Certains titres d'Alan Moore font maintenant partie intégrante de la pop culture. D'autres ont connu une notoriété plus douteuse par leur aspect provoquant. Tout cela conduit parfois le grand public à passer à côté de certaines séries moins médiatisées, mais particulièrement réussies. C'est le cas de Top 10, mélange de polar super-héroïque, de drame, d'héroic-fantasy et de comédie acide. Car l'on peut mélanger tout ça. Enfin, quand on a un peu de talent et beaucoup de savoir-faire.
Retour sur cet incroyable titre Vertigo.
Neopolis est une ville étrange, conçue par d'anciens savants nazis et habitée par des surhumains. Comme toutes les mégalopoles, elle a généré ses trafics, ses excès et ses crimes. Le tout amplifié par les capacités très spéciales de ses citoyens.
Pour contrôler cette population explosive, il y a le dixième District, affectueusement surnommé Top 10. Les agents qui y sont affectés mettent leurs pouvoirs au service de la loi. Smax, le taciturne, Robyn, la nouvelle recrue, ou encore le lieutenant Colby, alias Peregrine, partagent leur temps entre enquêtes et une vie privée parfois chaotique.
Au dixième District comme ailleurs, les pouvoirs ne changent pas fondamentalement la nature humaine. Il y a les prédateurs, les innocents, et entre les deux, des flics imparfaits qui tentent d'agir au mieux...
Après une entrée fracassante sur la scène comic avec la réédition de Watchmen, Urban avait misé à l'époque sur une autre série, certes moins connue (bien que déjà publiée chez Semic), mais toujours signée Alan Moore (From Hell, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, Neonomicon). Un coup de maître tant cette BD est bourrée de qualités.
L'originalité de cette série, qui a vu le jour fin 1999, réside dans le fait qu'elle transpose des intrigues policières classiques dans un cadre tout à fait inhabituel. Neopolis tient en effet une large place dans l'histoire et sa faune exotique permet d'enchaîner des situations fort diverses allant du burlesque au drame. L'on va ainsi découvrir des robots, des géants, des aliens, un chien qui parle... et ce ne sont pas forcément là les créatures les plus originales. Pour donner un exemple, l'une d'entre-elles est une sorte de grosse méduse extraterrestre ayant fait carrière dans... le porno.
Les dessins de Top 10, assurés par Gene Ha, parviennent, eux, à donner un vrai caractère "techno-cradingue" au lieu et à certaines créatures, un élément non négligeable pour l'ambiance générale du récit.
Les personnages, aussi déroutants qu'ils soient, sont tous crédibles et possèdent une vraie épaisseur. Moore explore à travers eux des thématiques qui n'ont rien perdu de leur force, notamment l'extrême difficulté de vivre ensemble et d'apaiser les tensions sociales. Les races les plus diverses se côtoient, tout comme d'ailleurs des croyances et sexualités variées.
Au final, si l'aspect extérieur des protagonistes est souvent au moins original, si ce n'est absurde (encore que, le requin avocat est un clin d'œil assez drôle), ils sont intérieurement totalement humains, dans leurs doutes et leurs souffrances. Ils s'engueulent ou s'entraident, ont des problèmes familiaux, se balancent des vannes, se draguent ou commettent des erreurs. C'est ce mélange habile et bien dosé qui donne toute sa saveur à cette Neopolis qui mérite largement que l'on arpente ses rues.
D'un point de vue pratique, cette édition est au format Urban, donc avec hardcover. Elle dispose d'un petit topo sur les personnages et d'un long texte d'Alan Moore. La traduction est très bonne mais contient tout de même une ou deux coquilles. Un peu dommage mais rien de dramatique, surtout pour la densité de texte.
À la fois réaliste d'un point de vue psychologique et déjanté en ce qui concerne le cadre et les personnages, voilà un titre à découvrir pour ceux qui ne posséderaient pas les précédentes éditions Semic, difficilement trouvables à un prix raisonnable.
D'autant que le tome #3 est, lui, un pur chef-d'œuvre...
Ce troisième volume est constitué des mini-séries The Forty-Niners et Smax, se déroulant dans l'univers de Top 10.
Pour ceux qui n'auraient pas suivi les deux premiers tomes, pas de souci, les récits rassemblés dans cet opus peuvent se lire indépendamment, même s'il serait dommage de rater les précédents épisodes.
La première histoire, en quatre chapitres, se déroule lors de la création de Neopolis et du commissariat surnommé Top 10. Les évènements surviennent juste après la seconde guerre mondiale, et les "héros de la science" (en gros les encapés) sont priés d'aller vivre bien sagement dans une sorte de ghetto, loin des gens "normaux". Pour tenter de conserver un peu d'ordre dans ce cloaque explosif, toute activité de justicier est interdite et la tâche de faire respecter la loi est confiée à une police composée d'agents tout aussi bardés de pouvoirs que les criminels qu'ils combattent.
Gene Ha réalise un travail remarquable, dans un style rétro appuyé par une colorisation tout à fait adaptée. La ville se révèle notamment très impressionnante, aussi immense et démesurée que rendue effrayante par sa faune.
L'intrigue, elle, repose sur un affrontement entre les sangsues (des vampires immigrés) et la police, avec en toile de fond la menace d'un coup d'état militaire si la situation dérape.
