Nous retrouvons donc notre ka-tet lancé à une allure démentielle vers une mort certaine, à moins qu'une idée de génie ne parvienne à convaincre l'intelligence artificielle dirigeant Blaine le Monorail de freiner et les déposer à bon port.
Une fois qu'on a retrouvé nos esprits, on est pris dans l'engrenage infernal et ce suspense insoutenable très cinématographique (le découpage de l'intrigue est de plus en plus "visuel" dans le style de Stephen King) qui fait qu'on se doute que tout va bien se finir tout en se demandant comment et quelles seront les conséquences éventuelles sur notre équipe hétéroclite (un pistolero légendaire d'un temps révolu et d'une contrée disparue, un ex-drogué new-yorkais, une jeune Noire américaine amputée des deux jambes et provenant d'une autre époque, un garçon habile et malin et un quadrupède doué de parole de l'Entre-Deux-Mondes). Malgré le côté un peu abrupt qui nous plonge sans intermédiaire dans le cœur de l'action, on retrouve nos habitudes et on profite des réparties cinglantes d'Eddie, des éclairs d'intuition de Jake et de la clairvoyance de Roland, tout en se régalant du jeu du chat et de la souris rhétoriques avec ce duel de devinettes mortel.
Puis, bien entendu, la tension retombe, et nos héros reprennent leur périple dans un monde qui a changé et continue de s'altérer, mélange de réalités de notre univers et d'espaces alternatifs ou juxtaposés. Certains noms de lieux coïncident avec l'Amérique que connaissent Eddie, Susannah et Jake mais avec des modifications parfois subtiles (des modèles de voitures qui n'existent pas, des équipes ou des marques étranges) qui rappellent ces glissements du réel qu'affectionnait Philip K. Dick. Place alors à un style de moins en moins sec et percutant mais plus posé et fluide : la sécheresse péremptoire, expérimentale mais brillante du premier tome privilégie désormais un découpage plus réfléchi, un rythme plus posé et une densité des phrases plus grande orientée vers une richesse des détails supérieure au gré de longues descriptions. Si on sentait déjà cette tendance dans le précédent épisode, elle s'applique ici plus clairement car elle convient bien mieux à ce qui va constituer l'essentiel du roman (plus des deux tiers) : le récit que Roland fait d'un épisode clef de sa jeunesse, un récit méticuleusement détaillé qui, par une certaine magie discursive, permettra à ses auditeurs de vivre littéralement tout ce qu'il a vécu, mais également ce qu'il n'a pas pu voir.
Ainsi, alors que le groupe fait une pause nécessaire sur un fragment d'autoroute menant à un château en verre tiré du Magicien d'Oz, Roland le Pistolero se met à narrer sa première mission, à l'époque où ses parents l'envoyèrent en compagnie de ses deux plus chers amis (Cuthbert et Alain) dans la région de Mejis afin de vérifier si les gens du coin n'allaient pas s'allier à leur ennemi tutélaire, ce Farson qui rassemblait ses troupes en vue de mener une grande offensive contre Gilead. Roland n'a que 14 ans mais il a déjà cette fierté, cette opiniâtreté et cette habileté hors du commun. On tente du coup de l'imaginer, mélange acéré du Clint Eastwood de l'Homme des hautes plaines et du jeune Steve McQueen de la série Au nom de la Loi. Assez étonnamment, on arrive sans peine à se représenter ce personnage au charisme fou, qui redevient du coup le pôle d'attraction du récit, réendossant le manteau de héros tutélaire dont le rayonnement s'établit en parfait contrepoint du quotidien monotone des vaqueros de Mejis que l'auteur se délecte à décrire par le menu. Ces aventures sises dans un Far-West quasi-mythologique empruntant parfois à certaines coutumes médiévales servent surtout à amener à mieux comprendre la personnalité du Pistolero, comment est née son errance solitaire et comment son cœur s'est irrémédiablement clos.
Dans ce récit, la magie s'insère au milieu d'un complot et de vengeances qui s'entremêlent, une magie malsaine, virulente et insidieuse qui ternira à tout jamais la fougue d'un chevalier qui se croyait invincible.
Le lecteur assidu de King, qui en outre a su se préparer habilement au voyage vers la Tour sombre, reconnaîtra aux alentours de la page 800 de très nets renvois vers des épisodes narrés dans le Fléau (on reconnaîtra aisément Mère Abigail et "l'Homme en noir", deux êtres que Roland connaît pour faire partie "d'une autre histoire").
Au final, on en ressort satisfait, car on y apprend enfin (une partie de) ce qui a motivé Roland dans sa quête et les nombreuses références obscures qu'il faisait sur son passé de Pistolero, on y retrouve un héros en pleine possession de ses moyens, sans doute moins sage et réfléchi, mais d'une efficacité presque surhumaine et nanti de cette force de volonté et de cette désinvolture qu'affichent les héros les plus admirables. On y vit avec délices ces moments proprement sublimes que peuvent connaître deux innocents qui s'aiment et se donnent totalement et éperdument l'un à l'autre. Et notre groupe retrouvera pour une conclusion un peu hâtée un adversaire implacable qui permettra de faire le lien entre l'adolescence tragique de Roland et l'épisode de Lud dans Terres perdues. Quelques masques tombent et l'avenir du groupe, tout en s'éclaircissant, s'annonce encore plus sombre.
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