Moore dans les Inrocks

Les Inrockuptibles ont publié une interview très intéressante d’Alan Moore dans leur dernier numéro. L’auteur revient sur différents sujets à l’occasion de la sortie prochaine de son roman, Jerusalem (dont nous vous parlions dans ce Digest).
Et comme toujours, Moore s’avère aussi irritant que profond, à tel point que l’on ne saurait dire si c’est un génie qui sort régulièrement des énormités (cf. cet article) ou un type réellement frappadingue qui parvient à scotcher par sa force de travail et sa lecture atypique du monde.

Alan Moore a le don d’émerveiller et d’agacer avec la même intensité (mais pas pour les mêmes raisons). Il peut se montrer totalement buté et sectaire, plonger dans un auto-apitoiement à peine freiné par une mégalomanie galopante, et la minute d’après, développer une analyse juste et futée sur l’art ou la politique. Il faut donc aimer le chaud et le froid, les montagnes russes émotionnelles [1], mais après tout, n’est-ce pas là aussi la naturelle complexité d’un homme, impossible à résumer par ses seuls qualités ou défauts ?

L’échange avec les journalistes venus le questionner commence, de son côté, par « fuck ». Puis il apparait, un pétard à la main. Sans doute ce qui lui donne cet air si jeune et frais (car à seulement 63 ans, il a la chance d’en faire à peine 80).  
On tombe tout de suite dans l’irritant mais c’est de la faute du journaliste qui qualifie Jerusalem, avant sa sortie, de chef-d’œuvre et même de « classique ». Alors, c’est peut-être un très bon roman [2], mais un classique… c’est quand même quelque chose qui s’inscrit dans le temps, on ne décerne pas des points de classicisme à l’avance. Moore, par contre, désamorce son défaut principal avec une élégante lucidité en annonçant que « le problème avec lui, c’est qu’il a tendance à croire qu’il a tout inventé ». On confirme. Mais c’est aussi le problème d’auteurs bien moins talentueux et bosseurs.

Ce qui suit peut être divisé en deux parties, les radotages de Moore sur Watchmen et cie, et ses réflexions, plus inspirées, sur l’art, la société ou la politique.
Commençons par la première catégorie. Il nous refait le coup de l’artiste dépossédé de ses droits par une compagnie tentaculaire et ignoble (et il y va franchement hein, en parlant d’un « contrat compliqué et tordu passé entre un jeune gars [lui] qui a grandi sans avoir l’eau courante chez lui et une société hyper-puissante », ah ben, c’est du Zola quoi...).
C'est pourtant un peu plus complexe que ça.
D’abord, le contrat spécifiait que Moore récupérerait les droits de Watchmen lorsque l’œuvre serait épuisée (si j’ai bien compris, je n'ai pas eu le contrat entre les mains non plus), or, DC n’a jamais laissé l’ouvrage s’épuiser et l’a toujours réédité. Heu… comme manœuvre, ça n’a rien de compliqué et tordu, ça semble même très simple et prévisible.
Ensuite, travailler pour une énorme compagnie reste tout de même le rêve de bien des scénaristes et dessinateurs, qui en retirent souvent plus visibilité et dollars qu’amertume.
Enfin, tous les auteurs, Moore compris, savent très bien que l’on n’est pas propriétaire de ce que l’on écrit lorsque l’on bosse pour DC ou Marvel. Si la pratique ne lui convenait pas, il suffisait d’aller voir ailleurs ou de se lancer en indépendant. Il ne l’a pas fait parce que, évidemment, l’auto-édition est bien hasardeuse en comparaison du luxe logistique et médiatique offert par un éditeur bien installé.
Moore va même jusqu’à dire qu’on l’a dépossédé de ses droits sur ses BD Batman… enfin, franchement, comme si Batman lui appartenait. Il y a là une mauvaise foi évidente et un manque de mesure éhonté. Car, où en serait Moore aujourd’hui sans DC et les « vols » dont il se plaint ?

La seconde partie est plus sympathique puisque Moore cesse de pleurer sur son sort d’auteur adulé et de star internationale pour s’intéresser à autre chose que lui. Et c’est dans ce registre qu’il devient passionnant.
Il évoque notamment l’origine sociale des auteurs et la manière de décrire la working class, soit de façon caricaturale (et haineuse presque, le pauvre étant sévèrement jugé s’il a l’outrecuidance d’être de droite), soit avec pitié. Si ce que dit Moore sur la contre-culture est déjà plus sujet à débat (comment déjà seulement la définir ?) [3], ce qu’il dit de l’art, considéré par certains comme du seul entertainment, est aussi sensé et exact qu’effrayant (au moins sur le plan créatif).
Sa vision de la prose, comme outil aussi magique que puissant, comparable à de la réalité virtuelle, emporte également l'adhésion. Mais comment diable Moore a-t-il pu faire aussi longtemps de la BD sans se rendre compte que sa nature imposait forcément des limites ? Ou bien s’en contentait-il, comme il semble le dire, par « facilité » ?

