Simulacron 3 : un roman de Daniel F. Galouye



Tout a commencé par une disparition.

La fête battait son plein, pourtant Douglas Hall, dont la récente promotion à la tête du service de recherches en simulectronique était la raison d’être des festivités, n’avait pas vraiment la tête à ça : il ruminait encore les circonstances tragiques de la mort de Fuller, son collègue inventeur du système promis désormais à un grand avenir. Mais Fuller se faisait vieux, était devenu imprudent, et il avait suffi d’un câble à haute tension traînant malencontreusement sur son chemin… Quoi qu’il en fût, Douglas faisait grise mine pendant que les convives profitaient des largesses de Siskin, le PDG de la REACO et l’hôte de la soirée, qui se frottait les mains grâce aux perspectives gigantesques promises par les futures applications du système mis au point par Hall et Fuller. Ne fut-ce que dans les projections socio-politiques : plus besoin de sondages d’opinion, ils ont désormais la possibilité de
…simuler électroniquement un milieu social et le peupler de simulacres subjectifs, dits unités de réaction. En manipulant l’environnement, en stimulant les unités, [il est possible d’] estimer leur comportement dans des situations hypothétiques.
Pour le coup, toute une profession serait rendue obsolète et des milliers d’employés des instituts de sondages seraient licenciés – des éléments qui n’inquiétaient aucunement le patron, dont les tentatives pour redonner le sourire à Hall se heurtaient à une morosité inaltérable. Même la sémillante Dorothy ne parvint pas à éclairer l’œil éteint de l’ingénieur, jusqu’à ce qu’un certain Lynch fasse subrepticement son apparition à la party. Responsable de la Sécurité, il avait besoin de parler et Hall était l’homme qu’il lui fallait : il lui avoua qu’il ne croyait pas le moins du monde à la mort accidentelle de Fuller, ce dernier ayant prédit sa fin funeste à cause d’une découverte qui bouleversait son schéma de pensée. Fuller, assassiné ? Voilà qui changeait tout. Cela confirmait même certains vagues pressentiments de Douglas Hall sur le projet en cours. Il devait en avoir le cœur net. Seulement, le temps de jeter un coup d’œil à la voluptueuse silhouette de Dorothy dont il avait réussi à se débarrasser, Lynch avait disparu.
Purement et simplement. En un clin d’œil.



Dès lors, pour Hall, tout se compliqua. Sa plainte déposée auprès des forces de l’ordre se retourna étrangement contre lui : rien n’indiquait que quelqu’un avait disparu, il était le seul témoin de son apparition - et de sa disparition. Illusion ? Paranoïa ? À moins qu'il y ait là-dessous un complot visant à déstabiliser ? Cela n’empêcha pas notre héros, perturbé par l’affaire mais arc-bouté sur ses convictions, de mener son enquête sur ce qui avait motivé son défunt collègue – et sur ce qu’il aurait trouvé dans Simulacron 3, le projet d’univers virtuel sur lequel ils travaillaient de concert. Dans ses notes de travail, il y avait bien un dessin intriguant, mais ce dernier disparut également. La situation se compliqua quand on lui fit part de l’inexistence de ce Lynch : nulle part dans les registres il n’était fait mention de lui, alors qu’il était - dans le souvenir de Douglas - le Directeur de la Sécurité ! Non seulement il s’était évaporé, mais toute trace de son existence semblaient s’être volatilisées ! En revanche, Jinx, la fille de Fuller, fit son apparition et se déclara prête à lui prêter main forte. Il aurait bien besoin d’elle pour se sortir de ce cauchemar et parvenir à déterminer si Fuller avait bien été assassiné et sur ce qu'il avait découvert avant sa mort.

C’est là que les problèmes se multiplièrent : la police se mit à le soupçonner, Jinx changea radicalement de comportement et il réchappa de justesse à plusieurs « accidents » qui auraient pu être mortels. Il ne lui restait qu’une piste possible : utiliser à son tour Simulacron 3, explorer le monde virtuel et interroger les « unités sensibles », ces simulacres d’êtres humains qu'ils avaient programmés. La quête désespérée de Hall pour la vérité allait ainsi remettre en cause toutes les certitudes sur lesquelles il avait construit sa destinée.

