Lorsque l’on aborde le domaine de la science-fiction, quel que soit son support d’expression, le nom d’Arthur C. Clarke fait partie de ceux qui finiront par être cités. Ce Britannique né en 1917, scientifique émérite et père de la théorie des satellites géostationnaires, est entré au Panthéon de la SF à peu près en même temps qu’Isaac Asimov [cf. cet article], avec lequel il partage bien des talents, des thèmes similaires et de nombreuses récompenses littéraires.
Cependant, malgré l’impact et la portée de ses principaux romans (Les Enfants d’Icare, La Cité & les Astres, Rendez-vous avec Rama) et de ses brillantes nouvelles (il faut absolument lire les recueils français Avant l’Eden et L’Étoile), c’est avec un petit récit artificiellement développé plus tard en roman que sa notoriété supplanta celle de ses confrères écrivains : La Sentinelle, qui servira de base au scénario de l’insurpassable chef-d’œuvre qu’est le film 2001, l’Odyssée de l’espace. Ce n'est pourtant pas le texte qui nous intéresse pour l'heure car, si la nouvelle est habile, et porte en germe la prédilection de l'auteur pour décrire le destin d'une humanité à la dérive nécessitant l'intervention divine de races supérieures, le roman, lui, demeure relativement maladroit, un peu déséquilibré, et traduit assez mal les indiscutables qualités de Clarke ([pour en savoir plus, lisez cet article]. Préférons-lui une œuvre précoce, d'une richesse et d'une densité qui inspirent encore aujourd'hui l'admiration de ses pairs.
Avec La Cité & les Astres, Clarke confirme son goût pour les récits messianiques, les visions d'avenir d'ampleur cosmique et une certaine forme d'espoir en l'humain qui ne s'accomplira qu'avec l'aide d'autres civilisations, d'autres peuples ou entités plus expérimentées, plus sages ou plus entreprenantes. C'était patent dans 2001 ou Les Enfants d'Icare, ça l'est encore ici avec ce récit un peu languissant mais d'une délicieuse élégance nous dépeignant Diaspar, dernière cité humaine, refuge de millions de Terriens vivant sous globe auprès de machines millénaires leur fournissant tout ce dont ils ont besoin, créant nourriture, vêtements et meubles à partir de banques mémorielles, leur permettant même de vivre éternellement en renouvelant cycliquement leurs enveloppes corporelles.
Une forme de cité qui rêve mais sans
les substances chères à Moorcock, une cité radieuse ressassant une histoire à la fois glorieuse et tragique : les Hommes ont jadis conquis les
étoiles, arpenté l'Univers, ont été confronté à la race des Envahisseurs qui
les ont forcé à ne plus quitter le périmètre de leur planète natale.
Et des
milliers de siècles se sont écoulés dans cette optique, les humains se
contentant de tout le luxe et les loisirs offerts par la toute-puissante
Calculatrice centrale : dehors, c'est l'extérieur hostile, les déserts battus
par les vents, l'immensité aride et vide. Dehors, ce n'est pas pour eux. Ça ne
l'est plus. Et la simple évocation de l'extérieur suscite chez les citoyens de
Diaspar une terrible peur atavique. Mais pourquoi aller chercher ailleurs ce
qui se trouve forcément dans les banques mémorielles infinies de Diaspar ? La
moindre œuvre artistique, la moindre réalisation technologique peut être
reproduite à l'infinie. Tout est à portée de mains. Tout... sauf pour Alvin.
Alvin est différent. Cela ne se voit pas au premier abord : comme tous ses concitoyens, Alvin est "né" avec un corps de jeune adulte sans aucun défaut, on lui a attribué des parents censés l'élever dans la philosophie de vie propre à Diaspar et un tuteur un peu plus sage capable de répondre à toutes ses questions et de l'orienter adroitement vers une maturité responsable. Sauf que, justement, Alvin ne réagit pas comme les autres. Il en pose des questions, et s'intéresse furieusement à ce qui terrorise ses pairs : l'Ailleurs, l'aventure, l'inconnu. Pourquoi ne peut-on sortir de Diaspar ? Que s'est-il passé jadis qui a poussé les Terriens à vivre sous cloche ? Qu'est-ce qui provoque cet irrépressible effroi à la moindre évocation de l'extérieur ? Alvin s'aperçoit qu'il s'ennuie à Diaspar, malgré les inépuisables richesses que la cité peut offrir. Il veut plus, il veut autre chose. Et il lui faudra l'aide du Bouffon, autre citoyen marginal connaissant les arcanes de la cité mieux que personne, pour comprendre certains des mystères qui lui sont demeurés cachés et lui ouvrir un chemin vers l'Inconnu. Alors Alvin, armé de ses seules témérité et curiosité, s'aventurera là où aucun humain n'est allé depuis des millénaires, redécouvrant les voies oubliées, d'autres cités et, par-delà, le chemin des étoiles...
