La Brigade Chimérique - Ultime renaissance

 

"A l'époque où les Américains inventaient leur théorie, le facteur X était connu en Europe sous le nom d'Hypermonde et produisait les mêmes aberrations mais la seconde guerre mondiale l'a rayé de la mémoire collective, comme s'il n'avait jamais existé !" 


La Brigade Chimérique - Ultime renaissance
fait suite à La Brigade Chimérique (chez L'Atalante de 2006 à 2010), Masqué (chez Delcourt entre 2012 et 2013), L'homme truqué (chez L'Atalante en 2013, année qui vit aussi la réédition de l'intégrale de La brigade Chimérique chez le même éditeur - cf. cet article) et L'Œil de la Nuit (chez Delcourt entre 2015 et 2016) – voir encadré plus bas.

Toutes ces histoires se basent sur l'idée simple mais géniale d'exhumer quelques faits marquants ou insolites de l'Histoire ayant eu lieu en France au début du XXème siècle, ainsi que des personnages de fiction français de la même époque et d'offrir à ces personnages une vie réelle dont les récits de fiction n'auraient été que l'œuvre de leurs biographes. Le personnage de Fantôme aurait donc inspiré Fantomas à Marcel Allain et Pierre Souvestre et L'Homme Truqué aurait vu ses aventures retranscrites dans les novellas de Maurice Renard, par exemple.

Tous ces super-héros à la sauce française sont mis en parallèle avec ceux que les comics américains désignent comme impactés par le facteur X (oui, le facteur X de Marvel)... l'Europe de l'entre-deux-guerres aurait en effet connu les mêmes phénomènes et aurait baptisé cela l'Hypermonde.

Après la série originelle et les trois séries dérivées axées autour de personnages secondaires, Serge Lehman, le papa de tout cet univers, nous ramène enfin ici sa fameuse brigade pour un nouvel opus marquant le retour de son héros Séverac à Paris... mais de nos jours. Séverac a lui aussi inspiré un mythe français célèbre : le soldat inconnu ! Grosso modo, c'est un guerrier exceptionnel issu de l'Hypermonde et investi de la mission de porter la parole de tous les soldats anonymes tombés au combat. 

Tout comme l'intégrale du premier cycle sortie en 2013, La Brigade Chimérique - Ultime renaissance est un gros volume de 240 pages divisé en 8 parties de 30 pages supposées sortir sous forme de livrets, à la façon des comics... mais le Covid a empêché que cela se fasse. 
 
Du coup, on accède immédiatement à l'œuvre entière en s'offrant ce gros tome pour moins de 35 €. Étant donné la qualité de l'ouvrage, remercions Delcourt pour ce tarif extrêmement honnête. Et tant qu'on en est à les remercier, faisons aussi remarquer qu'ils ont accepté d'éditer ce bébé suite à l'abandon de la filière BD par L'Atalante (éditeur historique de la série) et qu'ils ont eu l'extrême bon goût de lui donner le même look qu'à l'intégrale de la série initiale parue chez la concurrence. La classe ! Merci de penser aux collectionneurs. En parlant des collectionneurs, qu'ils se rassurent : cette suite a toutes les qualités intrinsèques de la série originelle. Si vous aviez aimé, foncez !
 
C'est d'ailleurs pour cela que je ne vais pas, ici, chroniquer plus avant La Brigade Chimérique - Ultime renaissance en jouant sur la comparaison avec ce qui a précédé. Comme la BD est cohérente avec sa série-mère, ce serait inutile. Je vais plutôt la présenter comme un projet autonome, pour les néophytes... Car, après tout, elle est bel et bien pensée ainsi grâce à cet artifice très malin suggérant que (attention, je vais en paumer certains, là, je le sais déjà) "la réalité est mentale". On peut donc agir sur elle en changeant les croyances des foules. Car au fond, si le Monde est une pensée ou un idée, rien ne s'oppose à ce qu'une époque entière disparaisse, comme un souvenir refoulé... et ça colle parfaitement avec la théorie de l'Hypermonde. En gros, notre conscience collective aurait tout mis en œuvre pour effacer les souvenirs de l'Hypermonde au point que les héros de l'ère du radium sont sortis des mémoires des personnages de la BD... du coup, les tomes précédents de la BD peuvent bien nous êtres inconnus, à nous, dans le monde réel. Nous apprendrons à les redécouvrir au rythme du récit !


