X-Men : Proteus

Au sein de l'indispensable Epic Collection de Marvel, dont Nolt a longuement défendu les qualités dans cet article, les X-Men sont en bonne place, très légèrement moins représentés que les sagas issues d’Amazing Spider-Man ou des Avengers, mais au niveau des pointures comme Captain America, Hulk ou les Fantastic Four. Et s’il y a bien un nom qui a durablement marqué de son empreinte les aventures de nos mutants préférés, avant Whedon et Morrison, c’est bien Chris Claremont. Il n’est pas exagéré de dire que le duo qu’il a formé avec John Byrne (magnifiquement complété par l’encrage de Terry Austin) a constitué l’un des sommets de la production de Marvel Comics.

Le passage de cette formidable équipe artistique dans les Uncanny X-Men a atteint son apogée lors de l’incontournable, et inégalée, saga du Phénix Noir : les très nombreuses rééditions de cet arc passionnant, plus ou moins complètes, plus ou moins luxueuses, plus ou moins dotées de suppléments pertinents, montrent à quel point l’imaginaire collectif s’est investi dans le destin de Jean Grey, devenue une Marvel Girl timorée lors de son enrôlement dans la première équipe des X-Men, qui s’est sacrifiée ensuite pour sauver d’abord ses partenaires d’une mort certaine, avant de renaître sous l’incarnation de Phénix, de préserver notre réalité des atteintes d’une galaxie à neutrons (!) avant encore de se sacrifier pour empêcher le monde de succomber à sa fureur destructrice. Destin hors normes, imparfaitement résumé par ces quelques phrases, et qui donna lieu à des épisodes flamboyants, intenses et captivants, parmi ce que la Maison des Idées a édité de mieux.

Or, aujourd’hui, nous allons explorer les prémisses de ce point d’orgue éditorial avec le volume #6 de l’Epic Collection consacrée aux X-Men : Proteus. Un album quasi indispensable et d’une densité exceptionnelle contenant les épisodes 111 à 128 de la série (datés de 1978 à 1979), un excellent Annual (avec un George Pérez inspiré) et deux épisodes bouche-trous passables, dont un Annual de The Incredible Hulk qui ne doit sa présence dans l’ouvrage qu’à l’intervention de John Byrne comme dessinateur et à celle d’Angel dans une histoire avec des Sentinelles frisant le ridicule…

La véritable action débute donc avec Mindgames. On se situe peu de temps après le retour des X-Men sur Terre après leur périple cosmique aux côtés de l’équipage du Starjammer, dans le but d’aider Lilandra à démettre son frère dément (D’Ken) de ses fonctions de Majestor de l’empire de Shi’ar. On peut regretter que la compilation ne soit pas remontée jusque-là car c’est dans le fameux épisode où les mutants affrontent la Garde Impériale au pied du Cristal de M’Kraan, qui renferme la Fin de Toutes Choses, que John Byrne prenait la relève du vénérable Dave Cockrum et hissait la série d’un cran.


Le pitch de départ de Mindgames est osé, et il faut admettre qu’on a du mal à l’avaler : ça commence avec notre brave Hank McCoy enquêtant… dans un cirque. Bien qu’il soit désormais membre des Avengers, sa relation passée avec les X-Men lui fait commettre parfois quelques entorses au règlement. Quelle n’est pas sa surprise de découvrir ses anciens partenaires mutants transformés en bêtes de foire et en artistes itinérants. Soupçonnant quelque sombre machination, il découvre qu’en outre ses vieux amis s’avèrent incapables de le reconnaître ! Seul, enchaîné dans l’ombre, Logan gémit, l’esprit torturé : il sent que quelque chose ne tourne pas rond et l’irruption du Fauve a été le déclic pour sa libération – qui entraînera celle de ses équipiers.


