L'exercice peut s'avérer périlleux si l'écrivain ne dispose pas de la culture et des techniques de narration adéquats : voyez ainsi la différence de traitement des héros de la Ligue des Gentlemen extraordinaires entre la version en bandes dessinées par Alan Moore & Kevin O'Neill (cf. cet article) et son succédané cinématographique honteux par Stephen Norrington en 2003. Il y avait pourtant de quoi construire quelque chose de puissant et enlevé. Dans un registre similaire, la série Penny Dreadful reprend ainsi certains des protagonistes mais avec nettement plus d'audace, de talent et d'ambition. Et quant à verser dans l'hommage irrévérencieux, Philip José Farmer avait déjà ouvert la voie avec malice dans ses romans impliquant Tarzan, Jack l'éventreur et Doc Savage (La Jungle nue) ou Phileas Fogg et ses comparses (Chacun son tour) - cf. cet article sur l'auteur.
Et nous voilà ailleurs. Changeant radicalement sa présentation, Mauméjean nous balance des mini-chapitres légèrement ironiques, pleins d'allant et de péripéties, contant les aventures de Lord Kraven, le Sauveur de l'Empire, entouré de la Ligue des Héros, des Justiciers œuvrant pour la sauvegarde de la couronne et du peuple britannique : English Bob, Lord Africa, le Maître des Détectives sous la houlette de sir Baycroft. À eux seuls, ils ont de nombreuses fois évité le pire à la reine Victoria et préservé de par le fait même l'équilibre du monde civilisé. D'autant que cet équilibre est fortement compromis par la rébellion menée par Peter Pan, qui n'a pas digéré l'ouverture des frontières du Pays Imaginaire : Fées, Pirates et Enfants perdus font donc partie du quotidien de ces héros au cœur vaillant à qui on demande souvent l'impossible, déjouant des complots et mettant hors d'état de nuire les pires des super-criminels.
Certains sont passés maîtres dans cette optique de réinterprétation visant parfois à combler les trous dans l'existence d'un individu connu, parfois à se servir de sa notoriété pour donner sa propre version des faits ou encore pour simplement faire revivre les héros qui ont bercé notre enfance : on ne compte plus les nouveaux textes sur Sherlock Holmes dont la plupart, plus ou moins bons, ont au moins le mérite de démontrer l'amour que lui portent ces auteurs actuels (cf. par exemple cet article sur la version manga).
Tout comme Farmer en son temps, Xavier Mauméjean a consacré une partie de sa carrière à ce genre d'initiatives littéraires et ce, dès son premier roman publié, Les Mémoires de l'Homme-éléphant (2000), dans lequel John Merrick se mue en détective, évoluant dans ce Londres victorien si fascinant, merveilleusement dépeint par Alan Moore dans From Hell (cf. cet article). Et l'année où la Fox diffusait ce ratage complet cité plus haut, Mauméjean, lui-même membre d'une association d'adorateurs de Sherlock Holmes, publiait le second volet de son Cycle de Kraven, signant une nouvelle œuvre clamant son amour d'une culture et d'un genre bien souvent dégradés par les bien-pensants.
C'est le premier tome que nous allons évoquer aujourd'hui. Sorti en 2002 chez Mnémos, plusieurs fois réédité depuis, La Ligue des Héros place le lecteur dans une situation délicate, le baladant sur différentes strates temporelles sans affirmer laquelle constitue notre réalité : il y a certainement, comme chez une grande partie des auteurs de SF français post-soixante-huitards, un peu de Philip K. Dick dans cette jonglerie dimensionnelle, dans ce questionnement du réel et de son intégrité (cf. cet article sur Ubik du même auteur). Cependant, le roman se veut aussi être mouvementé et pittoresque, et se pare des ornements des récits d'aventure et de fantasy avec un peu de cette frénésie baroque qu'on retrouve dans la saga Pirates des Caraïbes.
Évidemment, le début est loin d'être aussi joyeusement frénétique : la mise en place se calque sur un tempo lent avant de nous en mettre plein la vue. On commence à Londres, chez George, qui occupe avec sa femme et son fils un pavillon modeste de la banlieue ouvrière. Vie morne, avenir incertain : les années soixante battent leur plein. Un jour, on frappe à la porte de George : deux fonctionnaires du gouvernement lui présentent son beau-père, un vieillard décrépi qui a perdu la mémoire. C'est le pompon ! Voilà George sommé de s'occuper d'un homme qui ne parle pas, ne bouge qu'à peine et ne s'intéresse à rien. George s'en fout, sauf que c'est une bouche de plus à nourrir.
