la Brigade chimérique : l'Intégrale
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Voilà une œuvre qui a su m’offrir bien plus que ce que j’en attendais. Car l’Intégrale de La Brigade chimérique n’est pas seulement une remarquable tentative de rivaliser avec les meilleures productions anglo-saxonnes sur le thème si peu français des super-héros, mais aussi et surtout une véritable déclaration d’amour pour un genre régulièrement dénigré dans l’Hexagone, ravalé au rang de sous-littérature par une intelligentsia rétrograde, qui a pourtant connu une brève mais réelle heure de gloire avec des auteurs visionnaires, brillants et prometteurs, sans pour autant que ce succès populaire et critique n’ait donné les suites attendues. Car oui mon bon monsieur, ma bonne dame, la science-fiction française d'avant-guerre ne se réduit pas au seul nom de Jules Verne !

Et du coup, dans cette histoire posée sur deux périodes temporelles, narrant le combat perdu d’avance d’une poignée d’individus supérieurs écrasés sous le poids des mythes et sous l’ombre de héros antérieurs, on a tout loisir de voir en filigrane la grandeur et la décadence (ou plutôt son annihilation) d’une littérature flamboyante, d’une culture hétérogène grandiose par sa vision et ses perspectives et qui ne subsiste que par fragments épars, visions éthérées, chez quelques téméraires artistes désirant sortir des sentiers battus.

Dix ans auparavant, les premiers tomes de cette mini-saga en bande dessinée m’avaient déjà totalement séduit avec leur couverture classieuse, une accroche fascinante et une présentation stimulante. Le nom de Fabrice Colin, en outre, avait alors de quoi me titiller l’esprit :  amateur de Tolkien et des grandes sagas de fantasy comme le Cycle des Epées (de Leiber), ce littérateur de l’Imaginaire, prolifique et multitâche, passant allègrement du roman horrifique à la pure SF tout en écrivant pour les plus jeunes, était avant tout pour moi l'un des contributeurs les plus appréciés de Casus Belli, le magazine que tous les anciens rôlistes aiment tendrement. Sa collaboration avec un Serge Lehman fervent défenseur de la cause science-fictionnesque et plus proche de la mouvance dickienne ne pouvait qu'accoucher d'un travail passionné, polymorphe et ultra-référentiel. Il me suffit de vous recopier sa dédicace pour que vous compreniez alors de quoi il retourne :

Pour J.-H. Rosny, H.-G. Wells, Jean de la Hire, Evegueni Zamiatine, Fritz Lang, Giovanni Papini, Jean Ray, Régis Messac et tous les anciens de l’Hypermonde.

Or, au départ, on s'interroge : l'illustration de couverture, somptueuse, laisse place à une histoire qui n’a rien, en soi, d’extraordinaire. On pourrait même gloser sur le fait qu’il ne s’agit que d’une resucée des tentatives de Marvel de se la jouer « historique », comme dans 1602 [cf. cet article], en lorgnant sur des initiatives plus rôlistiques (et jouissives) comme l’inénarrable Cthulhu by gaslight. Toutefois, c’est très vite une autre référence qui s'impose : La Ligue des Gentlemen extraordinaires de Moore et O’Neill [cf. cet article] semble planer par moments sur certains passages et certains enjeux. Comment par exemple intégrer plusieurs décennies de personnages légendaires et/ou historiques (et pas seulement de la vieille Europe) dans un contexte super-héroïque au sein d’un univers (a priori, mais ce sera une des surprises de l'histoire) uchronique ? Un peu à la manière des romans d’heroic fantasy, les pages 2 et 3 de couverture proposent une vision très particulière de notre continent, centrée sur des individus aux noms terriblement évocateurs : Marie Curie, Gog, le Golem, Raspoutine, les docteurs Moreau, Mabuse et Cornélius… Les lecteurs de la saga Hawkmoon de Michael Moorcock [cf. l'article sur son roman Voici l'homme], s’y retrouveront avec un intense plaisir.



