De la technique dans l'Écriture #5 : La Peur



Cet article est une suite directe aux trois parties rassemblées dans ce dossier.
L’on va s’intéresser ici à un sujet très précis qui concerne la manière de susciter la peur lorsque l’on écrit. Et pour être honnête, il faut même carrément se poser la question de la possibilité de susciter un tel sentiment, car, comme on va le voir, il n’est pas aisé d’effrayer un lecteur.

Le roman est certainement le medium, ou support, le moins approprié lorsque l’on décide de terroriser son auditoire. Autant au cinéma, il est très facile de faire peur, autant dans un roman, c’est une mission très compliquée. Essentiellement pour des raisons techniques. Prenons le "jump scare" par exemple, procédé dont bien des réalisateurs abusent dans les films d’épouvante. Il s’agit juste, en réalité, d’un effet de surprise, basé sur un changement de rythme, une irruption soudaine, chose qui est impossible dans un roman, où rien ne peut "surgir" brusquement et dans lequel, de toute façon, le lecteur contrôle le rythme. Il en est de même de certains artifices, comme l’ambiance musicale. Alors qu’un réalisateur possède plusieurs outils efficaces pour effrayer ses spectateurs, le romancier, lui, se trouve en réalité un peu dépourvu de moyens.

Pourtant, il existe une vaste littérature d’épouvante. De Lovecraft à King, en passant par Peter Straub, James Herbert ou Clive Barker, pour ne citer que quelques plumes "horrifiques". Cependant, posons-nous la question, ces livres suscitent-ils en nous un sentiment réellement proche de la peur ?
Mais avant tout, pour que l’on parle bien de la même chose, il est nécessaire dans un premier temps de se demander ce qu’est la peur.

Techniquement, il s’agit d’une réaction physiologique involontaire (inconsciente en tout cas) face à une situation perçue comme dangereuse. Elle a pour fonction de préparer l’individu à la fuite ou au combat. La peur est donc une réaction universelle, incontrôlable et très utile. L’on ne peut pas, par exemple, supprimer la peur que l’on éprouve simplement en le décidant. Heureusement d’ailleurs, car c’est un mécanisme de survie très efficace. Par contre, on peut éviter, grâce à diverses techniques, la terreur, la tétanie, la panique, etc., qui sont des "désordres" de la peur (celle-ci n’ayant plus alors d’effets bénéfiques).
Lorsque l’on a peur de manière "raisonnable", l’on éprouve différents effets physiques, notamment dus à la décharge d’adrénaline : le rythme cardiaque s’accélère, tout comme le débit ventilatoire (le corps se prépare à courir vite ou à frapper fort), le flux sanguin est modifié, les yeux s’écarquillent (les pupilles se dilatent), l’on peut même, histoire de s’alléger, voir notre corps décider de lui-même d’évacuer urine et excrément ("se faire dessus" a donc un réel sens pratique, étant donné que l’on se débarrasse alors d’un "excédent de bagage", et donc de poids).  

— Quel est ton roman d'épouvante préféré, Sidney ? 
— Heu... je sais pas, je ne lis pas trop, moi. C'est pour un jeu, c'est ça ? Donnez-moi un indice, je l'ai peut-être vu en DVD.


Bien, maintenant que l’on a compris ce qu’était la peur, avez-vous la sensation d’avoir déjà éprouvé ça au cinéma ? Sans doute que oui, au moins fugitivement. Le fameux "sursaut" du jump scare va, au moins pendant quelques secondes, augmenter votre rythme cardiaque, vous arracher un cri, etc.
Avez-vous déjà éprouvé ça en lisant un livre ? A priori, non, jamais.
Et pourtant, bien des gens vont avouer avoir "eu peur" en lisant tel ou tel ouvrage. Parce qu’en réalité, les auteurs (les bons en tout cas) sont des petits futés, des sortes de prestidigitateurs des mots, qui vont vous donner l’illusion d’avoir éprouvé de la peur, alors qu’en réalité, ils ont recours à d’autres émotions.