Le résumé officiel de la BD qui nous concerne dit simplement ceci : "Dans le métro parisien, l'apparition d'un mutant monstrueux pousse les autorités à ouvrir leurs archives. Elles y trouvent trace de vieux justiciers aux pouvoirs étranges, oubliés depuis la seconde guerre mondiale. Charles Dex, spécialiste en aberrations scientifiques, est chargé de les ramener à Paris. Mais y a-t-il encore une place pour les super héros européens au XXIe siècle ?". À dire vrai, j'ai très peu envie de vous en dire beaucoup plus sur le synopsis... tout simplement parce que je voudrais que vous conserviez tout le plaisir potentiel à tirer d'une aussi enthousiasmante lecture... Je vais donc dévoiler le moins possible d'éléments de l'histoire dans les lignes qui suivront.

Commençons par celui par qui tout arrive, l'espèce de témoin-narrateur. Charles Dex est un personnage "chimérisé" (introduit dans la mythologie de cette série, si vous préférez) depuis un autre déjà issu de l'imagination de Lehman. Sans doute est-ce d'ailleurs une façon pour Lehman de glisser une part de lui dans le récit, voire de s'offrir une place dans la mythologie entière de l'Hypermonde. Le procédé est élégant puisque ce chercheur ultra spécialisé va vite être comme nous dépassé par ce qu'il découvre sur l'ère du radium et ses super héros européens. Un expert devenant bien vite un candide a l'énorme avantage de ne pas rabaisser le lecteur au rang d'ignorant : si même lui, le spécialiste, n'a rien vu venir, comment aurions-nous pu savoir ? Quoi de mieux, comme personnage central, qu'un homme doué mais pas trop, en sachant beaucoup mais pas trop et désireux de s'améliorer et d'apprendre davantage ? 

Un des torts des comics US est précisément de trop souvent tout centrer sur les supers : on y perd l'échelle de puissance qui les met au-dessus de nous et on finit par se désintéresser de leurs enjeux. Ici, pour nous rappeler l'échelle humaine, on a Dex... Tous les gens du commun qui l'entourent partageant ses recherches font penser à des geeks enthousiastes, un peu du genre de ceux qui s'intéressent à l'heure actuelle à la cryptozoologie... et ses autres contemporains ne cachent que rarement cette impression qu'ils semblent avoir que le brave Dex tremperait peut-être bien dans des thèses complotistes un peu louches (réaction on ne peut plus naturelle face à un historien vous soutenant que des héros dotés de super pouvoirs ont été entraînés par Marie Curie, non ?).

Mais qui sont donc les êtres aux pouvoirs surnaturels que nous offrira ce livre ?

Au rang des gentils, nous rencontrerons L'homme truqué (désormais appelé Rigg) qui survit depuis de longues années grâce au remplacement successif de parties de son corps par des prothèses robotiques de son cru. Cet inventeur de génie a trouvé refuge, missions, renommée et financements aux États-Unis après la seconde guerre mondiale et il offrira par ce biais à l'auteur l'opportunité de dénoncer habilement l'emprise économico-stratégique de l'Amérique sur le vieux continent par le biais d'un traitement métaphorique de la situation de Rigg. Âgé de 126 ans, c'est un personnage attachant qui incarne la mémoire de La Brigade. Nous pouvons aussi mentionner Félifax, sorte de tigre-garou monstrueusement coriace pouvant à loisir prendre sa forme bestiale mais dont il m'est impossible de parler trop longuement sans divulguer certains détails de son identité que je préfère vous laisser découvrir. Il en va d'ailleurs de même pour Palmyre, la magicienne capable de transcender les limites entre notre réalité et l'Hypermonde.
 
Mais, pour impressionnants qu'ils soient, ces héros ne sont rien à côté du Soldat Inconnu, sorte d'ange portant une bague à l'effigie d'un être lui cédant volontairement sa place en ce monde. Il n'apparaît que lorsque le pays est en danger et brandit alors son épée vengeresse face à n'importe quel opposant osant menacer la France. Ça sonne bizarrement, pour vous ? Si oui, j'espère que Captain America vous fait vous tordre de rire parce que son background patriotique est le même mais le Soldat Inconnu est autrement plus charismatique !
 
Du côté des méchants, on a essentiellement deux créatures. Tout d'abord le Roi des Rats, qui est un humain (un prof de lettres) traumatisé par plusieurs agressions et qui... qui est devenu une sorte de Splinter contrôlant les rongeurs de Paris et partageant sa malédiction avec les pauvres bougres qu'il traumatise. Il sera la menace surnaturelle motivant le retour de La Brigade Chimérique à Paris... Mais le Roi des Rats n'est qu'une sorte de prophète de l'Apocalypse à venir : il est l'annonciateur de la venue du Maître de la Terreur ! Et en ce qui le concerne, son concept est original, tout autant que sa quête et ses motivations...

Des supers froggies, donc ?