Avec une simple anecdote (des figurines trop chères, aperçues dans une vitrine quand il était enfant), Moore parvient aussi à illustrer l’importance de l’imagination, que nous appellerons ici la compensation, car elle naît en fait d’une frustration.
Je ne sais plus qui a dit ou écrit, récemment, que l’on avait perdu l’habitude de s’ennuyer. Que l’on pouvait immédiatement, de nos jours, trouver quelque chose à regarder pour nous empêcher de penser (télévision, internet…). C’est très vrai. Et la disparition de l’ennui est une catastrophe, car avec lui disparait notre capacité à nous adapter à cette étrange errance de l’esprit qui nous conduit à la pensée divergente, voire à la divagation métaphysique.
Moore, ici, parle de compenser une frustration plus pragmatique, qui le conduit à inventer des super-héros à partir de petits soldats, mais le principe reste le même. Il est important que tous nos désirs ne soient pas comblés facilement, que notre temps libre ne soit pas automatiquement rempli par de la soupe tiède à portée de main, trop fade et trop bon marché pour être bénéfique.  
Car comme le dit Moore, d’une manière incroyablement juste, lorsque l’on a accès à tout, « l’on cesse d’imaginer et l’on devient le réceptacle des idées des autres ». En tant qu’individu, cela peut déjà être perturbant, en tant qu’auteur, c’est dramatique.

Moore aborde également la science (par le biais de l’éternalisme [4]) et même la magie. Attention, pas seulement de manière métaphorique en parlant de l’écriture, mais de manière concrète, en évoquant des démons qu’il semble considérer comme parfaitement réels. Réels en tout cas pour lui, et il sera bien difficile de prouver le contraire.
Du coup, ce vieil anarchiste serait-il fou ?
Pas tant que ça, puisqu’il pleure encore sur du fric que DC ne lui donne pas. ;o)
Mais il est très certainement gentiment fou, oui. Au point d’imaginer des histoires qui peuvent nous éblouir et nous émouvoir, au point de croire fermement que l’encre et le papier peuvent changer le monde, au point de rêver encore à un art pur, essentiel, débarrassé des mirages hollywoodiens. Au point de mettre dix ans à écrire un roman qu’il veut incroyablement ambitieux. Au point de continuer à fasciner ceux qui peuvent encore percevoir, derrière le phénomène Moore, l’artisan Alan.

Cette folie-là, ma foi, l’on s’en accommode fort bien.
Moore est taré, soit, c’est un putain de radoteur, mais il est aussi visionnaire, souvent lucide malgré les psychotropes, passionné, ambitieux, royal… et utile. Parce que même s’il lui arrive de proférer des énormités, après tout, on ne lui demande pas d’être bon en interview ou d’avoir un avis sur tout. Juste d’écrire. Ce qu’il fait plutôt bien.


Quelques œuvres de l'auteur, vivement conseillées :
et une bien ratée...



[1] Pour être franc, quand Thomas me montre un extrait très ciblé de l’article, je suis un peu courroucé, je me dis que le mec pète plus haut que son cul, qu’il a définitivement perdu tout contact avec la réalité. Puis, en lisant l’article dans son ensemble (et en sachant que les propos sont forcément réduits et déformés), je tombe de nouveau sous le charme du divin barbu, ses anecdotes me parlent, ses propos me paraissent parfaitement intelligents et intelligibles, et sa manière de voir l’écriture (de roman) fait écho à certains principes que je défends. Ce type est une énigme, on ne sait jamais si ce qui va sortir de sa bouche vous fascinera ou vous mettra hors de vous. Par contre, ce qui sort de sa plume, à quelques exceptions près, est souvent très bon. Il a en tout cas une vision personnelle, une réelle maîtrise technique et une intégrité non feinte. Cela mérite tout de même plus de respect que de mépris.
[2] Pour avoir lu le début, j’avoue ne pas être du tout réceptif au style lourdingue. Mais il fallait s’y attendre, Moore a besoin de démontrer, d’écrire pour écrire, d’allonger ses phrases comme il se perdait, naguère, dans les longues descriptions des cases de ses scénarios (cf. cet ouvrage pour découvrir sa manière d'écrire un document technique destiné à un dessinateur). Après, si vous aimez les fioritures et les mecs qui se regardent écrire (à la Proust), vous allez jouir.  
[3] Moore vilipende notamment le « recyclage » qui a cependant toujours existé, et dans tous les domaines (musique, BD, cinéma...). Cela ne veut pas dire que rien ne se crée. Moore voit également dans l’auteur (ou l’artiste au sens large) un héros épique qu’il n’est pas. L’art, contrairement à ce qu’il pense, ne peut empêcher les catastrophes ou réduire la capacité de nuisance des « monstres ». Il est illusoire de penser que l’homme de lettres est investi d’une mission quelconque. Le monde, avec ou sans auteur, s’écroulera. Et l’appétit des tyrans n’a jamais été modifié par un livre. Vide culturel ou pas, l’intelligence et la compassion sont l’exception, la bêtise et le manque d’empathie la norme. C’est triste, mais c’est ainsi. L’art ne sert pas à protéger des saloperies mais à les supporter. 
[4] Point de vue que je partage et que j’ai quelque peu développé dans mon roman, Le Sang des Héros. ;o) En gros, le présent, le passé et le futur sont une illusion, une manière de « lire » le monde. En réalité, tout se déroule en même temps, ou plutôt, en dehors du temps, ce qui donne une impression d’éternité mais aussi de destin figé, ce qui est faux pour cette dernière partie. Chacun est libre de ses choix, mais ceux-ci existant en dehors du temps, ils semblent, dans notre approche humaine, déjà inscrits dans notre parcours, comme si nous n’avions rien à décider. C’est seulement lié au fait que le temps est nécessaire à la lecture humaine et intelligible du monde, avec l'habituel rapport cause/conséquence. Les choix que vous faites de toute éternité n’en sont pas moins vos propres choix.