Mages 2/4 - Eragan




Eragan, ce frimeur... il a mis des lentilles blanches !
Deux mois seulement après la parution de notre article sur le premier tome de Mages, aux éditions Soleil, nous recevons le deuxième des quatre tomes prévus pour cette série se déroulant dans les Terres d'Arran. Le scribe est ici Nicolas Jarry (déjà auteur de pas mal d'albums chez le même éditeur) et nous devons les enluminures à Stéphane Créty (ayant déjà travaillé chez Delcourt et Soleil).

Le rythme de parution de ces albums est extrêmement rapide pour de la BD franco-belge grâce à la désormais bien connue pratique consistant à employer un dessinateur et un scénariste par tome, eux-mêmes chapeautés par un ou plusieurs responsables du projet global veillant à la cohérence du tout. Si ce rythme fait la joie des bédéphiles, il se dit dans certains cercles familiaux bien informés que les sentiments de leurs conjoints à ce propos sont parfois bien plus mitigés... En effet, la dernière page de l'ouvrage exposant les couvertures des albums présents ou à venir dans un futur proche dénombre quand même pas moins de 25 tomes sur les Elfes, 15 sur les Nains, 7 sur les Orcs et Gobelins et 4 sur les Mages... Pas mal, pour un univers né en 2013 ! 
Première série de cet univers à développer une classe (une profession) typique de la fantasy façon Donjons & Dragons et non une race, Mages devrait apparemment se limiter à quatre tomes couvrant les quatre voies de magie répertoriées dans ce monde.

La magie qui est ici concernée est la magie runique. C'est la voie douce, c'est la magie de l'érudition qui tire son pouvoir de runes incarnant des facettes de l'énergie naturelle du monde et que, de façon tangible ou éthérée, le pratiquant assemble pour en combiner les effets dans des sorts complexes et dangereux. Les rôlistes la connaissent bien, souvent entre les mains de maîtres des runes Nains.

La pédagogie à l'ancienne, y'a qu' ça d'vrai, crénom !

Qu'est-ce que ça raconte ?

Quand ton nez est dans l'aplomb de
ta colonne vertébrale... c'est pas bon !
Le narrateur interne, Eragan, est un jeune magicien runique dont la puissance semble à peu près proportionnelle à son incapacité à la maîtriser. Il est le disciple de Kevoram, capitaine de l’Ordre des Ombres. Ce dernier se passerait bien d'avoir aux basques un apprenti aussi calamiteux mais... les ordres de l'Ordre sont des ordres sinon régnerait le désordre...

On fait leur connaissance lorsqu'ils font route vers le monastère des Dranahn pour y passer une retraite d'un an, tout autant pour y faire respecter les règles de l'Ordre que pour laisser à Eragan le temps de progresser, en magie comme en maturité.

Ils effectuent ce voyage en compagnie de l'elfe Dame Leïwa, du nain Maître Bagdr (dont vous pouvez admirer à côté de ce texte l'expression délicate de la force de persuasion), de l'humaine Princesse Alyna et de son golem.
Cette petite compagnie va prendre, en passant un portail magique de téléportation ne s'ouvrant qu'une fois par an, la relève d'un autre groupe les ayant précédés et qu'ils croiseront en route.

Et là est la première chose intéressante de ce titre. Il va bientôt se refermer en un huis clos (puisque ce portail se clôt bien vite pour une année entière derrière eux) et ainsi enfermer des mages de trois races différentes dans le nouveau décor : un immense monastère perché sur les plus hauts sommets de l'île, à plus de cent lieues du portail d'entrée.

Très vite, le récit bascule et fait alors un clin d’œil évident à Umberto Eco et son Le Nom de la Rose puisque des clercs vont se mettre à y décéder dans des circonstances étranges. Lesdits décès coïncidant avec la relève, un des personnages centraux du récit récemment arrivés sur place en est sans doute responsable. Mais qui ?
Débute alors une enquête assez rapide croisant autant les personnalités des protagonistes que les secrets du monastère.
Entre respect du code de l'Ordre et nécessaires transgressions, cet album présente à la fois un récit initiatique, une enquête policière, et un huis clos, le tout se clôturant sur un final grandiloquent marquant l'avènement d'un nouveau personnage fort du monde d'Arran.

