Plus ou moins pro ?


Je suis tombé sur un extrait de post, sur la page facebook de Et alors la source ? (qui, comme Pigeon Gratuit par exemple, fait un excellent travail de sensibilisation et lutte contre la précarisation des métiers artistiques), qui nécessite une mise au point en profondeur sur l’écriture. J'avais déjà abordé le sujet il y a quelques années (cf. ce dossier), mais étant donné ce que l’on trouve encore sur le net (et dans l’esprit du grand public, voire de certains « professionnels »), un rappel ne sera pas de trop.

Tout d’abord, je précise que l’exemple précis à partir duquel je vais extrapoler est sans importance. La personne (qui recherche un « dessinateur pro ») est apparemment plutôt jeune, sans expérience, et ne pensait certainement pas à mal. S’il est nécessaire de revenir sur ces propos, c’est avant tout parce que cette personne véhicule une idée très largement répandue. Trop largement répandue.
Voyons dans un premier temps ce qui est dit.
« Je pense que l’écriture est quelque chose de subjectif et qu’ainsi tout le monde est plus ou moins pro suivant les idées qu’il peut avoir. »
Ah, on l’avale difficilement celle-là, non ?
Une phrase, trois énormités.
Non, l’écriture n’est pas quelque chose de subjectif (en tout cas, pas essentiellement).
Non, tout le monde n’est pas plus ou moins pro.
Et ce n’est même pas une question d’idées.
Et bien entendu, l’on va essayer de démontrer ces trois points.


1. De l’objectivité dans l’écriture.
Tous les domaines artistiques nécessitent un apprentissage technique. Tous.
Un musicien va apprendre le solfège, des accords. Un architecte va maîtriser des notions mathématiques et physiques afin que ses constructions ne s’écroulent pas. Un cuisinier va apprendre à contrôler la phase de cuisson de ses plats. Un budoka va répéter des gestes, des kata, jusqu’à les intégrer parfaitement dans sa mémoire corporelle.
Et pourtant, tous ces gens inventent et sont, à leur manière, artistes.
Le musicien compose, l’architecte imagine de nouvelles structures, le cuisinier développe ses propres recettes, le budoka peut inventer des chorégraphies martiales. MAIS, et ce putain de « mais » est important, ils créent APRÈS avoir appris leur métier, après avoir acquis les bases techniques se rapportant à leur domaine.
C’est logique, avant de tenter de créer une ballade à la guitare, la plupart des gens se disent qu’il ne serait pas totalement inutile de peut-être apprendre à en jouer.

Le problème avec l’écriture vient du fait que ses bases techniques ne sont pas forcément évidentes, ou décelables par tous au premier abord.
Vous n’avez pas besoin d’être musicien pour reconnaître une fausse note ou vous rendre compte que quelqu’un chante faux. Et vous n’avez pas besoin d’être un chef étoilé pour faire la grimace lorsque l’on vous fait goûter un plat trop cuit ou trop épicé. De la même manière, sans être acteur, vous pouvez vous rendre compte qu’un comédien en fait trop. Ou, sans être réalisateur, un mauvais raccord entre deux scènes vous sautera aux yeux.
Dans la plupart des domaines, le néophyte se rend compte immédiatement de ses propres insuffisances et des insuffisances éventuelles des professionnels. Si l’on n’a jamais appris à jouer de la guitare, l’on peut produire des notes, mais l’on constate vite que ça ne donne rien.
L’écriture n’est pas un domaine plus facile, sa technicité est simplement moins évidente, plus cachée.

Il existe pourtant de nombreuses façons de juger objectivement de la qualité d’un texte. Sans jamais faire intervenir l’inclination personnelle. Les scènes produisent-elles l’effet voulu ? Les personnages sont-ils suffisamment développés ? Le récit est-il cohérent ? L’auteur impose-t-il un rythme particulier ? Si oui, pour quelle raison ? Trouve-t-on des figures de style ? Si oui, servent-elles le propos ? Le processus d’identification est-il facilité ou au contraire consciemment freiné ? Le travail de documentation est-il suffisant ? Et avant ces quelques exemples touchant au fond, l’on peut de manière tout aussi objective considérer la forme. Le texte est-il propre (sans coquilles) ? La ponctuation est-elle bien employée (ça n’a l’air de rien, mais je suis effaré du nombre d’auteurs et correcteurs qui n’y entendent rien) ? Y a-t-il trop de répétitions, de longueurs, d’imprécisions… ?
Il existe des dizaines de manières d’aborder la qualité d’un texte avant d’en venir au goût et au fameux « j’aime/j’aime pas ». Et tout cela s’apprend. Et pas en cinq minutes.

