Locke & Key : The Golden Age



La saga de Locke & Key a plus de dix ans ! En lisant avec avidité le septième tome, The Golden Age, ça m'a d'abord paru assez incroyable, jusqu'à ce que son auteur, Joe Hill (également scénariste de Basketful of heads), rappelle la genèse de la série au début de l'avant-propos - c'est en 2008 qu'est paru Locke & Key : Welcome to Lovecraft #1, chroniqué dans cet article dithyrambique -  et en profite pour clarifier quelques points.

D'abord, la série Netflix, même si assez malencontreusement réorientée "young adult", n'est absolument pas reniée par le staff artistique à la tête du projet : les déçus de l'adaptation télévisée en seront pour leurs frais. Ensuite, il n'est pas du tout nécessaire, d'après lui, d'avoir lu les volumes précédents : le dernier se veut une préquelle, une plongée dans le passé de la maison des Locke, au sein d'une famille unie autour de ces clefs extraordinaires, que le père, homme foncièrement bon et placide, s'efforce d'utiliser avec parcimonie et sagesse, tout en laissant les plus puissantes hors de portée des enfants (autant que cela soit possible, ces petits démons fourrant leur nez partout). Évidemment, pas facile d'y arriver, surtout lorsque ces derniers disposent de la même intelligence un peu retorse et d'une volonté hors du commun, au point que de simples caprices ou erreurs de jeunesse aillent jusqu'à engendrer de réelles tragédies qui non seulement fragiliseront la famille, mais mettront la réalité elle-même en péril.

Sur ce point, force est de reconnaître que le conseil du scénariste est plutôt avisé. En effet, un lecteur assidu de la saga (voire un fan de la série Netflix) ne pourra que procéder par anticipation, voilant du même coup le plaisir ineffable de découvrir chacune de ces clefs spéciales et leurs propriétés singulières - découverte qui constituait un des nombreux atouts des premiers épisodes, sur le papier ou à l'écran. Cependant, une différence majeure s'impose pour les aficionados : cent ans auparavant, dans la famille de Chamberlin Locke, les clefs magiques sont une évidence quotidienne, et les quatre enfants apprennent à vivre avec. Les repas de famille dans la grande salle à manger sont servis par une armée d'ombres commandée par la fameuse Couronne, et la Maison de poupée offre aux lecteurs la joie d'une première péripétie dans l'univers fantastiquement étrange de cette demeure aux sombres recoins.
 

Ici, Hill et son partenaire, Gabriel Rodriguez, choisissent un autre angle pour nous narrer une chronique douce-amère, articulée autour de petits récits, des tranches de vie mettant en lumière l'un des membres de la famille, de la benjamine capricieuse à l'oncle malade, en passant par les deux frères si différents et la grande sœur qui finit par devoir se coltiner les conséquences les plus fâcheuses des actes des autres, au point d'aller jusqu'en enfer. Là où Welcome to Lovecraft débutait par un deuil et un nouveau départ pour une famille assez dysfonctionnelle, The Golden Age présente l'archétype d'un foyer uni, avec des enfants chéris par leurs parents, qui les laissent s'épanouir avec un mélange de bienveillance et de sagesse. Les artistes usent de leur talent déjà bien aiguisé pour parvenir à développer les caractères de ces personnages, de la petite Jean accumulant benoîtement les bêtises à Mary, un peu lassée de devoir assumer les erreurs de ses cadets. Les deux frères sont en outre dépeints comme les deux faces d'une même pièce : John est batailleur, plein de morgue et de fougue, et son ambition personnelle grandira parallèlement à l'annonce de la Première Guerre mondiale, à laquelle il brûle de participer ; Ian, lui, est un rêveur, fragile et éthéré, loin de ces préoccupations trop terre-à-terre. Par moments, les discussions parfois vives qui opposent John et ses parents rappellent des scènes similaires de Légendes d'Automne : la structure du récit, sa durée, ses protagonistes et son contexte temporel sont autant d'échos plus ou moins évidents. 


À l'évidence, avant même d'être un conte fantastique, The Golden Age est rien moins qu'une remarquable saga familiale, qui s'épanche avec tendresse sur des personnages qu'on voit grandir, se disputer et se réconcilier, prendre des décisions fatales et faire des choix cornéliens (les auteurs ont d'ailleurs dédié l'album l'un à sa femme, l'autre à sa propre famille) tout au long d'un XXe siècle plein de promesses mais accumulant les catastrophes. Les clefs constituent dès lors un élément particulier dans ces chapitres, parfois tendres, parfois cruels ou cyniques, souvent violents et toujours mouvementés : Chamberlin et sa femme Fiona savent les utiliser sans en abuser, mais qu'en est-il des enfants ? Comment peuvent-ils résister à l'appel de la toute-puissance que peut offrir un jeu de ces objets magiques ? C'est tout l'enjeu des choix faits par les parents dans l'éducation de leur progéniture : de la bienveillance mais également des interdits, et des barrières qui seront levées au moment idoine. Sauf qu'il n'est pas toujours aisé d'anticiper sur le développement de ses propres rejetons, qui peuvent en outre, pour peu qu'ils vous aient vu à l'œuvre, faire preuve de suffisamment de malice et de machiavélisme pour parvenir à leurs fins. 



L'autre caractéristique principale de ce tome 7, laquelle a d'ailleurs fait couler pas mal d'encre et servi d'argument principal de vente, consiste dans l'ambitieux crossover du dernier épisode avec l'univers de Sandman (tellement évident quand on y pense) : l'avant-propos précité nous révèle les coulisses de cet événement éditorial, une sorte de gambit qui a poussé Hill et Rodriguez à proposer leur idée saugrenue à Neil Gaiman. Le vénérable écrivain leur a donné carte blanche : comme quoi, l'audace paie, parfois - d'autant que l'auteur de 1602 n'en est pas à son premier projet similaire (cf. cet article sur Free Country, un crossover Vertigo).

Et pour revenir à Netflix, les nouveaux fans du Sandman comme les admirateurs de la première heure retrouveront les événements dépeints dans la première saison de la série TV : le chapitre Hell & Gone, qui clôt cet album, s'articule malicieusement autour des mésaventures de Morpheus, emprisonné sur Terre par Burgess, et Joe Hill parvient à insérer Mary dans les interstices de l'histoire déjà contée, impliquant nombre de personnages secondaires comme Abel, Caïn, Lucien, Lucifer et surtout le terrifiant Corinthien. Une conclusion épique et pertinente.

Alors, amis lecteurs, n'hésitez plus ! Si vous avez encore du mal avec l'anglais, HiComics vient de publier l'ouvrage en français (c'est sorti en mai 2022). Un comic book  réussi, au ton très adulte (la violence n'est pas édulcorée) mais alternant avec de splendides moments d'émotion, et nanti d'une écriture choyant ses personnages.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un bel album à la présentation soignée et au contenu conséquent chez IDW.
  • Un volume qui peut se lire indépendamment de la série, puisqu'il constitue une préquelle concernant les aïeuls des héros que nous connaissons.
  • Les auteurs apportent toujours le même soin pour varier leurs approches artistiques et tenter des expériences, afin de surprendre les lecteurs.
  • La chronique d'une famille qui avait toutes les clefs en mains (hi hi) pour vivre heureuse : des personnages que nous voyons grandir et évoluer au fil des récits.
  • Bien qu'admettant ouvertement l'existence de la série télévisée sur Netflix (nettement orientée ados), l'album conserve l'écriture adulte et les passages violents ou sanglants présents dans les comics originels.
  • Le crossover avec le monde du Sandman, un luxe inutile mais jubilatoire.


  • Rien.