L’un des problèmes, lorsque l’on souhaite effrayer le lecteur dans un roman, c’est l’impossibilité de contrôler le contexte et le rythme. Au cinéma, les spectateurs sont idéalement concentrés, dans le noir, et ils sont passifs. Un livre, lui, peut être lu n’importe où (sur une plage par une belle après-midi d’été, alors que des enfants jouent non loin) et son rythme dépend uniquement du lecteur (l’auteur ne peut rien accélérer, il n’a de contrôle en réalité que sur la structure du récit).
Mais si l’auteur ne peut pas faire peur directement, il peut tenter de susciter des sentiments qui sont souvent associés à la peur, ou un ensemble de sensations qui va donner l’illusion de sa présence.
Voilà par exemple trois éléments très efficaces lorsqu’ils sont combinés :
– l’empathie, l’identification : si l’on ne peut pas vraiment effrayer en littérature, il est très simple d’émouvoir et de créer peine et tristesse.
– le suspense, l’attente, la tension : c’est l’art qui consiste à évoquer quelque chose qui n’a pas encore eu lieu ou n’est pas encore bien identifié. L’inconnu est toujours générateur de stress.
– le malaise, la rupture, la réponse non appropriée : ici il s’agit, alors que le lecteur s’attend à un enchaînement logique, de s’écarter de ce qui est attendu pour créer un sentiment de gêne.

C’est ce mélange étonnant qui produit une fausse "sensation" de peur. Imaginez une recette de cuisine, nécessitant des ingrédients précis pour reconstituer le goût d’un aliment pourtant absent, ou un mélange de peintures, pour s’approcher d’une couleur spécifique.
L’identification (si elle est bien employée) permet de générer un sentiment violent. Or, une situation émouvante va être perçue, dans un roman, pratiquement exactement comme dans la vie réelle, au contraire d’une situation de danger. Vous n’avez pas peur si un vampire poursuit un personnage (vous n’êtes pas en danger) mais vous êtes réellement triste (toujours si c’est bien amené) quand Capuchon, le petit chat du personnage, se fait écraser par un 38 tonnes.
Cette émotion, c’est la glaise façonnable dont l’auteur va se servir. La "base", neutre, qui va permettre de construire autre chose.
Le stress va, quant à lui, permettre de conserver l’émotion dans la durée. En générant une attente, une tension, l’auteur va diluer l’émotion primaire (la tristesse par exemple) et lui donner par la suite un "autre goût". Imaginons que, cette fois, Capuchon soit entre la vie et la mort, le camion ne l’a pas encore écrasé, mais on le voit venir, se rapprocher, accélérer.
Enfin, la gêne, la rupture, va permettre d’épicer la scène et, en utilisant une réponse inattendue à une situation donnée, cela va donner, après coup, l’illusion de la peur.

Le masque ? Ben, c'est pour cette histoire de Covid, là... les gestes barrière, tout ça.
La machette ? Ben approche, je vais t'expliquer.

Imaginons que Capuchon soit sauvé in extremis par une petite fille, qui a vu le camion approcher et s’est ruée sur le chaton. Elle le prend dans ses bras, lui fait un gros câlin, quelques bisous, et elle le ramène chez elle. Elle demande à ses parents si elle peut le garder, ils ronchonnent un peu mais finissent par accepter. Elle a même le droit de dormir avec. Pendant la nuit, la petite fille se réveille et, prise d’une pulsion incontrôlable, elle met ses mains autour de la gorge de Capuchon et serre. Elle serre encore plus fort quand le chaton agite ses pattes et écarquille les yeux. Elle continue de serrer, le chat la griffe et s’échappe, affolé. Il tente de trouver un refuge, mais la chambre est petite, les issues fermées. Un méchant sourire aux lèvres, la petite fille se précipite, elle n’a qu’une envie : sentir le corps fragile et frêle se débattre entre ses mains. Capuchon fait un bond et file en dessous du lit, bientôt délogé par une Barbie lancée violemment. Il tente de grimper sur une armoire, rate son coup, se réfugie derrière un gros coffre à jouets, tremblant, apeuré. Son cœur bat vite et fort, il ne comprend pas, il pensait être en sécurité avec sa nouvelle amie. La fillette apparaît brusquement au-dessus du coffre, Capuchon n’a que le temps de bondir de nouveau, terrifié. Il aimerait tant que sa maman soit là pour le protéger, lui indiquer quoi faire. Mais il est seul, dans un lieu inconnu, en compagnie d’un monstre. Un monstre terrible. Implacable. Avide de sang.
Enfin, après une dernière course-poursuite, la fillette s’empare de la boule de poils en riant, elle pousse un cri rauque, mélange de soulagement et de jouissance…
Ahlàlà, heureusement que c'est fini tout ça. J'ai plus l'âge de hurler et courir comme une hystérique.
Bon, c'est pas tout mais, qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire à bouffer ce soir ? 
Quand l’aube se lève, alors que le corps du chaton est raide et froid, la petite fille est toujours agrippée à lui. Un éternel sourire figée sur ses lèvres fines et humides.

