur propre collection comics avec notamment au menu ce titre écrit par Nick Spencer (Ant-Man, Morning Glory Academy, Ultimate X-Men, Superior Foes of Spider-Man) et dessiné par Riley Rossmo.
Évidemment, vu le propos, le ton est assez sombre (et donc très différent de l'excellent Superior Foes évoqué plus haut par exemple). Spencer débute son récit par une scène choc dans laquelle l'on découvre Madder Red dans ses œuvres. Les bribes de conversation radio entre flics laissent entrevoir la confusion qui règne alors que le lecteur pénètre lentement dans une salle de spectacle qui accueillait une sortie scolaire et regorge de cadavres.
Le récit principal, qui se déroule de nos jours et suit un Fillmore "guéri", est entrecoupé de flashbacks revenant sur ses "exploits" passés et les soins prodigués ensuite par un médecin lui-même assez flippant.
Le style graphique, brut, nerveux, sert bien l'ambiance. La colorisation permet également de bien séparer visuellement les scènes passées et présentes (les analepses sont en noir et blanc, seulement rehaussées de pointes de rouge sang).
Cependant, malgré une bonne idée de départ et quelques trouvailles intéressantes, l'histoire peine à convaincre vraiment. Pour plusieurs raisons d'ailleurs.
Le récit, plutôt à la base une sorte de polar sombre ou de thriller horrifique, verse également dans le genre super-héroïque. On ne peut en effet s'empêcher de penser au Joker et à Gotham, d'autant que Bedlam se voit affublée d'un super-héros local, en apparence sans pouvoirs, et qui s'apparente franchement au Dark Knight (bien que son look évoque plus Moon Knight en réalité).
On se demande presque si ce côté super-héroïque, bien que light, n'est pas en trop et simplement présent pour s'assurer quelques ventes en plus (on sait que c'est le genre roi au Etats-Unis en matière de BD). Sans The First (le justicier en question), tout pourrait exactement se dérouler de la même manière (on peut parfaitement imaginer un détective privé ou un chasseur de prime tenant son rôle) [1].
Outre ce mélange non fondé des genres (si cela servait l'histoire, cela ne poserait aucun problème), l'aspect gore et ultra-violent parfois peut également se discuter. On a l'impression, ces dernières années, que les comics "voulant faire sérieux" n'ont que deux choix : ou verser dans la surenchère au niveau de la barbaque et du ketchup sur les murs, ou pondre des trucs imbitables et chiants qui se veulent intelligents. Si ce sont bien ces derniers les pires, cela ne nous dispense pas d'une réflexion sur la violence lorsqu'elle devient systématique et outrancière [2].
On ne peut pas non plus se débarrasser d'un vague mais constant sentiment de déjà-vu. Bedlam emprunte sa thématique à un grand nombre de films (Seven, Le Silence des Agneaux, Le Sixième Sens (de Michael Mann, à ne pas confondre avec Sixième Sens de Shyamalan) et même Destination Finale d'une certaine façon) ou romans.
Le tueur en série qui aide la police n'a rien de nouveau, pas plus que le côté christique et religieux des meurtres. De plus, l'aspect qui aurait pu être réellement intéressant, à savoir la psychologie de l'ancien serial-killer, sa manière de voir le monde, les actes des autres tueurs, reste très peu développé.
Il faut dire que le support BD ne se prête pas naturellement aux longues séances d'introspection (plus aisées à rendre dans un roman) et que Spencer ne parvient pas à trouver un moyen de transcender son personnage principal ou de simplement le rendre réellement intéressant.
C'est au final sans doute le principal défaut de Bedlam, un défaut malheureusement rédhibitoire : Fillmore Press est fade et ennuyeux, trop normal pour être bandant. Alors que c'est au contraire le genre de personnage décalé qui pourrait avoir un regard original (drôle, acide, désespéré, peu importe) sur le monde, il n'est qu'un enquêteur doué, un peu perturbé, et encore, mais sans rien de bien passionnant. En près de 200 pages, il n'y a qu'une scène ou cette inadaptation du personnage est bien exploitée (dans un dialogue, vers la fin) [3]. C'est carrément rageant. C'est comme si un auteur disposait d'un type comme Superman, qui peut voler, et qu'il le gardait au sol tout le temps, le faisant se déplacer en taxi, en bus, etc.
Parce que Fillmore Press est socialement inadapté, parce qu'il a énormément souffert, parce qu'il était complètement dingue et a fait souffrir également, sa psyché, forcément peu commune, aurait dû sous-tendre le récit, lui donner une véritable épaisseur et un goût inimitable.
