Hier matin, je ne connaissais pas Michel Pagel. Cette nuit, il a fait une entrée fracassante dans le cercle pourtant fermé des auteurs qui ne m'ont pas seulement diverti mais m'ont profondément marqué. Mais commençons par le début et revenons à Kernach...
Il existe deux sortes d'individus en ce monde. Ceux qui ne connaissent pas Kernach, ou pas suffisamment pour entretenir avec le lieu imaginaire autre chose qu'un rapport dénué de passion, et les autres. Ceux qui ont autrefois suivi les traces de François, Claude, Mick, Annie et Dagobert dans la villa des Mouettes ou au phare des Tempêtes. Kernach, outre les premiers émois de lecteur, c'est aussi le symbole d'une époque différente et idéalisée, où les enfants étaient bien élevés, raisonnables à l'excès, pleins d'astuce et unis par une amitié indéfectible et sans aspérités. Une amitié de papier. Les dangers que le Club des Cinq affrontait étaient ceux de l'enfance, les bandits étaient aseptisés, leurs armes factices. Le papier que l'on tournait à l'époque respirait le mystère et l'appel d'une aventure que l'on devinait trop belle pour être honnête.
C'était avant. Avant le cataclysme. Avant les offenses des Horloges.
De nos jours, Dagobert est mort depuis longtemps. François est devenu un commissaire cassant et rigide. Claude vit avec une jeune femme qui est la seule à l'appeler Claudine. Mick traîne derrière lui un lourd passé. Quant à Annie, la douce et belle Annie, elle est devenue alcoolique et maltraite sa fille.
Claude, pour renouer les liens, a l'idée d'inviter la petite bande à Kernach, pour le réveillon de Noël. Ils pourront retrouver Pilou, le fils de monsieur Lagarde, et Jo, la petite gitane qui a bien grandi, elle aussi. Mais rien ne va se passer comme prévu. Après les retrouvailles tendues et les commentaires acerbes vient le premier meurtre, celui de madame Dorsel, la douce et aimante tante Cécile. Qui a bien pu assassiner la vieille dame, devenue grabataire ?
François se résigne à soupçonner son propre frère. Claude ne veut pas y croire. Mais Claude est préoccupée par d'étranges absences dont elle est victime. Lors de ces moments où elle perd pied, elle se retrouve sur une plage du Dorset et voit au loin un groupe de gamins. Des gamins et un chien...
L'on pourrait penser que Le Club, publié chez Les Moutons Électriques, est un simple whodunit mâtiné de fantastique mais ce serait là passer complètement à côté du sujet. L'entreprise risquée à laquelle se livre l'auteur est bien plus ambitieuse que la simple mise en scène de la dernière aventure du Club, trente ans après. Et s'il malmène des visages familiers que l'éloignement dans le temps a recouverts d'une trompeuse aura de perfection, c'est dans un noble but.
Pagel connaît bien le sujet. Il se permet même une allusion non dénuée d'humour à la deuxième série du Club (celle qui contenait des pages de BD... bizarrerie du monde de l'édition qui préfigurait des atteintes coupables à l'œuvre, cf. cet article) et jongle habilement avec les personnages originaux - les Kirrin - et leurs cousins de la traduction française. Il nous offre même une nouvelle traversée du passage secret situé sous la demeure familiale. Avec un respect évident, il nous fait renouer avec ces lieux du passé dans lesquels l'on pensait ne plus jamais revenir.
Mais au-delà de la nostalgie et du mystère (plus moderne, plus réel, plus malsain celui-là), Pagel aborde, avec finesse mais sans complaisance, la pourtant scabreuse thématique de l'enfance, de la puberté, du changement et de l'inexorable voyage vers les rives du monde adulte et celles, plus lointaines mais tout aussi inévitables, d'un néant dont seul le Papier et l'Encre nous préservent.
Car au sein des livres, le temps s'arrête. Les montres deviennent inoffensives. Dagobert aboie encore et continue de gambader, éternellement. Annie n'a jamais bu d'alcool. Claude n'a jamais eu ses règles. Et François est toujours sérieux mais pas encore cynique.
Rien de grave ne peut arriver. Un auteur veille.
C'est avec beaucoup d'excitation mais surtout d'appréhension que j'abordai hier ce récit. Parce que l'auteur s'attaque à un pan non négligeable de mon univers. Parce que le matériau qu'il utilise est aussi dangereux qu'efficace : la nitroglycérine, instable et détonante, des souvenirs d'enfance. Mes craintes n'étaient pas fondées. Pagel est de cette caste d'écrivains respectables qui ne vous brutalisent que si leur violence sert l'histoire. Et s'il nous emprunte nos anciens compagnons et les profane, c'est pour nous offrir cette sensation, unique, fugitive mais précieuse, qu'ils n'appartiennent pas seulement au domaine figé de la mémoire mais sont encore capables de s'éveiller et d'arpenter avec nous ce sentier sur lequel, enfant, nous avions déjà cheminé.
Un roman efficace, émouvant, empreint d'une magie ancienne et d'une lumineuse et infinie tristesse.
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