Thorgal #3 : les Trois Vieillards du Pays d'Aran


Après avoir évoqué les débuts de cette saga quarantenaire dans un "First Look" dédié, et donné notre avis sur quelques-uns des derniers albums en date (Neokora ; le Feu écarlate), nous avons estimé qu'il était bon de revenir sur certains moments-clefs de la série, histoire de faire plaisir aux initiés et d'éclairer les profanes.

Dès le premier album publié, Jean Van Hamme avait insisté sur la fascinante dualité qui allait sous-tendre la majeure partie des récits de notre poète viking, guerrier hors pair mais désireux de vivre en paix avec sa bien-aimée : la science-fiction d'une part (Thorgal est un "fils des étoiles", rejeton d'une race à la technologie assez évoluée pour pouvoir traverser les espaces interstellaires, et ce lourd passé lui vaudra bien des péripéties, souvent pour son malheur ou celui de sa famille) et la fantasy d'autre part avec la mythologie scandinave qui intervient régulièrement dans les tribulations de notre héros à la cicatrice : le panthéon nordique (Odin, Thor, Freya voire Loki), des divinités mineures mais terriblement puissantes comme le serpent Nidhogg, des Valkyries, des Nains, des trolls et autres géants agrémentent les aventures de Thorgal.

L'intelligence de l'auteur se concrétise dans sa façon particulière de mêler - assez adroitement - des origines faisant appel à une science pointue (vaisseaux spatiaux, champs de force, pistolasers et alliages indestructibles) et des événements imputables à la seule magie divine (des portails existent vers les autres mondes peuplés d'étranges créatures, des sortilèges font vieillir ou rajeunir et les objets magiques se rencontrent parfois comme s'ils étaient pondus par un maître de jeu aussi retors que généreux). Thorgal, comme il le lui sera souvent prouvé, est donc un être à part, hors du temps et insensible aux fils du destin. Bien que simple mortel (il ne possède aucune faculté surhumaine, malgré son habileté incroyable à l'arc et sa volonté inébranlable), il est à la fois aimé des dieux et vu comme un élément disharmonieux dans le grand écheveau des existences - ce qui explique pourquoi il s'est retrouvé aussi souvent plongé dans des drames dépassant l'entendement humain. Comme le lui rappellera l'un des personnages, il est quand même mort trois fois, et il est chaque fois revenu à la vie : qui sur Terre peut en dire autant ? Si vous avez soulevé un sourcil intéressé, je vous laisse découvrir de quelle manière il a pu tromper la Faucheuse aussi souvent, grâce à qui et pourquoi...

Après deux albums de mise en place, on peut considérer que Les Trois Vieillards du Pays d'Aran, paru en 1981, est l'histoire qui lance véritablement l'épopée de Thorgal. Van Hamme a cette fois choisi la voie de la légende et de la magie, laissant de côté la facette sciencefictionnesque du personnage pour la développer ultérieurement. 


Les récents événements (cf. L'Ile des Mers gelées) ont convaincu notre héros que sa place n'était plus aux côtés de ses compatriotes vikings : là où ils cherchent la gloire et/ou le butin, il n'aspire qu'à une vie paisible avec son aimée. Poète à ses heures, barde lamentable, il nourrit une philosophie qui va à l'encontre de celle de ses compatriotes. Quand sonne l'heure des combats, il est pourtant en première ligne, à condition qu'il ne s'agisse que de défendre sa peau ou celle de ses proches : toutefois il n'a pas le goût du sang, n'éprouve jamais le besoin de tuer et se montre même souvent trop crédule, trop confiant. C'est pourquoi Aaricia, par amour (elle est princesse viking après tout), a accepté de le suivre vers le sud dans l'espoir de trouver un coin tranquille pour y vivre en couple et fonder une famille loin de la fureur des conquêtes, des pillages et des batailles qui forment le lot de ces tribus des terres boréales. 

En chemin, les voilà abordés par un curieux petit bonhomme qui les invite à une fête donnée par les Bienveillants, un triumvirat régnant sur le Pays d'Aran. Malgré la méfiance de Thorgal (toujours suspicieux dès lors que des hommes en dominent et en exploitent d'autres), sa femme accepte et se retrouve, par un coup du sort, prisonnière des dirigeants de cette contrée. Thorgal est aussitôt réduit à l'impuissance et laissé pour mort... 
Bientôt, un tournoi est organisé auquel sont conviés les champions des royaumes environnants : le vainqueur des trois épreuves rituelles aura l'honneur d'épouser Aaricia, la nouvelle reine du pays et pourra du même coup mettre la main sur le fabuleux trésor d'Aran...



Ce qui fait la réussite de l'album tient déjà dans la teneur du récit : l'héroïsme, la vertu, l'honneur et la roublardise seront successivement mis en lumière par les aventuriers venus tenter leur chance au long de ces défis qui les feront entre autres passer par le Deuxième Monde pour y affronter la troublante Gardienne des Clefs (individu qui deviendra récurrent dans la série). Le connaisseur pourra également relever deux intéressantes références à la mythologie de William Blake avec l'utilisation des noms Jadawin et Urizen - à moins que les auteurs aient puisé leur inspiration dans la saga des Faiseurs d'Univers de Philip José Farmer où ils sont attribués à deux des personnages les plus importants.



Ajoutez-y un petit paradoxe temporel (le temps, il est vrai, est une composante essentielle de la saga) et vous tenez un scénario efficace, enlevé, rythmé, doté de décors variés et de personnages hauts en couleurs. Thorgal devra y faire non seulement preuve de ténacité (après tout, il a une vengeance à assouvir vu qu'on lui a enlevé sa femme) mais aussi de jugeote en plus de ses qualités naturelles : sa force, son extraordinaire habileté, son sens de la justice et sa compassion ne lui seront pas ici d'un grand secours ; il lui faudra se montrer résolu et rationnel. Ce n'est pas pour rien que les Bienveillants diront de lui qu'il est un peu moins bête que les précédents concurrents... 

Les dessins de Grzegorz Rosinski se sont nettement affinés depuis 1977 : les postures sont plus naturelles et les visages mieux détaillés que dans La Magicienne trahie. L'accent est également porté sur la colorisation qui permet de caractériser avec une réelle efficacité les différentes séquences et paysages, et l'emploi plus marqué des ombres renforce l'aspect inquiétant de certains passages ; on note aussi que les arrière-plans sont nettement plus détaillés. Quant au découpage, il devient plus ludique et certaines planches, parmi les plus réussies, savent se passer de bulles et autres phylactères pour conférer un plus grand impact visuel à ces scènes.

Sans constituer un sommet dans la saga (on peut déplorer que les personnages secondaires soient dépeints de manière assez sommaire), ce troisième épisode donne un excellent aperçu des capacités de notre héros, ses forces et ses faiblesses, et des possibilités de l'univers immense qui s'est un instant entrouvert pour lui - et pour nous, lecteurs.
 
Nombre des éléments abordés ici seront repris, réinterprétés et assortis à ce récit plus intense, plus puissant et émotionnellement plus éprouvant qu'est Au-delà des ombres (1983, Grand Prix Saint-Michel). Notons que plusieurs des personnages referont leur apparition tout au long de la saga, parfois brièvement, parfois en temps qu'élément récurrent. 




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un héros charismatique.
  • Une aventure enlevée dans des décors surréalistes.
  • Des brutes, des traîtres, des sortilèges, des mages et un paradoxe temporel.
  • Des dessins qui ont gagné en précision et en harmonie.


  • Des personnages manquant encore de profondeur.