Publié en 1964, ce petit roman de Daniel F. Galouye, ancien pilote d’essai reconverti dans la littérature de SF, fut favorablement accueilli par des lecteurs avides d’explorer le concept de réalité. Il est sans conteste le livre pour lequel Galouye recueillit le plus de succès, bien qu’il demeurât à un niveau assez confidentiel, car il faisait écho aux préoccupations parallèles d’un auteur qui passa sa vie à questionner le réel et dont les romans et nouvelles inspirèrent durablement l'un des artistes du dernier quart du XXe siècle : Philip K. Dick. Si l’écriture abrupte, grêlée de répétitions malaisantes, n’a pas la portée et l’élégance de celle de Dick, le sous-texte de Simulacron 3 renvoie à nombre de récits de l’auteur d’Ubik [cf. cet article], du Dieu venu du Centaure ou du Maître du Haut-Château [cf. cet article]. Ainsi, en le lisant à notre époque post-Matrix [cf. cet article], et malgré les capacités d’anticipation qui en découlent, on se surprend à suivre avec attention l’histoire échevelée de ce programmeur qui découvre que le réel se déconstruit et s’en va trouver dans le virtuel des explications qui donneront enfin un sens à tout cela – quitte à faire voler en éclats ses principes et certitudes. À ce propos, il est sans doute utile de préciser que : 1) il ne s'agit pas du troisième volet d'une série ("Simulacron 3" est le nom du programme qui est au cœur de l'intrigue) ; 2) il ne s'agit pas non plus du livre qu'on aperçoit entre les mains de Néo dans le film Matrix précité, qui s'intitule Simulacres & Simulation, et qui s'avère être un essai de Jean Baudrillard [je dois avouer que j'y ai cru, un moment].

Lorsqu’il arpente les rues de cet univers de poche qu’il a contribué à créer, alors qu’il n’est que la projection virtuelle de son être conscient, Hall se demande (le roman, écrit à la première personne, permet de suivre l’évolution des réflexions du héros) comment certaines de ces « unités sensibles », sortes de Personnages Non Joueurs dotés d’une certaine autonomie, ont réagi en apprenant qu’elles étaient la création d’êtres pensants. Il va même plus loin : s’il est possible de se projeter dans la simulation, un simulacre pourrait-il se projeter dans le réel ? Mieux : et s’ils n’étaient, lui, Jinx, Siskin et les autres, que des simulacres pour des êtres évoluant dans une dimension encore supérieure ? Bien qu’étourdissante, cette révélation aurait le mérite d’expliquer bon nombre de choses…

Roman stimulant, parfois haletant, riche en péripéties et en découvertes donnant le tournis, il souffre de quelques petits faiblesses qui l'empêchent d'accéder à un rang supérieur : l'aridité de son écriture, déjà évoquée, mais aussi - défaut qui est également notable chez Philip K. Dick - un personnage principal pour lequel on ne se passionne guère, qui peine à créer de l'empathie, sorte de détective-aventurier informatique un peu hautain, dont les tergiversations et certaines réactions finissent par agacer.

L'ouvrage fut adapté deux fois, dont une production de Roland Emmerich, Passé virtuel (1999), beaucoup trop policée pour procurer cette même sensation de vertige existentiel, mais ayant le mérite d’avoir tenté l’expérience cinéma – et d’illustrer en partie cet article. Au moment de la sortie de Matrix 4 : Résurrections, voici un livre qui mérite d'être redécouvert.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman intelligent et efficace.
  • Un questionnement pertinent sur la réalité et les mondes virtuels, plus que jamais d'actualité.
  • Un univers assez dickien dans sa conception, avec des instituts de sondage tout-puissants et des loisirs virtuels.
  • Des révélations qui, sans être révolutionnaires à présent, demeurent vertigineuses.


  • Un héros passablement antipathique, dont on cerne mal la personnalité.
  • Une écriture sans élégance, austère et brutale.