Un retroreading aujourd'hui consacré à une légende de la pop culture, puisqu'il s'agit de Bob Morane en personne, et plus précisément des deux premiers romans dans lesquels il rencontre son non moins célèbre ennemi de toujours, l'Ombre Jaune.
Nous allons donc aborder La Couronne de Golconde et L'Ombre Jaune, les trente-troisième et trente-cinquième romans d'une série qui en compte plus de 200, tous écrits par Henri Vernes. Ils datent tous les deux de 1959, année où Vernes va publier pas moins de six romans de Bob Morane. Évidemment, lorsque l'on débite les récits à ce rythme, il y a des conséquences concrètes qui se manifestent. D'une part les romans sont très courts, d'autre part, leur structure même recèle de nombreux défauts techniques que nous allons aborder dans le détail.
Mais commençons par introduire le personnage principal, à savoir ce bon vieux Robert.
Bob Morane personnifie une longue et interminable liste de qualités, ce qui est sans doute la pire manière de bâtir un personnage. Il s'avère fort, courageux, intelligent, droit, honnête, il est pilote, ingénieur, parle plusieurs langues, pratique plusieurs arts martiaux, est nyctalope, bref, c'est un couteau suisse humain. Il n'a bien entendu pas une seule faille, pas un seul défaut : il ne boit pas ; il ne se drogue pas ; il ne fume pas ; il ne ment jamais, même quand sa vie est en danger ; il s'arrange pour rendre l'argent quand il en gagne aux jeux de hasard (véridique !) ; et, bien qu'il soit régulièrement entouré de jeunes femmes fort séduisantes, il ne passe jamais à l'acte. Ah, il ne doit pas se marrer tous les jours le commandant Morane, hein !
Mais, mettons sur le compte du public visé (les ados de 1959) cette absence de vie amoureuse et cette rigueur morale quasi monacale. Nous ne sommes donc pas encore dans les défauts véritables.
Passons ensuite au compère de Morane, son ami Bill Ballantine. En général, le compagnon du héros est suffisamment différent pour lui servir de faire-valoir et apporter de temps à autre un ressort comique par exemple (il n'y que très peu, voire pas du tout, d'humour dans les aventures de Morane). Un peu comme le capitaine Haddock pour Tintin (cf. ce dossier). Là, il n'en est rien. Ballantine est un Morane bis, en plus grand et plus fort physiquement. Fait du même bois, son rôle est donc très limité, voire superflu. Là encore, on ne peut pas franchement parler d'erreur, mais disons que le choix de l'auteur n'est pas des plus heureux.
Voyons ensuite l'Ombre Jaune, alias monsieur Ming, le redoutable adversaire de Morane. Le personnage est un antagoniste à l'ancienne, une sorte de Fantômas asiatique aux ressources illimitées. Le type est en guerre contre la civilisation occidentale et est décrit comme un génie du Mal. Là, bien que Ming soit intéressant à plus d'un titre, l'on va commencer à rentrer dans les défauts littéraires, qui vont se voir un peu comme l'on décèle des fausses notes en musique. Le principal problème avec Ming, c'est qu'il est installé sur le mode "déclaratif". L'auteur nous dit qu'il est dangereux, vicieux, terrifiant, au lieu de montrer clairement pourquoi il l'est. Dans ces deux premiers romans où il apparaît, Ming ne semble pas si menaçant que ça. Que ce soit en Inde, où il se comporte comme un vulgaire voleur et finit par tomber dans un piège attendu, ou en Angleterre, où il emploie des moyens relativement limités pour un terroriste à l'ambition mondiale, il n'est jamais à la hauteur de la description qu'en fait Vernes.
Description parfois non dénuée de maladresses d'ailleurs. Regardez celle qui est reproduite dans l'encadré, tout en bas de cet article. Il s'agit ici de le décrire physiquement. Ce n'est pas totalement raté mais la répétition du terme "étrange" dans un texte si bref ("étrange personnage", "étrange puissance hypnotique") est d'une part déjà inélégante, d'autre part, c'est un mot fourre-tout qui n'a pas réellement d'impact. Facilité encore renforcée par l'utilisation d'un synonyme ("bizarrement figée"). Or, c'est quoi un type ou une attitude étrange ? Ou Bizarre ? On n'en sait rien. En fait, c'est au lecteur de se dire que le personnage est "étrange" grâce à la description qu'en fait l'auteur. Ce n'est pas à l'auteur de le déclarer "étrange", surtout trois fois de suite. Là, on est en présence d'une tare. Vernes ne sait pas comment faire, du coup, il se répète et "dit" au lecteur ce qu'il doit penser, au lieu de l'inciter habilement à en venir à cette conclusion.