En cela, c'est totalement raté.
Difficile pourtant de rendre une sentence définitive. Croyez-moi, Virgul était bien embêté. Vous savez que notre sympathique mascotte a une mission : vous indiquer, en fin d'article, si l'achat est vivement conseillé, conseillé, déconseillé ou vivement déconseillé. Dans le cas présent, il a été difficile de trancher. Car si Bedlam n'est pas un chef-d'œuvre et comporte des aspects putassiers ou maladroits, l'on ne peut pas dire non plus que ce soit un ratage complet ou que l'on passe un mauvais moment en lisant ce premier tome. Au terme d'un long échange, où j'exposais mes arguments tandis que Virgul grignotait quelques croquettes en lorgnant paresseusement vers la fenêtre où s'agitait un moineau ou quelque pipit farlouse, il me posa finalement la question la plus sensée : miaw ? (ce qui, en langage chat, veut dire "est-ce que tout bêtement tu achèterais le tome #2 ?").
Eh bien non [4]. Pas parce que je n'aime pas (au contraire, le thème, le personnage, le style graphique, tout cela m'attirait, bien que l'on se fiche pas mal ici de mes goûts personnels) mais parce que ce récit n'est pas bon, au sens où il n'est pas suffisamment abouti.
Bedlam aurait pu être drôle, ce n'est pas la piste qui a été retenue par l'auteur, c'est tout à fait son droit.
Bedlam aurait pu être émouvant, il ne l'est pas (Press n'est pas spécialement sympathique, on se fout de ce qui lui arrive).
Bedlam aurait pu être innovant, il ne l'est pas non plus (la moindre scène a déjà été vue ou lue de nombreuses fois).
Bedlam aurait pu enfin tenter le pari du réellement bizarre (et intellectuellement excitant) en nous proposant de nous engouffrer dans les méandres d'un esprit "dérangé" en quête de rédemption et de sens, là encore ce n'est pas le cas.
Et... à force de ne rien exploiter, on finit par ne pas raconter grand-chose.
[1] Dans un genre certes très différent, Dan the Unharmable piochait déjà, sans que l'on comprenne pourquoi, dans les poncifs super-héroïques.
[2] Les exemples de titres très violents, ne lésinant pas sur le gore, ne manquent pas : No Hero, Luther Strode, Crossed, Black Summer... cette violence est parfois justifiée, d'autres fois moins. Il ne s'agit pas non plus de tomber dans le politiquement correct et d'interdire la représentation de cette violence, mais les auteurs, les éditeurs (et pourquoi pas les lecteurs) peuvent - et sans doute doivent - s'interroger sur sa pertinence.
[3] Attention Spoiler. Quand Press rencontre le type qui "pilote" le serial-killer, cela donne lieu à un long dialogue et notamment à un échange excellent que je reproduis ci-dessous.
- Vous voulez qu'on parle de mon cher Eric ?
- Ben, faut dire qu'il est en train de tuer beaucoup de gens.
- Savez-vous qu'il m'a rendu visite chaque semaine depuis que je suis ici ?
- Désolé, je n'ai pas voulu insinuer qu'il n'avait pas de bons côtés.
Cette partie-là est très finement écrite. D'abord c'est drôle, même si la drôlerie d'une scène est une affaire d'appréciation personnelle et d'inclinations, mais surtout c'est la seule fois où la particularité psychologique de Press est bien employée. Il n'essaie pas de manipuler son interlocuteur ou de faire de l'ironie, il pense ce qu'il dit. Et c'est cette franchise qui, dans le contexte, rend drôles les propos tenus ("drôle" pas seulement au sens humoristique mais aussi au sens "bizarre"). Personne ne cherche à savoir si un tueur en série a de bons côtés, c'est une démarche socialement mal acceptée, sans doute avec raison, mais ce décalage, cette froideur, cette "innocence" presque (même si le mot semble difficilement employable à l'égard de Press) aurait dû faire tout le sel du personnage, et donc du récit.
[4] Même si le prix est très correct pour la version papier (une quinzaine d'euros) et encore plus pour la version Kindle : 1,99 € ! Pour une fois que le prix du support numérique n'est pas honteusement élevé (cf. Légendes de la Garde par exemple)... Attention cependant au niveau des Kindle, il en existe plusieurs, ceux qui sont particulièrement bien adaptés à la lecture de romans (notamment le Paperwhite, cf. cet article) ne sont pas du tout conçus techniquement pour lire de la BD dans de bonnes conditions. Et inversement.
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