Schéma qui deviendra classique par la suite, avec Wolverine comme dernier recours lorsque la situation semble désespérée. Alors que Cockrum avait plutôt mis en avant Tornade et Diablo, John Byrne a manifestement jeté son dévolu sur le mutant griffu : Canadien d’adoption, Byrne a sans doute voulu miser sur un personnage atypique au potentiel majeur, et on sait qu’il a régulièrement participé à l’écriture des scripts de cette époque. Toujours est-il qu’on a du mal à avaler que Jean Grey puisse s’être complètement fait hypnotiser, au point même de changer totalement de comportement, alors que Logan et même le Fauve résistent beaucoup mieux à l’agression psychique à l’origine de cette métamorphose. Les explications, sur le qui et le comment, s’ensuivront et, si elles ne sont pas vraiment satisfaisantes, permettront de découvrir le véritable instigateur de cette opération, et d’engendrer une confrontation magistrale entre l’équipe de Xavier et leur meilleur ennemi. Confrontation qui est donc le second round entre les Nouveaux X-Men et leur adversaire, le premier ayant eu lieu quelques épisodes plus tôt sur l’Ile de Muir. Scott Summers, conscient des défauts de ses partenaires (bien que plus adultes et sans doute plus puissants, ils sont aussi plus individualistes, n’interviennent pas de manière coordonnée, ce qui nuit à la cohésion et à l’efficacité de leurs actions), aura fort à faire pour tenter ce nouveau pari. Il y parviendra presque, mais au prix de la scission involontaire de l’équipe : le cataclysme provoqué par leur combat épique en Antarctique séparera les X-Men en deux groupes, chacun persuadé de la disparition de l’autre.

Le lecteur se régalera alors de deux lignes de scénario pour le prix d’une : tandis que Jean et Hank regagnent leurs pénates et apprennent la triste nouvelle à leur mentor, le reste des X-Men trouve refuge en Terre Sauvage, l’occasion pour eux de panser leurs blessures avant d’affronter des périls spectaculaires qui révèleront la sauvagerie et le charisme de Wolverine, totalement dans son élément (il faut le voir discuter avec le Tigre à dents de sabre de Ka-Zar !). De son côté, Xavier ne voit plus d’intérêt à demeurer sur Terre et accepte l’offre de sa bien-aimée Lilandra, qui l'invite à la suivre dans les étoiles. Il en profitera pour se pencher sur le cas de Jean, étudiant de plus près de quelle manière elle a sauvé l’univers de la menace du cristal de M’Kraan. Sur Terre, son ex-compagne Moïra McTaggert fait de même et compile les données sur les nouveaux pouvoirs de Phénix, laquelle, après avoir pris des vacances et retrouvé le sourire (un interlude qui a été plus tard rétrospectivement illustré et qu’on peut retrouver dans des suppléments du type Complete Collection), commence à avoir d’étranges cauchemars, des visions réalistes qui altèrent sa perception de la réalité. Un certain Jason hante ses rêves où elle s’incarne en une lady impitoyable venue d’une autre époque…



Mais tandis que les X-Men se fraient un chemin vers le retour à la civilisation, via d’abord le Japon (où Logan rencontrera Mariko) puis le Canada (pour une première rencontre avec la Division Alpha au complet), se profilent deux menaces majeures : l’évasion d’un mutant dangereux tapi dans les couloirs du centre de recherche de l’île de Muir et un certain Club des Damnés dont on entendra reparler par la suite. Cet album s’achèvera donc sur le combat farouche entre les X-Men et Proteus, où chacun paiera de sa personne afin de contrer l’irrésistible ascension d’un mutant tout puissant. On en apprendra davantage sur les pouvoirs quasi infinis de Phénix, dont Jean ne parvient pas encore néanmoins à réaliser le potentiel (mais qui inquiètent au plus haut point – en ayant ô combien raison ! – le professeur Xavier et la généticienne McTaggert). Scott Summers affirmera davantage son statut de leader, parvenant enfin à se faire respecter même d’un Wolverine de plus en plus attaché à ses partenaires ; la vie sentimentale de ces deux mâles alpha sera également mouvementée, chacun cherchant à oublier Jean dans les bras d'une autre. Colossus se rachètera auprès de son équipe après une série d’échecs cuisants et une douloureuse remise en question consécutive à un astucieux lavage de cerveau, dans un épisode sur un mystérieux tueur à gages facétieux faisant écho à un Team-up entre Spider-Man et Captain Britain, déjà illustré par Byrne.

