Neonomicon : quand Alan Moore revisite Lovecraft
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Le panthéon lovecraftien a inspiré bien des auteurs, l'adaptation qu'en fait Alan Moore est probablement l'une des plus abouties à ce jour et a pour nom Neonomicon.

Des meurtres ayant le même mode opératoire mais commis par des individus ne se connaissant pas et n'ayant aucun point commun. Voilà ce sur quoi Sax, un agent fédéral, enquête. Ses découvertes le mènent sur la piste d'un dealer et de ce qui semble être une nouvelle drogue.
Pour diverses raisons, il ne pourra poursuivre ses investigations et d'autres fédéraux vont prendre le relais : Merril Brears, qui se remet doucement d'un problème d'addiction au sexe, et son collègue, l'agent Lamper, quelque peu ennuyé de n'être pas le genre de sa partenaire nymphomane. Ensemble, ils vont se lancer sur la piste d'une secte diffusant du matériel pornographique très... spécial.
Peu à peu, les éléments d'un gigantesque puzzle se mettent en place, comme si tout avait un rapport avec les écrits de H.P. Lovecraft.
Pour les agents du FBI commence alors une rencontre avec l'indicible.
Car quelque part, quelque chose rêve. Et attend.

Voilà probablement l'un des meilleurs titres de la collection Urban Indies. Mais commençons par le début. Si H.P. Lovecraft a accédé à la célébrité, ce n'est pas tant pour ses qualités d'écrivain - son style restant assez lourd et ses personnages peu creusés - que pour le panthéon qu'il a bâti. Le mythe a depuis continué de fasciner, que ce soit au travers des œuvres d'autres auteurs ou grâce au célèbre jeu de rôle, L'Appel de Cthulhu. Parfois, des tentatives d'adaptation BD ont vu le jour, notamment Les Montagnes Hallucinées, publié chez Akileos, et qui souffrait d'un défaut rédhibitoire : un graphisme aseptisé qui, par sa ligne claire très naïve, avait du mal à rendre effrayants ou même crédibles des lieux pourtant décrits comme imposants et terrifiants, avec force superlatifs, par Lovecraft en personne.

En effet, s'il y a quelque chose que l'on attend d'un comic dont l'intrigue prend sa source dans les eaux lovecraftienne, c'est bien qu'il inspire autre chose qu'un intérêt poli. En présence de créatures immondes, de lieux insensés, l'on se doit de frissonner, d'être mal à l'aise, tendu...
Et cela, Alan Moore l'a parfaitement compris, et il le prouve en signant un scénario intelligent et percutant (cf. également la série d'article consacrée à Providence). L'on savait l'auteur capable de prouesses (comme Watchmen ou From Hell), il se révèle ici au moins aussi habile que sur ses comics les plus cultes.
Le récit est magnifiquement construit, réservant des surprises de taille et une réelle montée en puissance (au point qu'il a fallu ruser pour ne rien dévoiler de crucial dans le résumé qui ouvre cet article). Ensuite, l'essentiel est là : peur, dégoût, suspense, horreur... et même quelques petites pointes d'humour qui ne sont pas liées à Lovecraft mais permettent de souffler un peu de temps à autre.


Moore, en vieux briscard, conserve l'ambiance du mythe (tout peut rapidement tourner à l'étrange et à l'épouvante la plus viscérale) tout en permettant aux personnages d'y faire référence régulièrement. Il ne se contente pas d'adapter l'une des nouvelles de Lovecraft, ni même d'emprunter son bestiaire, mais il modernise l'ensemble, le redéfinit, lui donne un nouveau sens, aussi inattendu qu'inquiétant.
Bien sûr, pour que la magie opère, il fallait un dessin à la hauteur. C'est Jacen Burrows (ayant officié sur Crossed) qui s'est attelé à la tâche. Le pari est parfaitement réussi, et ce à plus d'un titre. Tout d'abord, le monde "réel" est très bien représenté, dans un style réaliste et détaillé qui donne beaucoup de cachet à certains lieux qui se devaient à la fois de paraître banals et inquiétants, corrompus, presque sur le point de basculer dans une autre réalité. Ensuite, l'aspect "surnaturel" est parfaitement traité : lieux, créatures ou hallucinations sont rares mais d'autant plus marquants. Certaines scènes sont particulièrement efficaces et stressantes, la menace n'étant dévoilée que peu à peu pour aboutir à une horreur que l'on soupçonnait, qui est d'ailleurs toujours latente, mais dont on parvient à se délecter tant elle sert le propos et reste baroque.

L'on en vient ici à un aspect important : le niveau de violence et de perversion. Contrairement à certains comics particulièrement gore, les auteurs ne sont pas ici dans l'excès. Bien entendu l'on voit du sang, des membres arrachés même parfois, mais le plus dérangeant reste ce qui est suggéré. Voire ce qui est dit, les dialogues étant pour beaucoup parfois dans le malaise (totalement voulu) qui est suscité.
Tout cela destine cette histoire à un public adulte. Représenter l'horreur décrite par Lovecraft, dans toutes ses dimensions, accouplements contre-nature compris, nécessitait de rendre certaines planches très explicites. Le sexe est ici violent, pervers, mais finalement justifié : non seulement le voyeurisme est peu présent, mais Moore s'offre également une sorte de petite analyse psychologique, ayant pour but Lovecraft, qui pourrait se lire comme une tentative d'auto-analyse inconsciente. Car après tout, l'absence de sexe (sous une autre forme que le symbole) chez Lovecraft, aussi bien que sa débauche malsaine ou presque systématiquement déviante chez Moore (une analyse de l'œuvre de Moore dans son aspect sexuel serait assez intéressante et révélerait une approche très particulière, même dans ses comics les plus "soft") semblent révélatrices d'un rapport au sujet pour le moins peu serein, licence poétique mise à part.

Pour résumer, nous sommes là en présence d'un récit astucieusement construit, revisitant intelligemment le mythe développé par Lovecraft et le sublimant même au travers de dessins efficaces mais finalement peu racoleurs.
Magistral.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Le mythe créé par Lovecraft, parfaitement employé.
  • Un scénario d'une rare maîtrise, qui va jusqu'à mettre au cœur de l'histoire sa propre source d'inspiration.
  • Des dessins parfaitement adaptés à l'ambiance gothique et glauque.
  • Une tension constante et de véritables scènes choc.
  • Une horreur malsaine qui fait son petit effet mais a le bon goût de n'être pas trop explicite.

  • Attention, à réserver à un public averti et adulte.