"Je n'ai jamais été un homme violent. Cette violence-là n'est pas à moi.
C'est le résultat des humiliations et du sentiment de devoir vivre sans espoir."
Il est malaisé de parler d'un thriller sans en dire trop. Ce premier tome de Cadres noirs aux éditions Rue de Sèvres offre l'incipit d'un triptyque extrêmement prometteur basé sur le roman de Pierre Lemaître (c'est un partenariat qui a déjà fait naître les adaptations de Au revoir là-haut, Couleurs de l'incendie et trois tomes de Brigade Verhoeven). Lemaître est un auteur que nous affectionnons, ici, comme le prouvent plusieurs articles le concernant, dont cet article de présentation de son travail.
Adapté scénaristiquement par Pascal Bertho, sous les coups de crayon de Giuseppe Liotti et grâce aux couleurs de Gaëtan Georges, cet album entame le combat d'un homme désespéré contre un système d'un absolu cynisme. Le roman a déjà connu une adaptation télévisuelle, qui mettait en scène Éric Cantona, sous le nom de Dérapages.
Adapté scénaristiquement par Pascal Bertho, sous les coups de crayon de Giuseppe Liotti et grâce aux couleurs de Gaëtan Georges, cet album entame le combat d'un homme désespéré contre un système d'un absolu cynisme. Le roman a déjà connu une adaptation télévisuelle, qui mettait en scène Éric Cantona, sous le nom de Dérapages.
Permettez que l'on reste ici assez flous au sujet de la trame narrative et qu'on en vienne assez vite au commentaire de l'œuvre, histoire de ne pas trop dévoiler ce qui fait le sel de ce genre en particulier. L'on répète souvent que, si le travail est rondement mené, le spoil ne saurait gâcher le plaisir tant la qualité d'un ouvrage va bien au-delà de la simple notion de ce que ça raconte... C'est tout à fait vrai, si l'on y ajoute quelques exceptions au nombre desquelles le thriller dans lequel le processus de l'enquête et ses surprises font parties intégrantes de l'intérêt inhérent au récit.
Posons donc le décor : Alain Delambre est un cadre, formé aux techniques des ressources humaines, qui, depuis quatre ans, ne connaît que chômage et petits boulots alimentaires. Le désespoir le guette.
Alors quand une grosse société passe une annonce pour un poste de DRH qui semble taillé sur mesure pour lui, Alain n'hésite pas et postule... sans se douter qu'il met là le doigt dans un dangereux engrenage qui le mènera bientôt à devoir emprunter de l'argent et à participer à un jeu de rôles, dans le contexte de son recrutement, simulant la prise d'otages de candidats à d'autres postes.
Sa relation avec sa femme et ses filles s'en verra chamboulée tant la confiance qu'elles lui accordaient souffrait déjà d'une certaine fragilité depuis ses accès d'agressivité sur son dernier lieu de travail... et sa vie va peu à peu prendre une tournure catastrophique.
Scénaristiquement, c'est du très bel ouvrage d'adaptation, très fidèle, avec des aller-retours entre le présent carcéral d'Alain et son passé sous forme de flashbacks. Tout ce tome 1 s'échine à faire naître en nous une sympathie réelle pour ce personnage que la société a brisé malgré toute sa bonne volonté.
On le comprend : on a tous obligatoirement été ou connu quelqu'un comme lui à un moment ou un autre, mis sur le côté et se sentant peu à peu de plus en plus déclassé, de plus en plus largué par ce monde du travail qui, lui, n'a de cesse de continuer à avancer.
Notre empathie pour Alain est réelle.
Mais c'est alors, vers la fin de ce tome 1, que l'on nous présente une facette inattendue du personnage. Facette que l'on ne parvient à comprendre que grâce à l'empathie que l'on a développée envers lui au fil des pages (la BD en compte 80, d'ailleurs, soit dit en passant). Certes, au fil du volume, on se rend bien compte qu'il est minutieux, ne laisse rien au hasard, veut à tout prix se sentir prêt pour cette étrange épreuve de recrutement... mais après tout, il joue le confort de sa famille et a un emprunt conséquent à rembourser. Du coup, même si l'on se dit qu'il exagère grandement sa préparation mentale en vue du fameux jeu de rôles, on voit quand même difficilement venir (à moins de connaître l'œuvre originale) ce que la fin de ce tome 1 suggère... et ça annonce deux albums à venir particulièrement intéressants en termes de révélations.
Cela fonctionne : les auteurs réussissent à nous faire accepter sans peine d'avoir été ainsi manipulés par le récit, dans un intelligent parallèle avec la démarche d'Alain qui lui aussi cachait bien son jeu.
Si je devais trouver un défaut à ce titre, ce serait sans doute le manque de surprise du présent de narration en prison (il s'y passe des choses, mais c'est très convenu) alors que, a contrario, tous les retours en arrière dans le passé, via les pensées ou la confession écrite d'Alain, eux, tiennent en haleine et parviennent souvent à étonner.
Au niveau du dessin, l'album arbore un dessin semi-réaliste absolument parfait pour ce type de récit : aller vers un style plus réaliste aurait davantage figé le trait et rendu les émotions moins lisibles ; aller vers un traitement plus caricatural l'aurait décrédibilisé. Puisque l'on abordait les émotions, c'est la grande force du dessin, précisément : chacune d'entre elles est instantanément identifiable sur ces visages et ces corps extrêmement expressifs. Et ça aide grandement à la naissance d'un sentiment d'empathie, bien entendu.
La mise en page est sans fantaisie mais d'une maîtrise évidente. Ici, les cases et les phylactères sont sagement rectangulaires et les plans sont généralement ceux que l'on attend d'une bande dessinée de ce type : des plans larges, des plans américains, quelques gros plans et très gros plans, parfois une légère plongée ou une légère contre-plongée... rien de très folichon, mais la vie sans artifice d'Alain ne mérite guère d'effets incroyables, sans quoi on trahirait le propos.
La mise en couleurs, elle aussi cohérente avec le récit, est relativement terne et convient en cela parfaitement à ce qu'on attend d'elle. A noter une petite fantaisie bienvenue quand même : le papier des planches se déroulant dans le passé est jauni, là où le papier des planches montrant des événements contemporains est d'un beau blanc javélisé. C'est élégant et pertinent ; voilà un effet qui doit être extrêmement rare.
Thriller social très bien écrit et jusque là très bien adapté, Cadres noirs est à conseiller à toute personne cherchant une lecture militante, engagée et désillusionnée (certains diront "lucide") de ce monde du travail où la main-d'œuvre est devenue une marchandise comme les autres, une variable d'ajustement.
C'est une histoire âpre, impitoyable et malheureusement réaliste qui signe une charge contre l'univers des grandes entreprises mais aussi contre le traitement médiatique putassier des faits divers sur les chaînes d'information continue.
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