Si l’on demande aux lecteurs ce qu’ils ont ressenti après une scène de ce genre (c’est ici à peine esquissé et bien trop rapide, cela demanderait, pour être efficace, une réelle préparation en amont et une réelle immersion dans un récit construit), beaucoup diront qu’ils ont eu peur pour le chat.
Alors qu’en réalité, ils n’ont jamais éprouvé un sentiment se rapprochant de la peur.
Mais un sentiment négatif violent, ajouté à une tension et une rupture dans la logique de ce que l’on s’attend à voir… ça donne quelque chose qui, après coup, dans les souvenirs, se différencie difficilement de la peur. Alors que, quand on le "vit", ça n’a rien à voir.

Il reste cependant à préciser quelque chose d’important. S’il est pratiquement impossible pour un auteur de générer une peur réelle (alors qu’il peut donner l’illusion de la peur sans aucun problème, cf. par exemple Le Horla, Maupassant jouant dans cette nouvelle sur de nombreux registres très efficaces), cela ne veut pas dire que vous, en tant que lecteur, n’avez jamais peur en lisant un livre.
Par exemple, étant gamin, j’avais l’habitude de lire des bouquins ayant pour thèmes les maisons hantées, le triangle des Bermudes, les vies antérieures, etc. Bref, des "histoires vraies" sur le thème du paranormal en général. Et je peux vous assurer que je flippais ma race, mais sévère (je devais avoir 12 ans ou à peine plus). Sauf que, c’est moi qui générais cette peur, pas une quelconque technique d’écriture.
Il convient donc de faire la différence entre ce qui relève de l’auteur et ce qui est propre à votre état d’esprit. Si vous ressentez réellement de la peur en lisant un livre (rythme cardiaque accéléré, débit ventilatoire important, sens surexcités, bref, tout ce que l’on a vu précédemment), il y a de grandes chances pour que cela vienne de vous. Et, en général, vous verrez que lorsque vous avez peur, ces trois conditions sont remplies :
– vous êtes seul
– il fait nuit ou au moins sombre
– vous êtes sorti de l’histoire (vous ne lisez plus, vous pensez à ce que vous avez lu)