Un épisode se détache dans le lot, qui est au départ un intermède dans les tragédies s’abattant sur nos héros : Psi War (#117) se focalise sur Charles Xavier et nous montre une facette encore inconnue de lui, un souvenir de son passé, où il était encore un jeune homme valide et visionnaire, conscient de sa particularité génétique, à la recherche d’autres êtres comme lui. On sait que c’est vers cette époque, où il sillonnait les côtes méditerranéennes, qu’il a rencontré Erik Lennsherr, le futur Magnéto (chose qui sera narrée dans un épisode ultérieur). Ici, il arpente les rues du Caire et se fait surprendre par une toute jeune pickpocket (clin d’œil habile à un futur personnage), laquelle le mènera à un chef de gang qui s’avèrera un redoutable ennemi. Pour la première fois, Xavier rencontrait un mutant, s’étant déjà forgé un petit empire personnel, et usant de ses facultés pour se hisser au-dessus des hommes. Cet être viendra par la suite hanter les existences de nos héros, devenant un adversaire aussi dangereux et impitoyable qu’un Apocalypse.


Si Xavier finit par l’emporter, non sans mal, il en gardera un souvenir pénible, un sentiment de perte. C’est à l’image de l’orientation générale de la série : ses protagonistes n’ont aucun répit et souffrent davantage qu’ils ne se réjouissent. Les rares moments de détente sont systématiquement achevés dans la douleur ou le drame : revenus de l’enfer, ils auraient bien mérité une bonne période de repos en Terre Sauvage, non ? Une baignade au soleil, des indigènes chaleureux… mais rien n’y fait, et un ancien ennemi se charge de se rappeler à leur bon vouloir.  Qu’ils arrivent au Japon et que Wolverine compte fleurette à une ravissante inconnue : un tremblement de terre (forcément) suspect vient les interrompre. Qu’Ororo se promène dans son ancien quartier à New York et la voilà agressée par des voyous ; qu’elle aille au grenier arroser ses plantes et la voilà agressée par un extraterrestre ! Que Peter, Kurt et leurs compagnes respectives se rendent au Lincoln Center pour une représentation du Bolchoï et les voilà kidnappés. 

Chacune des victoires du groupe se teinte invariablement d’amertume, de désillusions et laisse autant de traces et de cicatrices dolentes : les X-Men vont certes défaire leurs ennemis d’un jour mais ils perdront des équipiers ; l’un d’eux y laissera ses pouvoirs, un autre y perdra son innocence, car si Wolverine ne dédaigne pas devoir se salir les mains quand il le faut (la grimace de dégoût de Kurt et Ororo lorsqu’il se débarrasse des sentinelles à l’entrée du temple de Garokk vaut son pesant d’or), les autres n’y sont pas prêts.

Un excellent numéro, très complet, bourré d’aventures distrayantes et riche en péripéties, annonçant des lendemains terrifiants et exaltants. L’album est comme toujours complété par quelques suppléments intéressants, dont beaucoup de planches de crayonnés souvent sublimes, une planche alternative sur la captivité de Tornade, des couvertures originales et d’autres bonus. Se situant 10 ans avant la naissance d'Excalibur (cf. cet article), il permet de voir l'évolution du style Claremont avec des intrigues qui étaient encore à l'époque fluides, quoique riches en trames sous-jacentes : les autres équipes X n'existent pas encore, Wolverine est en devenir et les traumas fondateurs n'ont pas eu lieu. Cela permet également de profiter du travail fantastique opéré par le duo d'artistes illustrateurs, les crayonnés dynamiques de Byrne étant clarifiés et précisés par la méticulosité d'Austin, un peu de la même manière que lorsque Bob Layton passait derrière Romita Jr au moment de leur run sur Iron Man (cf. cet article).

Un album quasi indispensable, quasiment rien à jeter, ce qui est assez exceptionnel compte tenu de la densité du volume. Un petit mot sur la langue originale : il faut parfois s'accrocher quant au jargon dont abuse Wolverine, et on s'aperçoit ainsi de l'écart énorme avec ce que proposaient les traductions françaises.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Les prémisses de la saga du Dark Phoenix, événement majeur du monde Marvel .
  • Une équipe artistique bien rôdée, chaque membre étant totalement complémentaire des autres.
  • Une compilation pleine de péripéties où les X-Men se retrouvent aux quatre coins de la Terre (voire dans l'espace avec le professeur Xavier).
  • Des adversaires surpuissants et des combats d'une rare intensité, où l'équipe devra d'abord tenter de se coordonner plutôt que de compter sur les pouvoirs de chacun.
  • Des épisodes denses qui n'oublient pas de faire évoluer un peu certains personnages.
  • Wolverine est enfin à sa place, à la fois plus sauvage et plus tendre.


  • Un premier épisode en demi-teinte.
  • Si l'annual sur Arkon est très réussi, les autres épisodes bouche-trou sont dispensables.