Comme le reconnaît Lehman dans la très intéressante postface, il y avait une sorte d'incongruité, en 2010, à traiter de super-héros français... D'ailleurs, certains témoins des exploits de nos héros en plein Paris leur parlent spontanément anglais, dans cet album ; ce qui est bien vu, tant les individus affublés de super pouvoirs semblent être l'apanage du pays du président Joseph Robinette Biden Jr... (je sais que c'est bas, mais je ne peux m'empêcher de l'appeler Robinette !) Pourtant, depuis 2010, La brigade a eu des collègues et fait des émules et l'idée de héros tricolores est de moins en moins grotesque aux yeux du public. 
 
Un autre facteur plus malheureux a probablement aussi œuvré en ce sens (et les auteurs en ont bien conscience) : il existe en France le sentiment collectif d'être entré dans un monde plus hostile, plus dangereux. Les attentats islamistes de 2015 n'y sont pas étrangers... mais avec eux arrivent aussi les récits d'actes héroïques anonymes, voire d'authentiques sacrifices comme celui du Colonel Arnaud Beltrame lors de la prise d'otages de Trèbes en 2018. Comme l'affirme le Soldat Inconnu, finalement... "Il y a toujours la guerre". Même si ce n'est pas toujours au sens où lui l'entend.

À plusieurs reprises, le récit joue sur son identité française et ses spécificités en découlant... et c'est assez souvent pour mettre des taquets aux collègues de chez Marvel. J'avoue avoir été amusé par ces propos un peu méta tout à fait légitimes puisque, dans l'univers du livre, les comics Marvel existent et sont les biographies d'authentiques héros... tout comme le livre La Brigade Chimérique - Ultime renaissance existera lorsque l'on aura retracé les exploits des compagnons de Dex. Au rang des critiques adressées à Marvel, on peut trouver un des personnages s'indignant de n'avoir été choisie, selon elle, que parce qu'elle est femme et "issue des minorités". Que l'héroïne se révolte elle-même est ici un pied de nez évident à la politique éditoriale américaine qui farcit les comics actuels de héros d'origines variées, d'orientations et identités sexuelles diverses et de toutes religions... au point d'en être parfois ridicules quand elle se mêle de transformer un personnage existant au point de le trahir. Ne nous méprenons pas : un nouveau personnage peut bien être musulman ou homosexuel mais si (et non, ce n'est pas arrivé, c'est un exemple par l'absurde) on nous pond un Peter Parker suisse shintoïste bisexuel transgenre végétalien et s'identifiant à une fillette noire de 4 ans pentecôtiste bipolaire, j'aurai du mal à ne pas y voir une tentative étrange et cynique de Marvel de cocher le plus de cases possibles sur le tableau des luttes intersectionnelles. Dans le même état d'esprit, un des personnages de La Brigade est ouvertement bi et elle n'en fait pas mystère mais il est clairement spécifié que l'on doit s'en contrefoutre, contrairement à sa famille qui lui pourrit la vie avec ça... famille qui aura sans doute une surprise plus difficile encore à avaler lorsqu'elle verra ce dont sa fille est capable, au sein de La Brigade !

Ces thèmes appartiennent à notre quotidien et sont donc présents dans cet album confrontant des héros du siècle dernier au nôtre... mais ils sont anecdotiques et non centraux, comme ce serait le cas pour des héros d'outre-Atlantique.

Que dire alors de cet album ?

Le scénario de Serge Lehman est aussi divertissant que malin. Il puise dans une culture quasi encyclopédique du fantastique et de la science-fiction des XIXème et XXème siècles. Nous sommes aussi divertis par la bande dessinée que fascinés par la postface et les métadonnées de fin d'album où Lehman énumère patiemment et commente les multiples références disséminées dans les cases de son bébé.

Le talentueux dessinateur Stéphane de Caneva le complète parfaitement tant il semble lui aussi passionné par ces thèmes, au point que les deux hommes avouent s'être parfois surpris à utiliser des références communes qu'ils se pensaient seuls à avoir envie d'exploiter. La mise en couleurs de Lou, quant à elle, est très lisible et n'a objectivement rien à se reprocher, apportant un côté légèrement old school à l'ensemble, ce qui n'est pas incohérent avec le propos.

La Brigade Chimérique, c'est du comic book français mais ça a aussi des relents de Jean Ray, d'Henri Lanos, de Philip K. Dick, de Jules Verne, d'Isaac Asimov, voire d'Alain Damasio et de bien d'autres... jusqu'à des clins d'œil à des héros récents comme Fox-Boy, le super héros breton dessiné par Laurent Lefeuvre en 2011. Avec toutes ces références, on finit parfois par trouver la BD un peu cryptique... mais c'est bien là le jeu mis en place par les auteurs : ils tricotent des héros sur base d'indices laissés dans notre passé par des auteurs de fictions supposément inspirées de personnes réelles... Libre à nous de nous laisser simplement porter ou de tout détricoter et faire la chasse aux références.