Le troisième point (vous êtes sorti de l’histoire) est très important. Car, en réalité, même si vous êtes seul, en train de lire un roman d’épouvante, la nuit, "sous la couette", tant que vous lisez, vous n’avez pas peur. Vous éprouvez même en réalité du plaisir. Par contre, vu que le récit vous a conditionné, dès que vous en sortez, vous risquez de vous effrayer pour des choses a priori banales. Par exemple, en traversant un couloir sombre pour aller aux toilettes. Pourtant, là, ce n’est pas lié à une technique d’écriture. Vous étiez bien tant que vous lisiez, c’est le fait de sortir du récit qui vous fait flipper à l’idée d’accomplir un acte simple et banal. Même chose si vous entendez un bruit non identifié. Des bruits de ce genre, vous en percevez des dizaines tous les jours. Et surtout toutes les nuits. Mais votre cerveau ne vous met pas en état d’alerte, au contraire, il les ignore, car ils font partie des bruits de fond quotidiens (vent, craquement du bois qui travaille, robinetterie, animaux, circulation, voisin qui ferme ses volets…). Si à chaque fois qu’on entend un truc que l’on ne peut pas parfaitement identifier on devait l’analyser, d’une part on perdrait un temps fou à ne faire que ça, d’autre part, on deviendrait fou. Par contre, quand vous lisez un roman d’épouvante, si vous entendez un bruit, vous aurez plus tendance à vous "arrêter" dessus et à l’identifier comme "bizarre" (pourquoi ? parce que votre état d’esprit a été artificiellement modifié, vous êtes stressé, même légèrement). Mais là encore, il ne s’agit pas d’une technique d’écriture. Vous êtes juste en train de vous autosuggestionner. Vous éprouvez de la peur en dehors du récit, pas parce que le récit vous fait peur directement. Cette peur réelle, ressentie parfois dans la "vraie vie", va renforcer, par la suite, votre impression de récit "effrayant".
C’est exactement la même peur que l’on éprouve, gamin, lors des récits d’Halloween, au coin du feu, quand on est parti camper. Vous n’êtes pas effrayé par la qualité de la légende que votre pote raconte, mais parce que vous êtes au milieu de nulle part, en pleine nuit, et que vous vous projetez en dehors du récit.

Bien entendu, pour en revenir à la technique d’écriture, nous sommes loin d’avoir fait le tour des moyens techniques à la disposition des auteurs pour générer une impression de peur.
En plus des trois éléments déjà évoqués, l’on peut renforcer le malaise et le stress grâce à diverses astuces. Par exemple en employant des phrases plus courtes, voire même des mots sans phrases construites, avec peu de verbes, pour donner un effet saccadé qui s’associera inconsciemment avec le "souffle court" généré par la peur : "Mais il est seul, dans un lieu inconnu, en compagnie d’un monstre. Un monstre terrible. Implacable. Avide de sang."
Le choix du vocabulaire est lui aussi important, tous les termes négatifs auront sans doute un certain effet, mais des termes recherchés, rares, peuvent renforcer aussi le côté "malaisant".
L’on n’utilise donc pas la même construction grammaticale selon que l’on souhaite décrire une scène romantique, un moment drôle ou un acte odieux. En général du moins, car l’on peut aussi violer les règles habituelles pour donner un supplément de sens à une scène. Il ne s’agit donc pas dans ce cas d’ignorer la technique, mais de la contourner, ou de s’en servir différemment, dans un but précis.

C’est aussi, dans ce genre particulier des romans d’épouvante, ou plus généralement appartenant au genre fantastique (qui regroupe aussi bien la science-fiction que l’heroic fantasy), que l’on se rend compte que les mots ont un sens, précis, et un effet, réel. Leur choix est donc crucial. Quand Lovecraft décrit des lieux particuliers, liés aux Grands Anciens, il va ainsi parler d’abominations, de géométrie répugnante, d’alignements cyclopéens, de choses tordues, croulantes, poussiéreuses mais néanmoins vivantes et habitées. Quand, plus récemment, Adam Nevill décrit la forêt suédoise dans Le Rituel, elle n’a rien d’agréable ou de folklorique : elle est froide, boueuse, hostile, moche, sinistre, humide, et au final devient un lieu où l’être humain n’a rien à faire. Mais là encore, on est bien dans le malaise, pas la peur. Si vous comparez Cthulhu et le gros con qui vous emmerdait dans la cour, au CM1 ou en sixième, vous verrez qu’en réalité, un enfant, pas bien menaçant et plutôt stupide, vous a effrayé bien plus que la pire des entités lovecraftiennes.

Chaque art a ses contraintes, ses avantages uniques et ses limites réelles. On ne peut pas faire passer forcément la même chose, en tout cas pas de la même manière, en peinture, dans une nouvelle, en musique ou en bande dessinée. Le roman, s’il est réputé permettre une très grande liberté, a lui aussi ces impossibilités. En tout cas, en apparence. Car, c’est bien là toute la magie de l’écriture, le romancier peut inventer de nouveaux sorts qui permettront de combler les lacunes supposées de son domaine.
La peur des livres est une escroquerie. Mais pour une fois, les escrocs ne vous veulent pas de mal.