"Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, – jamais plus !" Edgar Allan Poe (traduit par Charles Baudelaire)
Voilà. C'est gratos. Je crois qu'on ne pouvait que très difficilement offrir un plus élogieux chapeau à Lowreader : la traduction baudelairienne de l'excipit du poème narratif de Poe, ça en jette certainement bien assez pour que l'on puisse par la suite se permettre une langue plus relâchée. Mais pourquoi avoir décidé de commencer par Le corbeau de notre ami Edgard Allan ?
Eh bien parce que, c'est un de ces funestes volatiles qui fut choisi par le Label 619 pour symboliser la relève après la disparition de feu Doggy Bags (pour les moins renseignés parmi vous, on a déjà causé de ces recueils à l'occasion de leurs numéros 14, 15 et 16).
Pour tout dire, ce profil de corbac barré du terme Lowreader était déjà présent en tout petit sur les couvertures de son ancêtre, comme un charognard au loin n'attendant que de voir Doggy Bags crever la gueule ouverte pour venir lui picorer les globes oculaires avec délectation.
Doggy Bags fut une belle aventure dont on vous expliquait le concept dans la chronique consacrée au numéro 14 mais le Label 619 a visiblement quitté le giron d'Ankama (pour des raisons qui au final nous regardent peu) pour nicher chez Rue de Sèvres, qui s'enorgueillit depuis 2013 de bâtir au sein du groupe l’École des loisirs, un temple dédié à une certaine liberté éditoriale 100% axée "livres", à taille humaine, et spécialisée dans l’image. Nul doute que les auteurs du Label 619 sauront profiter de cet état d'esprit eux qui, depuis 13 ans déjà, forment une structure éditoriale indépendante prompte à foutre des coups de santiags cloutées dans tous les tabous de nos sociétés modernes. Le partenariat offre au Label une totale liberté éditoriale et lui garantit de pouvoir conserver le ton et l'identité graphique qu'on lui connaît et que l'on est nombreux à apprécier. Une dizaine d’ouvrages devrait être publié chaque année, comprenant la poursuite de séries existantes, quelques sorties tenant plus du spin-off et quelques nouvelles créations.
Initialement fondé par Run, l'auteur de la série à succès Mutafukaz (dont on ne tardera pas à parler ici-même), le Label est aujourd’hui sous la houlette de trois de ses auteurs principaux (Florent Maudoux, Guillaume Singelin et Mathieu Bable). Très visiblement, leur intention est encore et toujours de proposer de la bande dessinée décomplexée, dégoulinante de pop culture et visant essentiellement le divertissement sans oublier d'égratigner au couteau rouillé certains aspects de notre époque. Et c'est tant mieux.
Alors, le ramage de ce corbeau vaut-il le plumage qu'on lui prête au seul bénéfice de la réputation du cadavre qu'il grignote ? De toute évidence, oui. On retrouve la formule Doggy Bags jusque dans les moindres détails, si ce n'est qu'apparait désormais un corbeau comme fil rouge et narrateur... ce qui permet à la fois d'explorer la symbolique de cette bestiole mais aussi d'amener un commentaire ironique au reste de l'ouvrage, comme le faisait le conteur des Contes de la Crypte. Le contenu est on ne peu plus traditionnel : trois histoires courtes indépendantes signées de plumes diverses spécialisées dans le rentre-dedans, d'hilarantes fausses pubs à l'ancienne, du digest pop culture et, parfois, au détour d'une page, une nouvelle fantastique.
Cette fois, les histoires sont toutes trois de qualité, même si l'on y explore des univers et des thématiques très variés.
La première se nomme Devil's Key. Dans ce tonitruant récit, Mud imagine le châtiment que subit un groupe de hair metal pour avoir vendu son âme au diable dans le seul but de passer à la télévision (ça s'inscrit dans la grande époque de MTV, quand ces groupes auraient tout donné pour cet accomplissement). Sous le pinceau de Ghisalberti, c'est flashy, c'est gore, c'est défoulant. C'est la BD préférée du Doomguy, à n'en pas douter !
La deuxième histoire, Mr. Sato, offre à Guillaume Singelin (dans un récit co-écrit avec Run) l'opportunité d'aborder une sorte de relecture hardcore du film Falling down située dans le Japon moderne. Harcelé, méprisé, un monsieur lambda va profiter de l'imprimante 3D de son boulot pour se fabriquer une arme à feu (les vraies étant rarissimes, au Japon, comme dit dans un article inclus dans le recueil). C'est traité avec intelligence, le dessin est efficace, la mise en couleurs est d'une noirceur assumée et le propos est aussi pertinent sur le fond que dans la forme. Glaçant !
La troisième et ultime histoire, She-wolf & Cub, nous ramène au premier Doggy Bags puisque Florent Maudoux nous livre les nouvelles aventures de Masiko et de son bébé (nul besoin d'avoir lu sa première aventure pour apprécier celle-ci). La voici ici à nouveau aux prises avec un gang de motards lycanthropes, ce qui rappellera quelque chose aux amoureux de la première heure ! Traquée par des hommes-loups, c'est en mère louve que la jeune femme protégera son enfant. Dessins magnifiques, mise en couleurs crépusculaire et scénario dynamique : du Masiko pur jus !
Ca fait toujours du bien d'empoigner une création du Label 619. On se sent un peu privilégié de pouvoir encore (en cette période où tout n'est que censure, autocensure, retenue et vertu ostentatoire à deux balles) dévorer de la BD d'exploitation sans concession qui excite et fait réfléchir à la fois.
Bienvenue, donc, à Lazare, le sombre charognard volant qui nous guide désormais entre les pages de ces recueils qui n'ont finalement que peu changé : on lui fait un accueil chaleureux et on attend de lui qu'il continue à jouer avec nos peurs pour les compresser sur quelques pages en un divertissement jouissif et défoulant. Pour sa liberté de ton, pour la vitrine qu'il offre à maints talents, pour son audace, pour sa résilience témoignant de la nécessité de son existence et pour les longues heures passées à lire et relire le cadavre des entrailles duquel il se lève : longue vie à Lowreader !
(Message personnel de dernière minute à l'équipe du Label 619 : j'ai vu que votre courrier des lecteurs s'achève avec une critique de... FandeCoach ! Et depuis, je veux savoir quel lien vous lie à l'équipe du podcast 2 heures de perdues ! Je veux connaître tous les méandres de ce Popculture Ironic Universe !)
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