Ensuite, au-delà de la technique, vient un domaine qui effectivement ne fait plus appel au jugement objectif, c’est le ressenti, le goût, ce qui fait que l’on aime ou pas une mélodie, le style d’un auteur, l’assaisonnement d’un plat. Mais le fait qu’il existe un domaine subjectif n’induit en rien la disparition de la technique et du savoir-faire objectivement quantifiable.  

2. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire « plus ou moins pro » ?
Tout le monde est bien évidemment auteur de sa propre création, même imparfaite.
Plus ou moins un Pokemon...
Par contre, sont « pro » les auteurs qui sont publiés à compte d’éditeur et dont les œuvres aboutissent en librairie, ce qui paraît tout de même être le but premier. Cette notion de compte d’éditeur est importante car l’autoédition, même si elle peut avoir son utilité dans le cadre de projets très spécifiques, a permis trop de dérives ces dernières années. Bien des œuvres, non abouties, ont été proposées à la vente par des structures qui, autrefois, auraient été de sympathiques fanzines mais qui, par la grâce du net et des coûts de l’impression numérique, se sont rêvées éditeurs.
L’apport d’un éditeur professionnel dans le processus créatif est essentiel non seulement en amont, afin d’optimiser le manuscrit ou le scénario [1], mais aussi en aval, afin de permettre la diffusion et la distribution de l’œuvre dans les meilleures conditions.

Très peu d’auteurs en France vivent de leurs droits d’auteur parce que les livres se vendent, dans leur grande majorité, peu. C’est un fait. Si en plus l’on se passe d’une structure professionnelle indispensable, effectivement, là on bascule dans le hobby et non l’activité sérieuse. Cela n’aurait rien de grave si le lectorat pouvait immédiatement et instinctivement faire la différence entre un type qui se fait plaisir et un auteur qui a bossé réellement pendant des années pour proposer un boulot correct et propre.
Il n’y a aucune raison valable pour que l’écriture soit le seul domaine professionnel qui échappe à la règle de l’expérience et de l’apprentissage.
On n’est pas « plus ou moins » auteur pro, pas plus que l’on est plus ou moins boulanger.
Il m’arrive de shooter dans un ballon, je n’ai pourtant jamais pensé que j’étais « plus ou moins » footballeur professionnel. Je n’ai tout simplement pas suffisamment de technique dans les guiboles. Et pour l’avoir cette technique, il faudrait que je m’entraîne. Des années durant. Depuis mon plus jeune âge en fait. Parce qu’un passement de jambes ou un petit pont, ce n’est pas « naturel », pas plus que le fait d'écrire. 

3. Et voilà le fameux « j’ai une super imagination, je ferais un super auteur ! »
C’est très classique et très faux. Parce que ce n’est pas, mais pas du tout, une question d’imagination.
Tout le monde imagine des histoires, on l'a tous fait étant enfant en tout cas. Mais tout le monde n’est pas capable d’en écrire.
À ce stade, l’on va refaire une mise au point sur le terme « écrire ». Nous sommes tous capables d’écrire notre nom, une liste de courses, une lettre. Parce que, basiquement, l'on sait écrire au sens scolaire du terme. Comme l’on sait compter. Cela ne veut pas dire que l’on maîtrise l’écriture au sens du Conteur (romancier ou scénariste) qui, lui, va mettre en forme une idée pour la rendre transposable, intéressante, chargée en émotion et/ou en sens.
2 secondes, je flingue une idée reçue...
La plupart des gens qui s'improvisent auteurs, en ignorant tout de ce que cela implique, en arrivent à écrire dans un style « rapport de police », où ils alignent des faits sans jamais insuffler de vie dans leur récit. Or l'on se fout totalement de ce qui se passe si ce n’est pas suffisamment bien amené. Et peu importe l’accumulation des scènes, le nombre d’explosions ou de rebondissements, si l’auteur n’a pas fait le travail nécessaire pour « cueillir » le lecteur, pour construire son récit, tout restera plat et insipide.