Autant de références pour le lecteur et cinéphile passionné par l’Imaginaire. Dans le premier tome, Mécanoïde Curie, l'on découvre Irène Joliot-Curie au sein d’un groupe représentant les Nous Autres, communistes en armure, prendre part en septembre 1938 à une réunion secrète dans une cité mystérieuse surgie de nulle part et nommée Metropolis, où M, alias le Docteur Mabuse, annonce la chute d’un système, provoquant l’ire des super-héros « alliés » (l’Anglais et le Français), l’incompréhension des héros invités d’outre-Atlantique (dont un certain Steele qui ne trompera personne - il est des mèches de cheveux et des mâchoires carrées qu'on n'oublie pas - et une version intéressante de Doc Savage) ainsi qu'une réaction outrée des Russes.
L’épisode suivant révèle l’identité d’un nouveau héros issu des récrits de Marcel Aymé et le résultat de sa dernière mission pour l’Institut du Radium : on y découvre un Paris fantasmagorique en pleine exposition surréaliste (André Breton et Salvador Dali y font une apparition). Et petit à petit, alors que la capitale, envahie par une créature extraterrestre et terrorisée par des vampires, attend l'aide de son protecteur attitré, le Nyctalope, qui semble davantage préoccupé par d'éventuelles alliances avec une des puissances de l'Est, Irène et ses alliés, conscients qu'une sombre menace pèse sur le fragile équilibre d’un monde où se télescopent la montée des fascismes et du communisme et l’influence occulte de personnages tout-puissants, tentent de faire revenir ce qui n'était au départ qu'une légende, fondée sur des souvenirs diffus et sur les mystérieux travaux de Marie Curie : la Brigade chimérique, cette équipe de sur-êtres qu'on dit être née au sein des tranchées, et qui a su naguère sauver des centaines de vies avant de protéger le territoire puis de disparaître des faits et des mémoires. Mais oui, comme dans Watchmen, [cf. notre grand dossier sur cette œuvre] des héros font alliance face à un danger sournois, se souvenant qu'à une époque révolue, leurs prédécesseurs masqués avaient également fait régner l'ordre et la justice avant de disparaître.


Un mot sur les dessins de Gess : la simplification des postures, le dénuement des décors, les visages assez grossièrement dépeints génèrent difficilement l'enthousiasme. Néanmoins, la texture du récit, la richesse des sous-intrigues, les corrélations palpables avec la noirceur rongeant l’Europe dans cet entre-deux-guerres nonchalant et rêveur happe l'attention et dépasse les premières appréhensions. Car, à y regarder de plus près, on retrouve dans ce découpage, au morcellement très académique ainsi qu'aux jeux d’ombres prononcés, une volonté d’ambiance particulière, qui rappelle par instants Mike Mignola. Il est incontestable que c’est avant tout dans l’atmosphère (savamment entretenue par quelques graphismes rehaussés par ordinateur et une réelle qualité dans le référentiel) que l’artiste réussit à s’approprier l’histoire. 


Le récit, malicieusement allusif, se construit sur des mystères sur le point d'être révélés et des tragédies à venir qu'il faut absolument éviter. Les auteurs usent avec une audacieuse maestria de tournures élégantes et de dialogues équivoques pour planter un décor alléchant par sa richesse : l'aube cataclysmique des événements de la Seconde Guerre mondiale dans une France hésitante, se raccrochant encore à l'espoir d'une paix illusoire tandis que les puissances de l'Est s'arment lourdement et fomentent des alliances contre-nature. Mais une France qui refuse de perdre espoir : si les gouvernants choisissent la politique de l'autruche, la mémoire populaire se souvient de ceux qui ont su rallumer la flamme de l'espérance dans un contexte similaire. Car cette France est à la fois la nôtre et celle qui voit le Président du Conseil (Daladier) envoyer le super-agent Félifax en mission secrète. Oui, c'est une France merveilleuse mais naïve, qui préfère se reposer sur la toute-puissance de la nouvelle science, celle qui a engendré les chimères, autour de laquelle gravitent des personnages aux pouvoirs étranges (du Passe-Muraille cher à Marcel Aymé à l'Homme-Tigre de Paul Féval, de l'Accélérateur, protecteur du Royaume-Uni au Nyctalope) et des individus en marge de l'humanité, ayant développé des capacités extraordinaires (de Fantômas à Bob Morane en passant par Harry Dickson et Arsène Lupin).
Les Parisiens croient encore que le Comité d'Information et de Défense pourra les sauver grâce à la clairvoyance de leur super-héros, ce Nyctalope qui pourtant marque les esprits par son absence. Et s'il n'intervient point, alors peut-être que la fille de la grande Marie Curie ressuscitera les projets de l'Institut du Radium et rouvrira la Chambre Ardente...