Roman touffu, brillant, hautement symbolique, porté par une forme d'optimisme raisonnable qui reconnaît les faiblesses de l'espèce tout en lui accordant des possibilités glorieuses et presque infinies, La Cité & les Astres pourrait constituer le creuset de tous les rêves de l'écrivain. On est là devant le roman d'un espoir lointain qui réparera les erreurs du passé et proposera de nouvelles opportunités à l'espèce humaine, si tant est qu'elle soit capable de tirer les leçons de ses désillusions et ses défaites. En situant le temps de l'action dans un très lointain avenir, Clarke parvient ainsi à éviter le piège des récits d'anticipation qui se voient démodés par les progrès technologiques et l'on sent les gros efforts de réflexion et d'analyse qui ont contribué à élaborer cet univers profondément cohérent, à la fois futuriste et directement assimilable. Tout ce qui a trait au progrès se voit traité, de la génétique aux moyens de transport et de communication, des simulations ludiques aux pouvoirs télépathiques, des banques de données aux convertisseurs de matière. Un citoyen de Diaspar n'a ainsi nul besoin de posséder quoi que ce soit puisque tout est à sa portée : il peut à sa guise meubler son appartement de n'importe quel pièce créée et répertoriée auparavant, l'orner de n'importe quelle oeuvre d'art enregistrée. Il n'a nul besoin de se déplacer puisque les réunions se font naturellement par visioconférence mais il peut tout à fait se rendre en personne en n'importe quel point de la cité grâce à ces voies mouvantes rappelant furieusement les "tapis roulants express" des Cavernes d'acier d'Isaac Asimov. Et s'il s'ennuie, il peut s'adonner aux sagas, ces aventures virtuelles permettant à leurs participants de se faire un peu peur et énormément plaisir.
Néanmoins, malgré l'intensité de ses visions, les
personnages du roman demeurent trop ternes pour qu'on s'y identifie naturellement :
certes, Alvin a tout du jeune initié à qui s'offre l'aventure des origines,
mais il manque autant de charisme que de substance. Ses regrets, ses tergiversations, ses questions existentielles finissent par agacer, et il n'a pas les épaules ni même le destin d'un Luke Skywalker. Certes, il ouvre une nouvelle ère en créant des brèches dans la civilisation, en s'aventurant là où personne n'osait aller, mais il demeure moins messie que pionnier. Les quelques humains qui
traversent son existence manquent également souvent de ces traits de caractère
et de ces descriptions enflammées qui pourraient engendrer chez le lecteur
davantage de passion. En revanche, les paysages et les créatures que décrit
Clarke ouvrent notre champ des possibles et demeurent, encore aujourd'hui,
assez stupéfiants, tels ce système stellaire entièrement artificiel dont les astres ont été agencés géométriquement, ce protoplasme conscient guidé par un robot tout-puissant ou cette entité
sentiente annihilant le temps et l'espace.
Moins enflammé et passionnant que Les Enfants d'Icare, ce roman n'en demeure pas moins un texte d'une grande beauté, terriblement moderne et teinté de mélancolie et d'espoir.
Un petit mot sur l'édition qui m'est tombée entre les mains : il s'agit d'un exemplaire numéroté du fameux Club du Livre d'Anticipation que les amateurs de SF chérissent, publié aux éditions Opta en 1969. La traduction est très satisfaisante, je n'ai détecté qu'une seule coquille (une faute d'accord) et surtout la qualité du papier est fabuleuse. Ceux qui ont la chance d'avoir un exemplaire dans leur bibliothèque devraient le conserver précieusement.
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