L’inverse est également vrai. L’on peut passionner, émouvoir, tenir en haleine avec très peu si la forme est maîtrisée. Garde à Vue, de Claude Miller (sur des dialogues de Michel Audiard), est un film qui, résumé à son « idée », est très pauvre : un flic interroge un suspect autour d’une table. Pourtant, malgré le fait qu’il date de 1981, il est toujours aussi efficace de nos jours. Peut-être ne l’aimerez-vous pas pour x raisons qui relèvent de l’inclination, mais d’un point de vue technique, ce film est un exemple de maîtrise narrative. Avec pratiquement rien comme « idée ».
Dans 99,9 % des cas, ce n’est pas l’idée qui fait le roman (ou le film, la BD, etc.). Le 1984 d’Orwell peut sembler un contre-exemple parce que le roman véhicule des concepts énormes (la novlangue, la doublepensée), mais ceux-ci sont tout de même soutenus par une maîtrise narrative indéniable : la tragique histoire d’amour de Winston et Julia est là pour mettre de l’affect sur les concepts et appuyer leur impact. Et le personnage de Winston est patiemment et habilement construit.
Pensez seulement aux polars, tous basés sur les quelques mêmes principes de base : une enquête à résoudre (whodunit), une descente aux enfers (hardboiled), une tension constante (thriller). Les formules ne sont pas multipliables à l’infini, et pourtant, les bons polars sont tous différents les uns des autres. Parce que c’est le style de l’auteur, basé en partie sur la technique, qui lui donne son goût unique. Pas l’idée de départ.
Si l’on prend Un plan simple, de Sam Raimi, un pur chef-d’œuvre, l’idée tient en quelques mots : des gens a priori normaux tombent sur un pactole et se déchirent. C’est ça l’idée du film. Et avec cette même idée, 1000 scénaristes (et réalisateurs) feraient 1000 films différents. De bons films, techniquement aboutis, de mauvais films, avec des insuffisances, mais des films uniques, dont l’originalité n’est pas liée à l’idée mais à sa mise en forme.   

4. De l’inné et de l’acquis.
Personne ne va s’improviser dessinateur, parce que les gens se rendent en général compte qu’ils ne savent pas dessiner. Par contre, ils en tirent souvent une conclusion erronée : je n’ai pas le « don » de savoir dessiner.
Si vous êtes dans ce cas, réjouissez-vous, je vais vous faire une révélation stupéfiante : vous pouvez dessiner !
En apprenant à le faire.
Parce que, bien évidemment, la perspective, les proportions, la gestion des volumes, l'anatomie, tout cela ne vous est pas fourni à la naissance par la gentille fée du dessin. Les mecs (et les filles hein) qui « savent » bien dessiner ont bossé pour. Il n’y a rien de plus énervant pour un artiste que de s’entendre dire qu’il a un don (ce qui suppose qu’il n’a rien fait pour devenir bon).
Non, le don, OK, ça existe, mais ça joue alors sur la rapidité de l’apprentissage, pas sur l’absence de cette phase de travail essentielle.

L’écriture n’est pas un domaine plus facile d’accès que le dessin. Ou la musique. Ou la réalisation. Personne ne naît en sachant écrire. Personne n’est « plus ou moins » pro (on est amateur ou pro, pas les deux en même temps, nous ne sommes pas dans une superposition d’états quantique). Et aucun récit ne fonctionne grâce à une simple idée.   
L’écriture demande un investissement personnel, un travail sur le long terme, dont on ne peut faire l’économie. Cela ne veut pas dire qu’il faut absolument respecter des règles figées, encore une fois, elles sont (presque) toutes contournables, mais elles ne peuvent être violées toutes en même temps, et certainement pas de n’importe quelle manière.
La construction des personnages, les descriptions, le rythme, les métaphores, le style en général, les dialogues, sans parler de l'hygiène élémentaire que constituent la syntaxe et la sémantique, tout cela repose sur un savoir-faire technique. C'est uniquement lorsque l'on maîtrise ces outils que l'on peut commencer à créer véritablement, en toute liberté, sans contraintes. Mais cette liberté n'est pas accessible directement, en se disant "bah, c'est de l'art, donc on fait ce que l'on veut". Elle provient d'une technique indispensable sur laquelle repose tout récit. Tout comme le pianiste doit passer par une phase d'apprentissage pour ensuite créer son propre style et faire ce qu'il veut vraiment avec son instrument, l'écrivain ne se contente pas d'aligner des mots en partant d'une "bonne idée", il utilise ces mots pour produire des effets qui rendront intelligible et publiable (ou lisible disons) même une idée banale.  

