Crossed, à la base, est une série de Garth Ennis, publiée en France par Milady (cf. cet article). Le récit montre une énième fin de la civilisation, causée par un virus qui rend les contaminés particulièrement violents.
A l'époque, on allait très loin dans le trash et la perversité, mais tout cela servait une étude de mœurs originale, "animale" et instinctive, très différente de celle d'un The Walking Dead par exemple.
Avec la suite de la série, sous la plume de David Lapham, l'on conservait le trash sans le recul subtil et la mise en perspective d'Ennis. Du coup, j'en étais resté là et Vance avait pris le relais (cf. cette chronique), suivant l'évolution de ce titre particulier.
Il a fallu le nom de Moore pour raviver mon intérêt pour cette saga qui, à mon sens, n'était pas destinée à durer à ce point dans le temps. Même si le concept était vite parvenu à ses limites, l'on ne peut en effet qu'être curieux de voir ce que peut donner cet univers profondément malsain aux mains d'un auteur aussi expérimenté.
Eh bien, même avec de l'expérience, parfois, on se plante méchamment.
Voyons tout d'abord le pitch, assez intéressant. L'histoire reprend cent ans après la contamination (appelée ici "Surprise"). Des communautés de survivants ont bâti un semblant de civilisation, profitant notamment de la profonde bêtise et de la rage parfois autodestructrice des infectés. Le nombre penche maintenant pour les humains. Pourtant, un groupe d'explorateurs va faire une découverte inquiétante : certains infectés seraient capables d'anticiper, de parler, de faire preuve de contrôle... et si une possible intelligence menaçait maintenant les rescapés ?
Les dessins, tout à fait corrects, sont assurés par Gabriel Andrade. Pas de souci de ce côté-là.
Non, l'erreur rédhibitoire vient bien de Moore, qui a eu la très mauvaise idée de doter les survivants d'une langue qui a évolué. Avant de se pencher sérieusement sur le concept, je vais vous donner quelques exemples. Dites-vous bien que ce n'est pas spécialement choisi, c'est constamment écrit comme ça :
- Et tu te rouges contre moi, donc j'optique pas à Jackson. Tu chiasses des crunks peut-être.
- On a foodé des zooburgers et puis j'ai jambé jusqu'à mon compartiment pour optiquer les trouvances.
- Comment c'est facencroix que nos gens ont échappé assez longtemps pour nous naître.
- Je sais comment certains vieux sentent pas serrés de sexer des jeunes.
- Oh vois, c'est des parlefeuilles de Gapple. Ils ont gâché une autre ile à l'océan, à ce qu'on a audité.
Et c'est comme ça tout du long. Au bout de deux pages c'est déjà lourd, mais se taper six épisodes entiers, avec un texte relativement dense, relève de l'exploit.
Cette manière d'écrire est fondamentalement une très mauvaise idée, pour deux raisons.
La première, c'est que la lecture de ce comic en devient un vrai parcours du combattant. Non pas que l'on ne comprenne pas ce qu'ils disent, on arrive à déduire le sens général la plupart du temps, simplement, ça ne sert à rien si ce n'est emmerder le lecteur, occupé à déchiffrer des conneries. Rendre la lecture d'un livre désagréable n'a rien d'une bonne idée. C'est un peu comme si on vous foutait des clous sur un fauteuil de cinéma.
La deuxième raison tient à l'histoire en elle-même. Comment un langage a-t-il pu autant évoluer en aussi peu de générations ? Et surtout, pourquoi cette évolution stupide, sans aucun sens ? Les survivants, pourtant, savent lire et écrire. Ils récupèrent même des ouvrages datant d'avant la chute de la civilisation. Mais ça ne les empêche pas de dire par exemple "eau rible" à la place de "horrible", ou "les colles" pour "école" ou "étudier". Les verbes (crâner pour "réfléchir" ou "penser"), les noms communs (couturien, bijoutien, bateaulier...), les noms propres (la Labama, l'Arc-en-sas...), les expressions, les constructions de phrase, tout a évolué d'une manière aberrante, sans aucune logique. Car enfin, qu'est-ce qui justifie qu'en quatre ou cinq générations, on en vienne à utiliser un charabia totalement inventé ? Pourquoi ? Qu'il y ait des changements, oui, mais ici ils sont trop radicaux.
Cette évolution inutile du langage prend le pas sur tout, même sur la vague histoire, guère enthousiasmante de toute façon, de tueur en série ayant miraculeusement trouvé sa place parmi les infectés. Là, on pourrait s'étonner. Moore, se planter à ce point ? Ben justement, ce n'était possible qu'avec lui.
Il est très probable qu'avec un auteur inconnu, ou de moindre renommée, l'éditeur américain (Avatar Press) aurait fait son travail correctement, en le recadrant très en amont, en lui faisant remarquer que sa dérive textuelle ne mène artistiquement nulle part et nuit au confort de lecture. Mais qui chez Avatar (ou ailleurs) peut tenir tête de nos jours au bulldozer Moore, auréolé de grogne autant que de gloire ?
L'on sait pourtant que sans recul, sans l'apport nécessaire d'un éditeur sérieux, même Moore peut partir sur une mauvaise idée et s'entêter.
L'on est ici très loin de ses œuvres les plus réussies et travaillées (Watchmen, From Hell), de la foisonnante et exceptionnelle série Top 10 ou de l'efficace et jouissif Neonomicon. Cette version de Crossed est proprement illisible, pas mauvaise mais vraiment illisible au sens strict du terme. Ce texte, s'il avait été proposé par un autre nom de la BD, n'aurait jamais été validé, par aucun éditeur.
Malheureusement pour Avatar (et Panini), un étron ne se transforme pas en tiramisu sous prétexte qu'il sort du royal trou du cul du grand Barbu.
Il ne faudrait pas confondre l'adhésion, la fascination ou l'admiration que l'on peut avoir pour une œuvre et le fanatisme inconditionnel qui conduit à ne plus avoir de recul sur son auteur. Tant que Moore disait des âneries en interview, cela ne prêtait pas trop à conséquence. Qu'il se mette à en écrire est déjà beaucoup plus triste. Si l'on ne peut reprocher à Avatar de lui laisser une réelle liberté créative, ne même plus oser émettre d'objection devant de telles inepties pose un réel problème et incite à s'interroger sur la relation entre les éditeurs et les auteurs "stars".
Une idée à la con qui donne très logiquement un comic désastreux.
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