Un monde sans fin ne se lit pas à la légère.
L'auteur est Ken Follett. Il s'était fait connaître avec L’Arme à l’œil, histoire d'espionnage sur fond de guerre mondiale qui m’avait un peu choqué par le ton volontairement crû adopté pour certaines scènes. Mais j’étais jeune alors. L'écrivain gallois a ensuite accru sa renommée avec notamment sa série sur Kingsbridge, dont le best-seller Les Piliers de la Terre constitue le premier épisode, Un monde sans fin se situant quelque temps plus tard, au sein d'un royaume d’Angleterre dans lequel commencent à poindre les prémisses d’une Renaissance d’abord intellectuelle, puis artistique ; un décor qui permet au romancier de s’en donner à cœur joie dans la misère, la souffrance, la violence... et le sexe, car malgré l’application de la Magna Carta (vers 1215), le servage paysan demeure la clef de voûte honteuse d’un système féodal que des seigneurs peu scrupuleux cherchent à entretenir au mépris de la rentabilité et du réalisme économique. De fait, un membre de la noblesse a un statut tellement supérieur à celui de la populace, qu’il est censé protéger, qu’il peut pratiquement tout se permettre sur ses sujets : Follett ne lésine pas sur les humiliations et les vexations, les abus psychologiques auxquels s’adonnent ceux qui sont nés avec les rênes du pouvoir.
Un pouvoir qui peut malgré tout s’acquérir, pour peu qu’on ait la chance de montrer sa valeur à qui de droit, en guerroyant sur le sol français que le jeune roi d’Angleterre revendique (à juste titre d’ailleurs) comme sien – et en survivant à ces campagnes meurtrières. Ainsi Ralph, l’un des quatre "conjurés" de circonstance (voir le résumé ci-dessus), jeune gaillard robuste à l’esprit obtus, ne cherchant que la reconnaissance qui s’était refusée à ses parents (eux-mêmes petits seigneurs de province, ils se sont retrouvés criblés de dettes), trouvera-t-il sa place dans l’aristocratie anglaise. Son ascension, au mépris même des lois, fascine et écœure à la fois : brutal et sanguinaire, il est en outre particulièrement rancunier. Par son entremise, nous aurons toutefois la possibilité de vivre le récit de la bataille de Crécy (1346), qui fut une des plus lourdes défaites françaises de l’Histoire. Étonnamment, Follett nous la narre avec passion mais une certaine retenue aussi : l’ost français, très largement supérieur en nombre, est présenté dans toute sa complexité. Arrogants, les chevaliers sont aussi des hommes d’honneur et se révèlent incapables de massacrer l’ennemi qui use de tactiques fuyantes bien qu’opportunes : cette fierté fera leur perte et là où ils auraient dû laminer les troupes anglaises en les harcelant avec leurs arbalétriers et en attendant les renforts, ils préfèrent foncer dans le tas, charger de front des Britanniques roublards et vindicatifs. Du coup, bien qu’écornée par le goût amer de la défaite, l’image de la noblesse française ne vacille pas : elle s’avère juste incapable de s’adapter à des conditions de combat nouvelles. On est loin de la description qu'en a faite Shakespeare dans ses pièces historiques, qui avait tendance à souligner l'ingéniosité des troupes britanniques et à arranger sciemment la réalité des faits en faveur de ses compatriotes.
C’est néanmoins dans le royaume d'Angleterre que se déroule la majeure partie de l’ouvrage et nous suivrons la vie de ces quatre enfants jusqu’à un âge avancé (sur environ quarante ans). À travers eux, c’est un Moyen-âge cruel et sombre qui se dévoile, où les gens s’accrochent à de petits bonheurs afin de mieux oublier les tragédies. Et quand on parvient à contrecarrer les vues narcissiques d’un prieur ambitieux, c’est la peste qui frappe, sans prévenir. Et met au jour l’inutilité des méthodes médicales héritées de l’Antiquité : les moines médecins pratiquent encore les saignées et appliquent des remèdes ancestraux dont beaucoup s’avèrent plus pernicieux que le mal qui ronge les patients. Toutefois, au milieu d’eux se débattent de jeunes enfants prometteurs, qui s’adaptent aux progrès et ont l’esprit assez vif pour interpréter des idées nouvelles et assimiler les connaissances antiques. Merthin, le frère de Ralph, d'abord apprenti charpentier, deviendra bâtisseur, au grand désespoir de ses parents : malgré les sommes colossales qu’il finira par gagner, ils auraient préféré qu’il trouve sa place dans la noblesse. Caris, fille d’un lainier prévôt de la cité de Kingsbridge, manifeste également cette indépendance d’esprit. Et, chez une fille, cette attitude s'avère aussi audacieuse que dangereuse. Sa modernité lui vaudra l’inévitable procès en sorcellerie.
p. 160, §8 : Mattie la Sage prépare un philtre d’amour pour Gwenda.