Lorsque que quelqu’un prétendra, sur le net ou ailleurs, être capable de s’improviser écrivain, je vous invite à lui faire lire ce texte. Et à le mettre au défi de vous écrire un petit récit émouvant, ou drôle, ou effrayant. Peut-être cette personne se rendra-t-elle alors compte qu’elle sous-estime grandement un domaine dont elle ignore tout. Mais la plupart du temps, il y a de fortes chances pour qu'elle ne s'en rende pas du tout compte. À cause d'un effet de projection émotionnelle (qui n'a rien à voir avec la projection que l'on retrouve en psychanalyse). Si cette personne veut vous émouvoir par exemple, elle va partir d'une situation qu'elle connaît (situation réelle ou fictive d'ailleurs, peu importe) et en livrer une description écrite. Si cette situation n'est pas préparée (en la chargeant d'affect, en permettant l'identification au personnage qui la vit), lorsque vous lirez le texte, il ne suscitera rien en vous. Parce que vous lirez des faits, dénués de charge émotionnelle. Le but voulu (vous émouvoir) est alors raté. Mais par contre, la personne qui a écrit ce texte, bien souvent, va être émue en le lisant. Non parce que ce qu'elle a écrit est efficace et bien pensé, mais parce qu'elle entretient, elle, un lien émotif réel avec ce qu'elle décrit maladroitement. Elle a l'illusion que "ça marche" parce qu'elle projette son émotion dans ce qu'elle a écrit, alors que l'écriture, c'est exactement l'inverse : permettre par l'écrit de créer chez un inconnu une émotion réelle auparavant absente (voilà pourquoi certains auteurs ne comprennent pas l'indigence de leurs textes et pensent simplement que les critiques ne les "aiment" pas). Tout cela n'a donc rien à voir avec "l'idée".
Prenons un exemple que l'on a tous expérimenté : les évènements historiques relatés dans les manuels scolaires. Certains faits sont atroces, proches de nous, parlent de millions de morts... et l'on sait en plus que c'est bien réel, ce n'est pas une fiction. Est-ce que vous en ressortez en larmes pour autant ? Non. Preuve que l'idée n'a rien à voir avec son impact.
Vous ne chialez pas lorsque l'on vous raconte (de manière froide et factuelle) les affres des poilus dans les tranchées, mais vous êtes ému en lisant La Ligne Verte ou en regardant Le Roi Lion. Pas parce que King ou les studios Disney ont inventé des récits pires qu'une guerre mondiale, juste parce qu'ils savent comment vous toucher, par des moyens techniques qui peuvent se comprendre.

Bien entendu je ne suis pas en train de dire que l'écriture est un domaine uniquement technique. Je dis simplement que c'est un domaine qui ne peut pas se passer de technique. Car c'est elle qui permet l'efficacité et la liberté artistique. Je parle souvent de la "magie" de l'écriture, parce qu'effectivement, un peu d'encre et de papier peuvent modifier l'humeur d'une personne très éloignée dans le temps et l'espace, mais c'est parce que j'emballe ça dans un peu de poésie. Ce n'est ni magique ni inexplicable, c'est le résultat d'un travail. Alors OK, le "travail", ce n'est pas aussi sexy que "l'inspiration" ou des conneries dans le genre, mais c'est la seule chose qui fonctionne pour parvenir au but fixé.
Dans l'écriture comme ailleurs.


Si vous voulez devenir écrivain, vous devez privilégier deux choses : lire beaucoup et écrire beaucoup. Si vous n'avez pas le temps de lire, alors vous n'avez pas les outils pour écrire.
Stephen King

Ce n'est pas parce que certains chient sur notre travail qu'on doit les laisser faire.

[1] Rien de directif ou limitatif, il s’agit de remarques, très souvent pertinentes (suivant la qualité de l’éditeur), qui permettent de gommer les petits défauts ou d’envisager certaines scènes d’une nouvelle manière, l’auteur pouvant alors reconsidérer ses choix à l’aune d’un regard extérieur expérimenté et bienveillant.