Notre attention se reporte donc de George, gros con péremptoire, à ce mystérieux petit vieux. Au début, rien ne vient même si on sent que l'intérêt de la première partie de l'ouvrage réside dans ce que cachent ses souvenirs voilés. Il lui faut une étincelle, un stimulus : ce sera la lecture d'un comic qui traînait, une histoire picaresque avec une princesse aux formes généreuses et un héros triomphant et viril. Pour la première fois depuis longtemps, quelque chose se dessine dans les ombres fuligineuses de son cerveau : il lui en faut davantage. Avec l'aide de son petit-fils, il va trouver un jeune hippie vivant dans un mobil-home, pourvoyeur de disques et de livres : grâce aux histoires de super-héros fournies par Syd, le vieux retrouve enfin une partie de sa mémoire.
Dans cette partie, les hauts faits, parfois narrés à la manière d'un roman d'espionnage, parfois simplement relatés dans un extrait de manuel d'Histoire, succèdent aux décisions capitales, aux projets secrets débattus dans l'ombre, aux trahisons et autres forfaitures, sur un rythme trépidant et bardé d'un humour bon teint, légèrement cynique. Dans cette uchronie merveilleuse aux accents steampunk, la Première Guerre mondiale s'achève et Lord Kraven soutient ouvertement la constitution de cette Société des Nations qui pourrait garantir la paix internationale. Sauf qu'on lui fait comprendre que cette paix risque de ne pas être compatible avec les visées hégémonique de la Couronne britannique, à laquelle il est censé rester fidèle. D'autant que de l'autre côté de la Manche, Bud Colt, le Super-Soldat américain, fait bien comprendre que les USA ne resteront pas sur la touche...
Les événements vont alors se précipiter et l'Histoire se mettre à franchement diverger par rapport à celle que l'on a connue : l'uchronie lorgne alors du côté de Rex Mundi par exemple (cf. cet article).
Lorsqu'on a lu Alan Moore (cf. les volumes cités plus haut) ou qu'on a découvert la Brigade chimérique (cf. cet article), ce télescopage de personnages et de faits historiques déviants ravive des souvenirs : on évolue en terrain connu et on s'amuse à établir des passerelles entre les noms évoqués et les héros des franchises Marvel ou DC (exercice très ludique qu'on peut également pratiquer à la lecture du Sang des Héros - cf. cet article) ou de sagas populaires plus anciennes. Cependant, le roman n'est pas terminé pour autant ; à présent que notre vieillard du début semble retrouver la mémoire, les questions vont se précipiter : que lui est-il arrivé entre-temps ? Comment son amnésie est-elle survenue ? Où sont passés ses anciens partenaires ? Et surtout : pourquoi aucune mention n'est-elle faite dans les livres d'Histoire de ses agissements, voire même de l'importance des habitants du Pays Imaginaire dans leur civilisation ? Certes, on parle bien d'un Peter Pan, mais uniquement dans un conte pour enfants écrit par J.M. Barrie, mêlant le vrai au faux.
Ce coup de fouet mémoriel et ces questions existentielles redonnent de l'énergie à notre vieillard, un sens à son existence enténébrée, qui entreprend alors son ultime quête : celle de son identité disparue, peut-être volée - à moins que tout ceci ne soit encore une machination ? Et si aucune de ces réalités (celle, plein de possibles, de la Ligue des Héros, ou celle, morne et délétère, du Londres des années soixante) n'était vraie ?
Mauméjean, avec quelques traits caustiques, des sentences bien senties, et un goût prononcé pour les happenings à la manière des anciens feuilletons, nous promène dans une histoire à tiroirs où tout est loin d'être ce qu'il paraît : le réel y est illusoire, les certitudes s'effilochent et l'on se tient prêt pour le coup de massue qui nous est promis au moment de la chute. Avec malice, il laisse le lecteur anticiper en s'appuyant sur les bases d'une culture populaire bien achalandée, puis le rabroue par quelques retournements déroutants, des ruptures dans le tempo du récit, une densité de noms, d'événements et de lieux qui donne le tournis : si Barrie est régulièrement cité, Lewis Carroll n'est jamais bien loin. C'est parfois agaçant, mais toujours stimulant.
À découvrir.
Ce roman est disponible désormais sous forme d'intégrale chez Mnémos avec sa "suite", L'Ère du Dragon, néanmoins on le trouve encore aisément en poche, notamment chez Points dans la collection "Fantasy".
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