Il n'aura échappé à personne que l’époque actuelle regorge de néologismes plus ou moins utiles. Récemment, j’ai encore eu un pseudo-débat avec quelqu’un qui s’offusquait d’une règle pourtant simple et toujours appliquée : on dit « un écrivain » et « un chirurgien », même pour une femme. Il ne s’agit pas là d’un odieux complot destiné à rabaisser je-ne-sais-qui, mais d’une règle basique : c’est le genre grammatical du nom qui compte et non le sexe de la personne dont on parle. C’est pour cela que l’on dit « une bonne recrue », « une sentinelle », « une star », « une fripouille », même pour un homme.
Alors, ça ne veut pas dire que c’est figé, bien entendu, une langue vivante évolue. Mais comment évolue-t-elle ? Eh bien, c’est ce que nous allons voir.
Tout d’abord, il faut savoir qu’il n’existe pas de « bible » du français correct, couvrant tous les cas imaginables. Mais ce qui s’en rapproche le plus, c’est le Grevisse. Un gros pavé, avec des pages bien fines et une minuscule police. Une vraie usine à gaz, mais bien pratique tout de même.
Déjà, évacuons une idée reçue. Pourquoi les dictionnaires ne rendent-ils pas compte de la validation par l’usage ? Tout simplement parce que ce n’est pas leur rôle. Un dictionnaire rend simplement compte des nouvelles tendances, qu’elles soient marginales ou non. C’est d’ailleurs le seul argument de vente des dictionnaires : le nombre de mots « nouveaux » qu’ils proposent (d'autres sont d’ailleurs aussi supprimés chaque année). Sans cela, pourquoi en changer ? Donc, ils relèvent simplement l’apparition de nouveautés, ils ne les valident pas.
Alors, là encore, il ne s’agit pas d’une terrible machination fomentée par une caste secrète, simplement, on comprendra bien aisément que Victor Hugo a plus d’importance qu’un inconnu auto-édité. Les auteurs qui sont pris en exemple le sont pour l’impact qu’a eu leur travail sur la littérature, on prend en compte les prix reçus, l’influence de l’auteur, le respect de ses pairs, le nombre de gens qui le citent, la longévité et la vivacité de ses écrits, etc.
Des ouvrages comme le Grevisse vont donc dégager des tendances en se basant sur l’usage littéraire. Et ces tendances sont multiples. Pour un cas, bien souvent, l’on trouve aussi son exact contraire. Tant que plusieurs tendances cohabitent, le cas n’est pas tranché. Quand une seule tendance s’impose, de manière significative (c’est-à-dire massivement et durablement), alors, le terme ou la règle est « validé par l’usage ».
C’est un processus long et complexe. Cela prend des décennies en fait.
Alors, là, on pourrait objecter que c’est « trop long ». Mais on ne peut tout bêtement pas faire autrement. Imaginez si la langue pouvait être modifiée en profondeur chaque année, ou chaque mois… ce serait un chaos indescriptible. Comment feraient les professeurs, les journalistes, les éditeurs, sur quoi se baserait-on dans un univers grammatical en perpétuelle mutation ?
Le changement a du bon, certainement, mais il doit s’inscrire dans un temps long. Et ça marche très bien d’ailleurs. Il est aisé de constater que le français de 1900 n’est pas celui de 2023. Par contre, on peut encore comprendre parfaitement un texte écrit en 1900. C’est cet équilibre qu’il faut conserver : parvenir à faire évoluer une langue par rapport à son époque, tout en préservant un socle commun suffisamment solide pour ne pas perdre l’héritage du passé.
Voilà pourquoi on ne peut pas baser les changements grammaticaux sur une mode, un mouvement politique ou une éructation de militant. Si c’était le cas, il faudrait sans cesse tout réécrire et adapter. Les manuels scolaires et techniques, les livres d’Histoire, les romans, les articles scientifiques, les journaux, les BD, les documents administratifs, tout serait, tout le temps, en phase de réécriture.
Il est impossible de fonctionner ainsi. Personne ne peut, par l’invective ou un ordre péremptoire, modifier une langue. Prenons-en pour preuve la réforme de 1990 qui n’a jamais été adoptée par personne (même pas par les profs, qui en ont pourtant reçu l’ordre à de multiples reprises par le rectorat). Résultat : cette réforme n’étant pas validée par l’usage, elle n’est pas officielle. L’utilisation de l’orthographe traditionnelle est donc non seulement permise, mais recommandée. Car lorsqu’il y a deux tendances qui cohabitent, il est sensé de privilégier la plus importante (donc celle qui ne demandera pas de réécriture).
Même l’Académie Française n’émet pas de diktats ou de lois concernant la langue. Quand un cas particulier se profile, elle émet une recommandation. Si l’usage la valide, alors, elle devient la norme. Sans cela, Académie ou pas, la recommandation tombe dans l’oubli et est supplantée par l’usage littéraire.
Extrait du Littré de 2009. [1] |
C’est l’usage littéraire qui permet certes de modifier la langue et de conserver une adaptabilité nécessaire, mais c’est aussi ce même usage et la prudence qu’il impose qui permet de ne pas faire voler en éclats un outil indispensable pour communiquer au quotidien mais aussi prendre connaissance du passé ou encore inventer des fictions. Quand on dispose de quelque chose d’aussi précieux, dont on hérite et qu’il nous faudra transmettre, il n’est pas complètement idiot de ne pas pouvoir le démonter ou l’abîmer dès que l’envie nous en prend. L’usage littéraire (c’est-à-dire la liberté totale des auteurs, qui sont libres d’adopter de nouvelles formes d’expression) nous protège donc aussi contre nous-mêmes. C’est paradoxalement cette liberté littéraire permettant le changement qui va aussi imposer les limites de ce changement.
Ingénieux, non ?
[1] L'emploi du nom "écrivain" pour désigner une femme est toujours d'actualité en 2023, cf. le site du Littré et son exemple : Madame de Staël est un très bon écrivain.