Tempête dans un gobelet entouré de barbelés





Retour sur une polémique ridicule, lancée il y a quelques jours par quelques indignés professionnels qui ont vraiment beaucoup de temps libre. Le problème c'est que, si les arguments sont absurdes, les conséquences de certains agissements sont parfois bien concrètes. 

On le sait, à l'heure actuelle, les auteurs, traducteurs, dessinateurs et éditeurs subissent une énorme pression de la part d'extrémistes qui tentent de mettre l'art et le divertissement sous leur coupe (cf. cet article, et notamment les nombreux liens qu'il contient).
Pourquoi les œuvres de fiction en général et les livres en particulier sont-ils la cible de ces révolutionnaires en pantoufles ? Pour deux raisons. D'abord, la puissance des mots, la liberté au moins symbolique qu'ils renferment, ont toujours effrayé les fascistes, sectaires et tarés de tout bord. Ensuite, pour un apprenti SJW sirotant tranquillement sa soupe au potiron équitable dans son appart du XVIe ou son petit village normand, évidemment, tous les combats ne se valent pas. Certains sont plus ou moins dangereux. Or, si le contenu d'un cours peut faire perdre la tête à un prof d'histoire de nos jours, il y a bien moins de risques à s'en prendre à un type qui traduit des comics.
Quoique, faites gaffe quand même, j'en connais des nerveux qui ont la main leste.

Venons-en au fait. Tout commence par un post indigné qui brille par son intelligence, forcément, d'une personne qui s'étonne d'un choix de traduction dans un Batman. 
Voilà la VO : Dangling participles. His e-mails are full of them, okay ? Where's this noun you're modifying, man ? 
Ce qui donne, dans la traduction française : Ses mails étaient bourrés d'écriture inclusive. C'est du féminisme en pantoufles, je ne supporte pas.

Ce qui a fait bondir les plus tendus, vous savez, ces fameux "humanistes tolérants" qui veulent le bien de tous, c'est le petit tacle sur ce protolangage de peigne-zizi qu'est l'écriture inclusive. 
Mais arrêtons-nous d'abord sur le principe d'adaptation d'une œuvre dans une autre langue.
Une traduction, une bonne en tout cas, ce n'est jamais du mot à mot. On rend toujours compte d'une idée générale, d'une ambiance, on ne colle pas à tout prix à une tournure ou une référence. Ici, le job est donc fait correctement par Jérôme Wicky et Urban Comics. Le fait que les propos s'écartent de ceux de la version anglaise est tout à fait normal. Donnez un même texte à traduire à 100 traducteurs, et vous obtiendrez 100 versions différentes.

En réalité, évidemment, ce qui choque ici n'est donc pas un travail mal fait, mais bien une simple plaisanterie. Car se moquer de l'écriture inclusive, une ineptie qui ne règle aucun problème dans la réalité, est apparemment un crime grave selon certains. Et là, nous allons assister à un comportement de dégénérés avides de sang. Tous ces gens, avec des grands principes plein la gueule, vont se livrer, en masse et dans la bonne humeur, à des saloperies sans aucune mesure avec l'acte qu'ils souhaitent "dénoncer".

Imaginez. Certains vont aller jusqu'à parler "d'opinions puantes" (ah ? c'est puant de ne pas sacrifier à la mode imbécile de l'écriture inclusive ?), "d'abus de confiance", "de manque de professionnalisme". Mieux, quelques petits justiciers version Lidl, certainement enivrés à l'idée de dénoncer un tel monstre, vont faire des posts contenant des listes ahurissantes de hashtags, afin d'appeler au lynchage (au moins médiatique et professionnel) du traducteur en question. On prévient également son éditeur pendant que d'autres veulent même contacter DC Comics. Carrément.  
Quant à ceux qui osent prendre sa défense, ils sont insultés, jugés "toxiques" par des fanfarons sans cervelle ni talent (oui, j'ai dit "fanfaron", mais ceux qui me connaissent savent par quoi remplacer le terme). 

Car forcément, pour ces gens qui ne peuvent admettre aucune autre forme de pensée que la leur, le traducteur sur lequel ils se jettent courageusement, en groupe et derrière des écrans, est non seulement coupable, mais il doit subir des conséquences lourdes. Sans pouvoir se défendre, sans possibilité de relativiser ou expliquer. Parce que, pour ces gens-là, la justice, le bon sens, les droits fondamentaux ou même la simple compassion, ça n'existe pas. Ils jugent vite, ils hurlent fort. Ils sont pressés de voir du sang gicler, des têtes tomber et des comptes en banque se vider. 
Tout ça pour avoir choisi une traduction tout à fait correcte, plutôt drôle et légère, et qui n'attaque évidemment en rien les femmes ou le féminisme réel... celui qui combat les actes violents en s'interposant, en posant des limites, en faisant respecter la loi, et non celui qui démantèle la grammaire à coups de point médian ou de iels, pour se donner bonne conscience rapidement, sans risques et sans efforts.

Bien entendu, je ne puis qu'adresser mon soutien plein et entier à ce traducteur (que je ne connais pas personnellement), et par la même occasion, rappeler à tous que nos libertés, en tant qu'écrivains ou éditeurs, sont essentielles mais fragiles. Nous ne pouvons pas laisser des extrémistes haineux, sans recul ni humour, sans aucun respect pour le droit ou les individus, se faire passer pour des humanistes. Encore moins "progressistes".
Depuis quand le "progrès" passe-t-il par la calomnie, la dénonciation fallacieuse, la menace, les insultes et la volonté acharnée d'éradiquer ce qui n'est pas soi ? 
Ce n'est certainement pas ma définition du progrès. Quant aux femmes qui souffrent réellement à cause d'imbéciles sans principes, je suppose qu'elles attendent surtout une aide concrète plutôt qu'une guerre grammaticale ou la tête d'un traducteur qui a juste fait son putain de job.

Je vais prendre une anecdote personnelle comme exemple concret de "lutte féministe" appliquée au réel. 
Il y a quelque temps, une proche a été harcelée, insultée et menacée par un type dans un supermarché, puis dans la rue. Heureusement, une patrouille de la police municipale, qui passait par là, est intervenue. Le type a continué ses menaces. La police nationale a été appelée. Même chose, le type n'avait pas peur, il continuait de menacer. Et, effectivement, il savait très bien qu'il ne risquait rien : après un tour au poste, il a été relâché.
La trentaine, moitié dealer, moitié clodo, il ne craignait ni les amendes ni la taule.
La personne proche a été vraiment traumatisée (on le serait à moins) par ce type. Elle parlait déjà de ne plus sortir, etc. Alors, j'ai décidé de régler le problème. Je suis allé voir ce gars, qui n'avait pas peur des flics ou des juges, et je lui ai fait comprendre qu'il devait avoir peur de moi.
Depuis, il n'emmerde plus personne. Mieux, quand il voit sa "victime" au loin, il se barre.

Il y a deux sortes d'individus dans la vie. Ceux qui se découvrent des combats faciles sur le net, bien à l'abri chez eux, et qui vont pourrir la vie de gens qui ne leur ont rien fait. Et ceux qui font parfois le ménage dans les rues, en se mettant en danger (physiquement et judiciairement). 
Vous savez quelle catégorie à mon respect.


La foule croit qu’elle sait et comprend tout, et plus elle est sotte, plus ses horizons lui semblent vastes.
Anton Tchekhov