Rollerball (version 1975) ou la victoire de l'individualisme



Un grand film de science-fiction dont l'ultra-violence est au service d'un propos intelligent : Rollerball.

Tout d'abord, précisons que nous parlons bien ici du film réalisé par Norman Jewison en 1975, et non du remake fade et raté de 2002. Ce long métrage d'environ deux heures est inspiré par une nouvelle de William Harrison (qui d'ailleurs coscénarise le film), intitulée Roller Ball Murders. Penchons-nous dans un premier temps sur l'histoire.
Nous sommes dans le futur (le futur de 1975 en tout cas) en... 2018. Les nations n'existent plus, ces dernières ont été remplacées par des corporations qui se partagent les grands domaines d'activité (énergie, alimentation, transport, logement, communications et luxe). La population bénéficie d'un grand confort matériel, les guerres et la famine ont été éradiquées. Un jeu très populaire, le Rollerball, sert à la fois d'exutoire et de propagande indirecte au service de l'idéologie en place. 

Jonathan E., leader et grand champion de l'équipe de Houston, est à l'apogée de sa carrière de rollerballer. Ses statistiques sont tout bonnement extraordinaires et sa popularité inégalée, ce qui finit par inquiéter les dirigeants de la corporation de l'énergie, qui chapeaute Houston. Il est donc demandé à Jonathan d'annoncer son départ à la retraite. Celui-ci refuse d'abandonner son équipe, d'autant que les règles vont se durcir lors du prochain match qui s'effectuera sans pénalités. Le capitaine de l'équipe va également tenter de découvrir pourquoi les bureaucrates veulent le mettre à l'écart...

Voilà un film qui n'aurait pu être qu'un vague blockbuster de plus misant tout sur l'action, mais qui se révèle aussi efficace que profond. La toile de fond de ce monde dominé par les corporations est plutôt réaliste et d'autant plus inquiétante. Ici, pas de sombre dystopie à la 1984 mais plutôt un univers aseptisé et policé, dont on sent qu'il a glissé lentement vers une dictature technocratique diffuse et un matérialisme qui a efficacement remplacé les aspirations de beaucoup. Difficile d'ailleurs de ne pas voir un parallèle direct et encore d'actualité entre les dirigeants des corporations assistant aux matchs et les hommes ou femmes politiques actuels, pressés de se montrer lors des rencontres importantes. Cette société célébrant le divertissement, la starisation et le luxe, on la connaît, on la sent possible, elle fait peur parce qu'elle n'est pas si éloignée de la nôtre. Et pour appuyer le culte de la masse et des corporations sur lesquelles personne ne peut mettre un nom : le rollerball, un sport vantant l'équipe, le jeu en lui-même. Le slogan "No player is greater than the game itself" (aucun joueur n'est plus grand que le jeu) est révélateur. Seul, le joueur n'est rien. Il ne peut accomplir son objectif qu'au sein du système organisé que l'équipe symbolise. 

Les règles du Rollerball

La partie se déroule sur une piste circulaire comportant deux buts (ressemblant à des entonnoirs métalliques). Chaque équipe est composée de 12 joueurs, dont 3 motards. Les contacts physiques sont autorisés, sauf pour les motards, qui ne peuvent que bloquer l'adversaire ou remorquer les joueurs de leur équipe. 
La partie est engagée lorsque la balle en métal, propulsée à grande vitesse dans la rigole extérieure, est récupérée par une équipe. La balle doit toujours rester visible. Si elle atteint la rigole intérieure ou si elle est masquée par un joueur, elle devient "hors-heu" et une autre balle est lancée.
 
Une partie se déroule normalement en trois périodes de 20 minutes (mais les règles peuvent évoluer, la finale entre Houston et New York se déroulant sans limite de temps). Des pénalités visent à contenir la violence des joueurs. Il est par exemple interdit d'engager un joueur tombé à terre. Mais là encore, les règles peuvent évoluer. Dans le film, à partir de la demi-finale, il n'y a plus de pénalités, ce qui équivaut à "légaliser" la mise à mort de certains joueurs.