Il est nécessaire de faire une petite parenthèse à ce stade. Certains vont peut-être être tentés de penser que le fait qu'il s'agisse de romans destinés à la jeunesse peut justifier ce genre d'erreur. Or non, l'adaptation en fonction de l'âge du public se fait sur le vocabulaire éventuellement, l'absence de sexe et de violence, les thématiques (l'on évite les sujets sombres et scabreux), mais pas sur la structure même du roman, qui doit être conçue avec un savoir-faire identique. Ces erreurs d'écriture pures n'ont pas lieu d'être, même à l'époque, même dans une collection pour adolescents. D'autant qu'en 1959, Vernes a plus de quarante ans, et qu'il a déjà plus de trente romans à son actif. Difficile de faire passer son manque d'implication ou son ignorance pour une erreur de jeunesse ou une plume encore un peu verte.
Continuons.
Le style employé par Vernes se révèle très plat. Surtout, les intrigues sont linéaires, prévisibles et sans effets permettant d'insuffler un peu de suspense, un brin d'épique ou de dramatisation. La narration s'effectue dans un style très "rapport de police" (il se passe ça, puis il se passe ça, et ça) qui ne permet pas du tout de faire jaillir l'émotion attendue. C'est de l'écriture "amateur", sans lyrisme, sans technique pour la soutenir.
Pire, il arrive à plusieurs reprises qu'un personnage explique ce qu'un autre protagoniste (souvent Bob) devra faire (un trajet et différentes actions), puis Bob effectue tout cela, dans l'ordre, et sans péripéties particulières. L'action est donc décrite... deux fois. Niveau lourdeur, difficile de faire pire. Les phases explicatives sont insérées avec le même manque de finesse. Un personnage secondaire va ainsi régulièrement donner des infos à Morane (au lecteur, en réalité) lors de longs monologues ennuyeux. Il n'y a même pas d'interactions entre les personnages dans ces moments-là, on dirait un PNJ de jeu de rôles qui doit balancer les infos indispensables à la suite de la partie. Inutile de préciser que l'effet est, au minimum, désagréable.
Autre point litigieux, l'auteur a recours régulièrement à du deus ex machina à foison. En gros, il s'agit d'une "intervention divine" (ou plutôt, d'une intervention de l'auteur), qui va permettre de sauver le héros d'un coup de baguette magique. Cela remplace le dénouement logique, patiemment construit. Là encore, c'est une facilité désagréable et un signe d'amateurisme (ou de fainéantise) flagrant.
Problème supplémentaire, alors qu'il s'agit d'une série d'aventure, réputée pour son exotisme et son côté dépaysant, les lieux sont rarement bien exploités et très peu décrits. L'intrigue de La Couronne de Golconde, qui se déroule en Inde, pourrait aussi bien se passer en Chine, en Russie ou au Pérou. Mis à part quelques détails, souvent stéréotypés, rien ne vient rendre compte de la culture indienne (évidemment, le travail de documentation était bien plus complexe à l'époque, il faut aussi en tenir compte, même si ça n'excuse pas tout). Pour L'Ombre Jaune, qui se passe à Londres, c'est à peine mieux. D'ailleurs, l'action se déroule en général dans à peine deux voire trois lieux différents. Et en Angleterre, il va s'agir d'une maison délabrée et d'un tunnel menant à un complexe souterrain. Un Bennett et Mortimer sera bien plus "exotique" et efficace en termes de dépaysement, c'est dire !