Oui, c'est une des particularités de l'album : Eragan est le narrateur de sa propre histoire et le jeune homme a un langage un peu leste.
 

"Les faiblesses des méchants sont les mêmes que celles des saints"

... comme se plaît à nous le dire Umberto Eco dans le récit médiéval qui semble avoir inspiré certains aspects de celui qui nous occupe ici.
Il en va de même pour les livres : une BD exécrable est surtout frustrante car on en attendait plus d'elle. Une bonne BD peut aussi avoir ce défaut car l'attente est alors décuplée et il lui devient difficile de la combler. Surtout en seulement 51 planches !

Vous l'aurez compris : la rapidité d'exécution de ce tome est certes menée avec brio car tout y est intelligible mais elle risque de faire naître quelques frustrations tant chacun des aspects de ce récit est traité de façon expéditive. Pour ma part, par exemple, j'eus aimé découvrir davantage d'éléments du puzzle par le biais d'une enquête plus fouillée. Mais comment proposer une explication de la magie runique, le récit d'un épisode du parcours d'un mage novice, une enquête fantastique, une présentation de trois races de fantasy, quelques flashbacks et une fin épique en un format si court sans forcément se départir de quelques passages potentiellement intéressants par manque de place ?

Je vous rassure... le petit Eragan va gentiment progresser quand même, hein ! Voire beaucoup !

On a compris pour le fond mais que dire de la forme ?

Une BD, ce n'est pas seulement une histoire ; c'est aussi le dessin, la mise en page, la mise en couleurs... Et l'ami Eragan n'a pas à rougir de ses atours.
Créty dessine très bien. Comme tous les dessinateurs de ces terres d'Arran, d'ailleurs. La fantasy façon Soleil est portée depuis des années maintenant par les mains de dessinateurs de qualité, rajeunissant le trait de l'école "réaliste" franco-belge à tel point qu'ouvrir à l'heure actuelle certains classiques d'il y a vingt ans devient presque douloureux. J'ai grandi par exemple avec Thorgal et j'en ai des souvenirs merveilleux mais... sans rire, relisez les premiers tomes après avoir feuilleté des albums récents tels que celui-ci et, outre la mise en couleurs qui se limitait aux aplats, vous verrez que nos pauvres héros de l'époque semblait parfois subir de laborieuses opérations de chirurgie esthétique entre deux cases contiguës...
Ici, les personnages sont reconnaissables au premier coup d’œil, leurs traits sont constants, les paysages sont grandioses... mais ça devient la norme, oui. Qu'importe, il est quand même bon de le mentionner.
Au niveau de la mise en page, même si on n'assiste à aucune révolution, on a droit à des découpages originaux avec de longues cases verticales, des pages entières illustrées de décors servant de fond aux cases figurant l'action... c'est beau, c'est efficace et souvent, ça sert le propos. Ça fait le taf, comme on dit !
Reste la mise en couleurs qui, globalement, est très belle et précise, soulignant les atmosphères et sublimant les décors... mais je ne serais pas moi-même si je ne trouvais pas quelque chose qui me chipote. Et je sais que vous allez me dire que c'est ridicule mais il me plaît d'en parler : les armures métalliques ! Dans certaines cases, leur mise en couleurs est absolument logique et presque inattaquable. Mais dans d'autres, les reflets semblent mal placés voire même illogiques. Oui, c'est ridicule, comme remarque. Mais c'est le genre de chose qui, vu le niveau de qualité global de la colorisation, me semble presque inexplicable... ce doit être dû à ma passion pour la peinture sur figurines et à la technique du NMM (non metallic metal) mais ça me chipote.