L'on est immergé dans cette ambiance si particulière dès les premières planches, alors que l'on suit l'arrivée de nouveaux venus. Bien que l'époque ne soit pas la même, l'on conserve l'atmosphère de la série principale, avec des protagonistes tourmentés, s'interrogeant sur leur destinée ou, de manière plus terre-à-terre, leur sexualité.
Le propos est brillant et parvient à retranscrire l'essence de cette période, mélange de stupeur due au traumatisme de la guerre et d'espoir insensé devant les possibilités immenses offertes par un monde qui se reconstruit. De la très grande BD, même si la seconde mini-série, très différente, semble encore meilleure... c'est dire !
Smax est en effet à part, tant dans le style graphique, dû à Zander Cannon cette fois, que le genre abordé. Moore se lance ici dans une relecture de la quête d'heroic fantasy traditionnelle, non en se contentant de s'en moquer mais en la sublimant.
Pour cela, l'auteur fait appel à deux des personnages centraux de la série : Jeff Smax, flic taciturne et baraqué, et sa collègue Robyn, jeune blondinette débrouillarde. Les deux policiers quittent Neopolis pour le monde parallèle d'origine de Jeff, afin d'assister à l'enterrement de son oncle. Ils arrivent dans un univers féérique, peuplé de nains, d'elfes et de dragons. Robyn, peu à peu, va alors en apprendre plus sur le passé de son partenaire.
Première chose qui frappe dans ces cinq chapitres ; l'humour omniprésent. Même si Moore a déjà démontré l'étendue de son talent de scénariste dans ses classiques, l'on ne peut pas dire qu'il se soit imposé comme un spécialiste de la vanne. Il parvient cependant ici à faire rire en tordant et triturant les clichés communs aux grandes sagas épiques, aux contes et aux jeux de rôles.
Attention, tout ne repose pas sur le rire non plus. Les personnages sont incroyablement fouillés et attachants, l'émotion est également présente (grâce notamment à un très intelligent triangle amoureux), et le "méchant" de l'histoire s'avère être une saloperie parfaitement détestable, mais le ton est franchement à la légèreté, ce qui est aussi inattendu que réussi.
Chez Moore, l'humour cache aussi une critique sociale, souvent subtile au moins dans la forme (libre ensuite à chacun d'être en accord ou pas avec les opinions du type). Par exemple, dans le monde de Jeff - Jaffs Macksun de son vrai nom - partir en quête nécessite quelques démarches... administratives. Il faut obtenir des autorisations et remplir différents critères, comme la présence d'un magicien ou celle de trois nains. ;o)
Évidemment, l'on peut reconnaître là une critique, probablement justifiée et à peine dissimulée, de l'uniformisation de ce genre de récits, souvent très "inspirés" de Tolkien, pour ne pas dire plus. Moore se joue aussi des a priori et autres idées reçues, en montrant par exemple l'elfophobie latente chez certains personnages, mais il va plus loin en flinguant au final la tendance contraire qui voudrait idéaliser et rendre intouchable une catégorie d'individus sous couvert de lutte contre les clichés. Bien pensé, couillu et drôle.
Le travail de Cannon aide grandement Moore dans son entreprise. Non seulement le style convient parfaitement au trip "quête", mais le côté cartoony permet de rendre, par contraste, toutes les scènes sérieuses ou poignantes encore plus percutantes.
C'est une technique connue mais fort bien employée ici : personne ne sera surpris si des planches réalistes, installant un climat sombre, développent progressivement un drame. Par contre, avec des traits plus gentillets, plus naïfs, tout propos un peu sérieux devient automatiquement plus impactant (attention, ça ne crée pas de l'intelligence, elle doit être présente, mais ça la renforce, un peu comme un effet d'optique).
Les références sont également multiples (certaines nécessiteront probablement plusieurs lectures pour se révéler). Au hasard, citons un capitaine Haddock, visible dans un bar dans The Forty-Niners, ou une version un peu "Walt Disney" de l'Argonath du Seigneur des Anneaux, dans Smax. Tant qu'à utiliser des figurants ou des monuments, autant qu'ils fassent sens.
Bref, la lecture est un pur moment de bonheur et plus l'on avance, plus l'on est stressé. Parce que l'on sait que ça va faire mal quand ce sera fini, et que ce n'est pas tous les jours que l'on pourra lire quelque chose d'aussi grandiose. C'est innovant, brillant, à la fois doux et fort, bref, un sacré putain de tour de force.
Loin d'être une entreprise bassement commerciale, Top 10 est une véritable œuvre d'art qui se révèle inspirante. Et même réconfortante, surtout lorsque l'on voit certains comics actuels, aussi vides qu'impuissants à faire naître chez le lecteur le moindre début d'intérêt.
Si vous connaissez quelqu'un qui aime la BD, Top 10 est un cadeau intéressant pour les fêtes, mais si vous connaissez quelqu'un qui ne connaît pas les comics, alors c'est un cadeau presque obligatoire, tant ces récits sont une preuve que le medium ne peut se juger en tant que contenant mais sur la seule base de son contenu. Et quel contenu dans ce cas !
Un coup de maître, une référence absolue.
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