Outre ce refus de la prise en compte de l'individu, les dérives de ce monde sont multiples, et là encore très proches de celles que l'on peut constater à l'heure actuelle dans la vie réelle. Ainsi, les livres sont dématérialisés, réécrits et contrôlés par les corporations. Faut-il rappeler les multiples attaques récentes contre les classiques de la littérature ou les auteurs contemporains (cf. cet article, entre autres) ? Tout système organisé souhaitant contrôler la pensée commence toujours par s'en prendre à la chose écrite, qui en est sa forme la plus palpable. 
Les failles de la technologie censée sous-tendre ce monde sont également apparentes dès que Jonathan, interprété par James Caan, tente d'en apprendre plus sur les guerres corporatistes et le fonctionnement interne des corporations (les citoyens ne savent même pas qui prend les décisions) : le méga-ordinateur Zéro, censé contenir tout le savoir du monde, refuse de donner les informations que le joueur recherche. Mieux, on apprend qu'il a bugué et a "perdu" le XIIIe siècle. Ainsi, non seulement l'information n'est pas disponible pour tous, mais l'Histoire elle-même est confisquée par la caste dirigeante, qui efface (volontairement ou non) ou réécrit certains pans entiers du passé (là encore, l'on n'est pas loin des dérives actuelles, notamment concernant les programmes scolaires).
Enfin, la femme semble être devenue dans cet univers un bien de consommation comme un autre. L'on voit que la corporation semble régulièrement "fournir" de nouvelles compagnes à Jonathan. Les bureaucrates contrôlent donc sa vie privée et veillent à ce qu'il ne noue pas de liens émotionnels solides, ce qui serait sans doute déjà un acte individualiste fort (en cela que tomber amoureux serait la célébration d'un puissant sentiment personnel ainsi que la reconnaissance implicite de l'unicité de l'être aimé). Pire, la femme dont Jonathan était autrefois amoureux lui a été "retirée", un membre de la direction de la corporation ayant jeté son dévolu sur elle. Sans droits, sans même la possibilité d'éprouver des sentiments, l'individu est nié, relégué à un simple élément d'une masse informe et terrifiante qui prime sur tout. 

L'impact de Rollerball vient également, bien entendu, du réalisme des affrontements lors des matchs. Même plus de 45 ans après, la réalisation de Jewison n'a pas faibli. Les matchs sont tendus, âpres, violents et spectaculaires. Peut-être peut-on regretter que le dernier soit un peu trop vite expédié, mais pour le reste, l'on est proche de la perfection. 
Revenons d'ailleurs en détail sur ces matchs. Le film n'en comporte que trois mais chacun a une fonction bien précise, suivant ainsi scrupuleusement le principe des trois actes d'Aristote. Les joueurs de Houston vont affronter tout d'abord Madrid. Ce match sert à présenter le jeu, ses règles, son côté violent, et à installer le personnage de Jonathan en tant que champion adulé par les foules. C'est l'exposition. Le match contre Tokyo, déjà bien plus violent, voit Jonathan évoluer. De complice involontaire du système, il devient son adversaire. À ce moment-là, il a déjà ouvert les yeux et s'interroge sur la nature du monde même dans lequel il vit. C'est la confrontation. Enfin, le match contre New York, sans pénalités, sans limite de temps, voit un héros transcendé s'opposer au système et devenir plus grand que lui. Jonathan, en survivant à cet ultime affrontement, réinstalle l'individu au centre d'un monde qui l'avait écarté. C'est la résolution de l'intrigue, dévoilant un héros transformé (cf. ce grand dossier, notamment la partie 2, consacrée à Vogler). 

La narration s'offre donc un sans-faute. Mais qu'en est-il du reste ? Eh bien, malgré ce que l'on pouvait craindre, très peu d'éléments sont datés. Seuls finalement les costumes civils des personnages sont clairement démodés et très marqués "années 70". Le reste, que ce soit l'architecture, les tenues sportives, la technologie (la représentation de Zéro, essentiellement) ou le mobilier est relativement intemporel ou, au pire, possède un charme réel et une touche d'étrangeté qui est loin d'être malvenue. Le casting est plutôt réussi, lui aussi. Outre Caan, déjà cité, l'on peut noter la présence de la charmante Maud Adams ou encore du charismatique John Beck, dans le rôle de Moonpie (notons pour l'anecdote que c'est Sylvester Stallone qui fut un temps pressenti pour interpréter le meilleur ami de Jonathan).
Quant à la musique, basée essentiellement sur du classique (et non sur une bande originale criarde comme cela a pu être la mode dans certains films à l'époque), elle donne une touche d'élégance, et là encore d'intemporalité, à l'ensemble.
Tout finalement contribue à rendre ce film sinon moderne, du moins hors du temps.   

Brillamment réalisé grâce à une construction classique mais pertinente, décrivant un système idéologique aussi froid que tristement vraisemblable, Rollerball demeure encore aujourd'hui un film d'action impressionnant et un avertissement plus que jamais d'actualité. Quel dommage qu'il soit si peu rediffusé. 





+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des scènes d'action très bien filmées et toujours efficaces.
  • Un background vraisemblable et habilement dévoilé.
  • Un propos intelligent et douloureusement d'actualité.
  • Une violence glaçante et réaliste, qui interpelle et est au service du récit.
  • Très peu d'éléments "datés", certains décors rétro-futuristes apportant même un charme supplémentaire ou une atmosphère agréablement étrange. 




  • Pratiquement rien, si ce n'est l'ultime match, qui est un peu vite expédié au regard de son importance.