Ces mondes inouïs, ces hyper-mondes, et leur flore et leur faune : les hyper-êtres... 
Régis MESSAC, exergue du premier tome

C'est dans les annexes de l'Intégrale que se trouve la plus grande valeur ajoutée du projet : avec "Souvenirs d'un monde perdu", les auteurs détaillent non seulement page par page, case par case, les références et origines de chacun des intervenants de l'histoire, mais ils laissent surtout transparaître, au-delà d'une indécrottable nostalgie, leur amour fervent pour un genre qui s'est auto-censuré à l'intérieur de nos frontières une fois le second conflit mondial achevé. Et de voir non seulement la manière dont le projet s'est monté, raccrochant de véritables anecdotes à un fil directeur créé de toutes pièces, associant des personnages issus de la culture populaire dans un même univers prêt à les accueillir, fusionnant légendes, mythes et récits avec un savoir-faire évident (comme quand ils font du Docteur Mabuse de Norbert Jacques l'alter-ego de M du film de Fritz Lang - qui avait lui-même réalisé deux longs-métrages sur Mabuse - tout en lui associant le concept de la cité pandimensionnelle de Metropolis) mais également l'incroyable densité de la science-fiction occidentale dans la littérature du début du siècle.
À l'image de Serge Lehman, qui s'est maintes fois élevé contre cette aberration, on peut légitimement s'offusquer devant cette oblitération massive d'un genre pourtant populaire et rayonnant. Un peu comme pour le cinéma, les Français ont lancé un concept novateur et plein de potentiel mais n'ont su l'exploiter, laissant progressivement les cousins d'outre-Atlantique s'en emparer et le faire leur. Car outre Jules Verne, l'un des rares auteurs à avoir survécu à cette annihilation culturelle, qui connaît Jean de la Hire, Paul Féval fils, René Daumal, Jean Ray, Jacques Spitz ou le grand Régis Messac ? Pas grand monde, à vrai dire. À la rigueur, on en trouvera davantage qui citeront J.H. Rosny aîné, mais sans doute plus pour sa Guerre du feu plutôt que pour sa Mort de la Terre. Et sans doute Barjavel, qui n'était à cette époque qu'à l'aube de sa carrière. Or, ces auteurs, comme le souligne fort justement l'annexe qui les mentionne, ont connu leur heure de gloire au début du XXème siècle, ils ont créé des phénomènes, engendré des relations fructueuses avec des écrivains anglo-saxons et écrit quelques-unes des plus belles pages de la SF. Mais étrangement, lorsque le genre connaîtra chez nous un nouvel essor dans les années 70, les jeunes auteurs comme Jeury, Andrevon, Curval ou Ligny s’appuieront avant tout sur l'œuvre de Philip K. Dick [cf. Le Maître du Haut-château] plutôt que sur celle de leurs aînés, déjà poussiéreux et errant dans les limbes des mémoires. Pourtant, c'est tout un univers de possibilités qui mérite d'être redécouvert, ré-exploité, tout un patrimoine vibrant, fulminant, bouillonnant que Lehman et Colin ont eu tellement raison d'exhumer, le brandissant tel l'étendard illuminé d'une révolte des consciences.
À l'heure où, ne sachant plus quoi inventer, le cinéma populaire passe son temps à réadapter des franchises comme Sherlock Holmes, pourquoi ne pas en faire autant ? Sachant que les droits des Sentinelles de Xavier Dorrison et de La Brigade chimérique ont été vendus dans le but d'une adaptation cinéma, on est en droit d'espérer un avenir un peu plus souriant.


L'Intégrale est parue pour la première fois en octobre 2012 aux éditions l'Atalante, deux ans après son adaptation en jeu de rôles (aux éditions Sans-Détour).
La Brigade chimérique est une réussite tant artistique que conceptuelle, capable de se transcender dans sa seconde partie en devenant à la fois plus lyrique et psychologique, confrontant légendes vivantes et illusions perdues. C'est le témoignage de ce qui aurait pu être et qui pourrait à nouveau le devenir.
À lire absolument.


                                


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un projet ambitieux, d'une densité inouïe.
  • La résurgence de héros oubliés dans un récit mêlant avec talent stratégies politiques et personnages fantasmagoriques.
  • Un ouvrage riche, élégant, doté de magnifiques planches en pleine page et d'annexes indispensables par leurs références et témoignages.
  • En bonus : un très bel ex-libris représentant le quatuor de la Brigade.

  • Des dessins parfois un peu trop confinés dans un découpage classique, avec des visages manquant de définition.