La Brigade Chimérique - Ultime renaissancec'est beau, amusant, riche, intelligent, érudit et bien foutu, en plus de poser quelques questions métaphysiques pas inintéressantes... Alors vous savez quoi faire, non ?

Présentation des séries annexes • Par Thomas
 
Comme évoqué en début d'article, La Brigade Chimérique - Ultime Renaissance fait bien sûr suite à la première Brigade mais est aussi connectée à d'autres œuvres, toutes scénarisées par Serge Lehman. De son propre aveu (dans la postface d'Ultime Renaissance), tout ne se vaut pas. Tour d'horizon et sélection des meilleures. Entendons nous bien, aucune de ces bandes dessinées n'est obligatoire pour la compréhension des deux Brigades, ce sont des compléments sympathiques, plus ou moins pertinents.
 
Peu importe l'ordre de sortie dans le commerce, entamons la présentation par LE titre qui est le plus relié à Ultime Renaissance et à La Brigade Chimérique au global : L'homme truqué. Récit complet en un tome, il met en scène le personnage du titre qui était évoqué brièvement au détour d'une case dans La Brigade Chimérique et qui occupe une place de choix (un second rôle très présent) dans Ultime Renaissance. L'homme truqué se déroulait peu avant la première Brigade, c'est certainement le titre à la fois le plus accessible (si on n'a rien lu de tout l'univers) mais aussi le plus connecté et « fidèle » à la bande dessinée initiale – ce n'est pas pour rien qu'elle est dessinée par Gess également. 

Pas du tout connecté à Ultime Renaissance, L'Œil de la Nuit ravira par contre les passionnés de la première Brigade Chimérique qui veulent en savoir plus sur le fameux Nyctalope. On conseille les deux premiers tomes (sur trois), formant un tout complet dévoilant les origines du fameux Sinclair. Le troisième opus est moins passionnant, on y ressent une certaine lassitude (assumée) de l'auteur qui n'a pas réussi à faire ce qu'il voulait avec son personnage (aussi bien pour des raisons de droits – n'ayant pas pu les récupérer – que de narration ; on attendait en effet légitimement la passation entre Marie Curie et lui, longuement évoquée dans La Brigade Chimérique et saupoudrée de mystères, mais elle n'arrivera hélas jamais…). On retrouve Gess aux dessins pour cette immersion européenne qui met en avant un protagoniste froid et énigmatique mais toujours charismatique (davantage que dans l'œuvre-mère où il ressemblait à François Hollande – déso pas déso !).

Masqué était – est toujours – considéré comme la « première suite » de La Brigade Chimérique. Les quatre tomes fermaient d'ailleurs « un premier cycle », montrant un Paris plus ou moins futuriste, trop éloigné de la première Brigade pour être embarqué dedans mais avec quelques connexions éparses sympathiques. Les personnages sont moins attachants ou passionnants ; néanmoins Ultime Renaissance évoque (ou plutôt balaye en quelques cases) cette période. Lehman l'évoquera a posteriori, des choses fonctionnaient, d'autres non… Nous sommes d'accord (et par conséquent on vous déconseille l'ensemble).

Enfin, Metropolis est mentionné comme une série annexe de La Brigade mais, dans les faits, elle raconte tout autre chose : une uchronie dans laquelle la Première Guerre mondiale a été évitée. Ce n'est que le point de départ de la fiction dans laquelle on suit surtout deux flics à la recherche des auteurs d'un attentat. Hommage au film et à la ville du titre, mais aussi à plein d'œuvres noires et, à nouveau, à une foule de personnages ayant existé (historiquement ou fictivement), la série en quatre tomes est une petite pépite. On la recommande chaudement mais il ne faut pas s'attendre à y trouver une véritable extension de La Brigade Chimérique, au contraire (malgré des éléments familiers, notamment pour le traitement narratif, il n'y a pas du tout de réelles connexions entre ces œuvres).


+ Les points positifs
- Les points négatifs
  • Une œuvre intégrale, belle, érudite, amusante et intelligente pour un prix dérisoire.
  • D'une telle qualité qu'elle vous donnera sans doute envie de vous procurer la première intégrale.
  • La suite d'un univers maîtrisé et cohérent avec le seul Serge Lehman aux manettes.
  • Du super héroïsme dans toute sa démesure qui n'oublie pas de nous rappeler l'échelle humaine.
  • Ça risque de coûter cher à ceux à qui ça donnera envie de lire tout ce qu'a écrit Lehman… mais c'est un coût qui vaut le coup.
  • Si chaque album doit peser 240 pages à la balance, on va encore devoir attendre la suite pendant des années... si suite il y a (ce qui dépend des ventes, évidemment !).