L’homme qui prépare les onguents et les médecines a pour nom apothicaire. Lorsque c’est une femme qui exerce cette activité, on l’appelle sorcière. […] Les hommes aiment bien tuer une femme de temps en temps.
p. 359, §2 : Caris réfléchit en assistant au mariage du comte de Monmouth.
Elle ne voulait pas des contraintes dont s’accompagnait le mariage : elle ne voulait pas d’un seigneur et maître, elle voulait un amant ; elle ne voulait pas consacrer sa vie à un homme, mais vivre à ses côtés.
Merthin et Caris s’aimeront au premier coup d’œil, et leur relation ne sera pas simple. L’époque le veut ainsi. Et surtout l’auteur, qui s’obstine à les rapprocher puis les éloigner. Ils sont clairement les héros du roman, observateurs éclairés d’une époque trouble. Leur histoire transformera à jamais la structure même de la ville de Kingsbridge. Le pont s’effondre ? Qu’importe, Merthin a une idée de génie pour le reconstruire. Le toit de la cathédrale s’effrite ? Merthin encore sait ce qu’il faut faire. Las, son supérieur, jaloux de sa notoriété et de son savoir-faire, fera tout pour l’empêcher de profiter du fruit de son intelligence. Caris, elle, reprendra les rênes de l’entreprise de son père et la sauvera de la faillite, enrichissant même certains villageois. Mais les hommes aiment encore moins la vivacité d’esprit féminine et elle sera victime des pires vilénies, dictées par une jalousie et une suspicion maladives. Elle devra d’ailleurs, pour sauver sa propre vie, renoncer à tout ce qu’elle aimait.
Reste la dernière, Gwenda. Peut-être le seul des personnages à ne pas avoir été décrit avec de gros traits légèrement caricaturaux. Ralph, foncièrement mauvais, fait écho aux différents prieurs de la cité (pas stupides, mais infatués et obtus). Caris et Merthin, progressistes, font le bien autour d’eux et sont aimés en retour. Gwenda, elle, commence dans la vie au sein d’une famille de journaliers, qui ne vit que de ce que le père peut trouver comme travail. Les hivers sont rudes, souvent mortels. Elle apprend donc à voler. Ça ne lui pose pas de problème, mais elle finit par devenir amie avec Caris. Avant que son père ne la vende à des malfrats, acte qui la poussera à tuer ses ravisseurs afin de retrouver sa liberté. De sang-froid. Pour arriver à ses fins, Gwenda, jeune fille misérable, plutôt laide, n'a pour seul atout qu'une volonté farouche. Son opiniâtreté attire aussi les mauvais coups : une vie de souffrance l’attend, à laquelle on assiste avec un certain ébahissement. Follett se complait souvent à la maltraiter, et ce sadisme de l’auteur apparaît parfois un peu dérangeant dans sa complaisance. Il permet toutefois de la faire rayonner. Et on n’assistera pas à un bête happy end pour elle : née pauvre, ses ambitions sont pauvres aussi. Elle ne cherche qu’un bonheur simple, et la liberté d'en jouir.
Ces quêtes personnelles vont souvent s’associer, ou se heurter. Au milieu de tout cela, l’intrigue de la lettre royale semble n’être qu’une balise, un détail : on s’en fiche un peu à vrai dire. N’allez pas y voir une enquête rigoureuse à la Iain Pears (comme dans Le Cercle & la Croix). Certes, ça ressemble à La Petite Maison dans la prairie au Moyen-âge, mais c’est bien à cette saga familiale qu’on s’accroche. Un aussi gros pavé n’a d’intérêt que dans ses personnages et Follett sait parfaitement les caractériser, les décrire, les faire agir et réagir, penser et s'interroger. Le fond historique est intéressant et la réalité politico-économique plutôt bien rendue bien que la ville de Kingsbridge soit complètement inventée (de l'aveu même de l'auteur, il s'est inspiré de Salisbury pour la cathédrale). Ce qui aurait pu être indigeste s’avère assez agréable – quoique long, c’est vrai, et parfois même un peu répétitif, l'auteur s'évertuant à replacer régulièrement des éléments caractéristiques afin que le lecteur soit toujours à même de situer les personnages dans leur contexte.
Un genre littéraire (la saga) découpée savamment avec de très nombreux éléments historiques : du pain béni pour les adaptations télévisées. Une mini-série co-produite par la société de Ridley Scott, avec des fonds européens et canadiens, a été diffusée dès 2012 : plutôt fidèle, elle manque cependant d'ambition et s'avère trop sage, allant rarement aussi loin que le roman dans la description des tourments que traversent les personnages principaux ; certaines des images illustrant cet article en sont tirées.
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