Enfin, la manière dont Morane se sort des pires situations repose souvent sur la chance, et non ses (pourtant multiples) capacités. C'est vrai dans La Couronne de Golconde, quand après avoir été hypnotisé, il bénéficie d'une erreur stupide de Ming, ou encore dans L'Ombre Jaune, quand il est sauvé in extremis de la noyade par Tania Orloff. Alors, pourquoi pas, ça peut arriver qu'un héros ait du bol, mais là, ça va à l'encontre de tout ce qui est mis en place. On nous décrit une machine de guerre, parfaitement huilée, et il s'en sort parce qu'une jolie eurasienne lui file un coup de main, ou parce qu'un soi-disant génie est suffisamment stupide pour se mettre hors d'état de nuire tout seul ! C'est juste très maladroit dans le contexte.
Passons sur l'Ombre Jaune, décrit comme le pire adversaire possible, et qui se fait latter à tour de bras. Dans le premier roman où il apparaît, il perd une main (quand même !) et dans le deuxième, il se fait buter de deux balles dans le buste.
— Des balles dans le buste ?! Mais ça doit être horriblement douloureux !!
— Vous n'avez rien à faire là Seigneur Bohort, on ne parle même pas de votre univers de référence, foutez-moi le camp de cet article !
— Vous n'avez rien à faire là Seigneur Bohort, on ne parle même pas de votre univers de référence, foutez-moi le camp de cet article !
Le décalage entre ce qui est annoncé et ce qui se déroule réellement crée une dichotomie absurde, ou au moins un sentiment d'exagération, ou d'attente "non payée". C'est exactement la même chose avec les dacoïts, les sbires fanatisés de Ming, qui sont décrits comme des tueurs sanguinaires implacables, à peine humains, mais que Morane latte par grappes de douze, parfois à l'aide de simples cailloux ou boulons...
Au final, ça fait beaucoup de conneries quand même. Attention, je ne suis pas en train de dire que je n'aime pas Morane, j'ai même une tendresse particulière pour ce héros. Simplement, les romans qui ont fait sa renommée ne sont techniquement pas à la hauteur du bonhomme. Et l'époque à laquelle ils ont été écrits, ou le public visé, n'y sont pour rien. Il s'agit de faiblesses, d'erreurs, de maladresses que l'éditeur n'aurait pas dû laisser passer (car son rôle, c'est aussi d'avertir l'auteur lorsqu'il s'engage dans une mauvaise voie).
Bien entendu, ces romans ne contiennent pas que des couacs. L'on peut mettre au crédit de Vernes un vocabulaire plutôt riche par exemple (qui contraste d'autant plus avec certaines publications actuelles, calibrées sur le plus inculte de la bande, qui de toute façon ne lit pas). Ainsi qu'une morale qui, la plupart du temps, n'est pas juste stupidement assénée mais expliquée et démontrée dans un contexte (on va ainsi constater l'avantage, pour Morane, de ne pas consommer de psychotropes, ou encore en quoi l'argent non gagné, et donc non "mérité", lui laisse un sentiment si amer qu'il préfère s'en séparer). Il s'agit là d'une droiture à l'ancienne, certainement plus respectée, même à l'époque, dans les romans que la vie réelle, mais sur le fond, c'est respectable et bien amené. Et, même si ce n'est nullement mérité en regard de leurs "performances" sur le terrain, les dacoïts, et leur maître dans une moindre mesure, bénéficient tout de même d'une aura de violence et d'ésotérisme qui les rend bel et bien parfois inquiétants, si ce n'est fascinants.