Oh, le jôôôli p'tit point d'interrogation timide
qui ne s'assume pas !
Restent encore parfois une ou deux petites choses étranges, comme en pages 22 et 23 (pages graphiquement très jolies, d'ailleurs, présentant dans de belle couleurs le résultat d'un sort projetant dans un espace clos une illusion d'espace ouvert). Tout sur cette page est maîtrisé, expressif, bien dessiné et colorisé mais... dans une petite case, un des personnages est dessiné en train de lire, adossé à un arbre et semble interloqué. Oui, ce personnage est visiblement interloqué. Le dessin fait bien passer cette expression, nul doute à ce sujet. Mais. Mais... Mais, vieux réflexe de BD, il a fallu qu'on nous glisse un point d'interrogation pour nous expliquer que le personnage est interloqué. Pas un gros phylactère démodé bien lourd avec un point d'interrogation dedans, non, quand même pas... juste un point d'interrogation un peu ridicule détouré de blanc.
On s'en fout ?
Oui, bien entendu. C'est encore un détail à la con comme le reflet sur les armures.
Oui, bien entendu. On s'en tamponne le coquillard avec des gants de boxe... mais je me demande si ce n'est pas révélateur d'un petit truc...
Je me demande si ça ne dévoile pas un petit complexe, une petite peur de nos dessinateurs d'assumer la qualité de leur trait. Parce que merde, quoi : le visage de la Princesse Alyna dans cette case ne laisse aucun doute sur ses sentiments vis-à-vis de l'action qu'elle observe... elle est perplexe et interloquée. Ça se voit. Oui, ce personnage est visiblement interloqué. Le dessin fait bien passer cette expression, nul doute à ce sujet.
Pardon ? Je me répète ? Oui.
Et c'est chiant, hein ?
Oui.
Eh bien c'est exactement pareil dans le cas dont je parle. À plusieurs reprises, dans cette BD, le verbe vient répéter inutilement ce que transmet l'image. Cessez cela, messieurs : votre dessin est suffisamment expressif pour n'avoir pas à être sous-titré !
Voilà... ça n'a aucune importance mais je voulais le dire.

C'est joli, non ? Allez, avouez : entre ça et les aplats à la Tintin... y'a pôs photo !


Une conclusion ?

Allez, oui. Une conclusion : c'est beau, c'est intrigant, c'est bien écrit mais c'est un peu rushé par moment par manque de pages.

La série Mages me surprend un peu par ses changements graphiques car entre le tome 1 et le tome 2, la différence de style suggère quand même assez aisément que ces personnages auraient du mal à se croiser dans un éventuel album sans devoir subir un lifting stylistique.
Mais étrangement, ça me plaît, justement, de voir qu'autant d'artistes aux pattes très différentes parviennent à se glisser dans cet univers avec une certaine aisance...
J'entends parfois des gens se plaindre des Terres d'Arran en disant que c'est basé sur une logique commerciale froide et visant à produire le plus d'albums possible en un temps réduit pour stimuler la collectionnite des fans... Soit. Peut-être. Qu'en sais-je ?
Mais je me permets d'ajouter à cela que... Bon dieu, on a des talents, dans cette génération ! Et ces gens parviennent même, dans un cadre défini, dans un carcan, dans un schéma astreignant, à affirmer leur forme particulière d'expression artistique. Alors ne boudons pas notre plaisir : elles sont vachement bien, ces BD !






+ Les points positifs - Les points négatifs
  • L'histoire est intrigante.
  • L'univers est cohérent.
  • Les personnages, bien que peu attachants, sont intéressants.
  • Le dessin est beau et précis.
  • Le tout dégage une impression d'album bien fini.

  • L'histoire raconte beaucoup de choses en peu de pages... du coup, c'est parfois un peu précipité.
  • La colorisation est presque toujours très réussie mais certains détails sont un peu en-deçà.
  • Ben, rien d'autre... à moins que vous n'aimiez pas la fantasy mais... pourquoi lisez-vous ceci, alors ?