Verdict ? Il sera évidemment douloureux. Douloureux parce que je piétine là des souvenirs d'enfance et, j'en suis bien conscient, une légende auréolée d'un puissant sentiment nostalgique. Pourtant (nous le verrons dans un futur article consacré à un autre héros de la Bibliothèque Verte), il est possible, et même indispensable, de prendre au sérieux les romans destinés à la jeunesse. D'abord parce que le public jeune mérite le même respect, la même implication, le même travail de la part des auteurs. Ensuite parce que c'est en émerveillant le jeune lecteur, en le tirant vers le haut, en le faisant vibrer, que l'on en fera un lecteur adulte à l'appétit féroce, voire même peut-être un individu intellectuellement abouti et indépendant, même si c'est là un effet secondaire et non le but recherché. Enfin parce que le livre, ce territoire mythique, ce lieu de tous les possibles, touche trop au sacré, à l'intime et à la véritable richesse pour que l'on puisse le traiter par-dessus la jambe, comme un vulgaire objet de consommation. Lorsqu'on lit, lorsque l'on est entraîné dans un récit, que l'on s'attache aux personnages, que l'on commence à vibrer, frissonner, tourner les pages avec envie et passion, on est dans le Vrai. On ne consomme pas, on ressent vraiment ces émotions, primordiales, uniques, cathartiques. Or, ce qui touche à nos émotions, à notre temps de cerveau disponible, ne doit jamais être bradé. Le divertissement, pourtant méprisé (et méconnu) par beaucoup, est trop noble pour le laisser aux seules mains des romanciers de gare, sans ambition, sans considération pour leur lectorat, sans technique pour haubaner leurs intrigues cousues d'un fil friable et transparent.
Il y a mieux, bien mieux, à faire découvrir en romans que Morane (cf. notamment cet article). Et pourtant, le vieux Bob est entré dans la légende. Cette place, elle n'est pas volée. Car, comme vous le savez, un roman n'est pas que technique. Il y a aussi cette part d'insensé, d'inclination personnelle, d'amour même, qui fait que tout, dans le cœur d'un lecteur, peut se sublimer. Même la médiocrité. Ces élans du cœur sont possibles, et même légitimes. Attention simplement de ne pas en faire une grille de lecture unique, qui mettrait de côté ce savoir-faire d'artisan, cette magie véritable, qui se travaille durant des années, toute une vie presque, pour construire non plus des historiettes mais bien des sagas envoûtantes, au sous-texte riche et pertinent.
Le plaisir d'un burger est réel, mais il ne doit pas occulter cette cuisine essentielle, subtile, équilibrée, qui enchante vraiment le palais, apporte des nuances inattendues et est l'œuvre des maîtres remettant sans cesse leur ouvrage sur le métier.
Ce n'est pas parce que le "brut" et le "rapide" peuvent apporter de la satisfaction que la volupté n'est pas présente dans le "ciselé" et le "patiemment construit". On ne peut apprécier vraiment le burger que lorsque l'on comprend qu'il n'est qu'un plaisir coupable, réducteur et facile. Une simple pause, en fait.
Lorsque l'on a pleinement saisi que l'important n'est pas la destination mais le voyage, il devient alors évident que l'essentiel, ce qui compte, ce qui construit, ne peut jamais provenir de raccourcis. C'est vrai pour tous les arts, pour tous les artisanats, pour toutes les activités : on ne peut faire l'économie de l'essence même de ce que l'on prétend pratiquer. Chaque pis-aller, chaque renoncement, chaque concession sont un peu de ténèbres en plus. Et soyez certains que ceux qui vous persuadent du contraire ne poursuivent pas de nobles buts.
Description de l'Ombre Jaune, par Henri Vernes.
C'était un Mongol qui, debout, devait mesurer près de deux mètres. Il était maigre et portait un costume noir, très strict, au col fermé de clergyman. Ses longs bras prodigieusement musclés s'il fallait en juger par la façon dont ils tendaient les manches du vêtement, devaient posséder une force prodigieuse, ainsi que les mains énormes, avec des doigts pareils à des griffes d'acier. Une de ces mains cependant - la droite - paraissait bizarrement figée, comme faite de matière morte, fossilisée.
Le visage de l'étrange personnage retenait surtout l'attention. Un visage en forme de lune, à la peau jaune, légèrement verdâtre et prolongé par un crâne volumineux, complètement rasé. Entre les pommettes saillant à l'extrême, le nez était large, épaté. La bouche, elle, aux lèvres fines mais parfaitement dessinées, s'ouvrait sur des dents solides, pointues, ressemblant davantage à celles d'une bête carnassière qu'à celles d'un homme. Les yeux non plus n'avaient rien d'humain. Sous les paupières obliques, ils étaient semblables à deux pièces d'or ou, encore, à deux topazes opaques. Des yeux minéraux, sertis dans des os et de la chair bien vivants, mais qui cependant paraissaient morts. Des yeux presque sans regards, d'où émanait cependant une étrange puissance hypnotique.
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