Aujourd'hui, pas d'œuvre à critiquer ou présenter. Juste un auteur.
Mais un de mes préférés, vous ne perdrez pas au change.
Philip José Farmer est incontestablement et pour l'éternité un des plus grands écrivains de SF du XXème siècle. Même si la plupart de ses œuvres ont été traduites en français, il n'a pas acquis chez nous la réputation qu'il méritait, quand bien même les grands spécialistes hexagonaux et les anthologistes de tout poil lui aient régulièrement fait une place dans leurs ouvrages, préfaces et chroniques. Le problème est que, bien souvent, son portrait est un peu faussé : de sa fiche Wikipédia aux différents dictionnaires de la SF anglo-saxonne, il est la plupart du temps considéré comme "
le premier à avoir introduit le sexe dans la science-fiction".
[1]
C'est pourtant vrai - d'une certaine manière - mais tellement réducteur au regard de son œuvre !
Le fait est que, s'il est parvenu à détrôner dans mon cœur de lecteur insatiable l'incomparable Asimov, ce n'est ni pour ses textes lestes, ni pour son style enlevé - Harlan Ellison
[2] parlait à son propos d'"écriture pyrotechnique" et affirmait même qu'il fallait pour les lecteurs "
une mastication intellectuelle réservée à la plus haute littérature".
Il est vrai qu'Ellison tenait l'écrivain natif de l'Indiana en très haute estime et le savait capable, à la façon d'un Silverberg par exemple, de passer de l'Age d'Or de la SF, dite "campbellienne", à cette forme particulière de science-fiction plus spéculative et terre à terre apparue dans les années 60 et mise en lumière par l'anthologie
Dangereuses Visions. Si Farmer était capable d'affronter et de digérer cette Seconde Révolution, c'est justement parce qu'il avait déjà créé un précédent en abordant des thèmes jusque lors pratiquement totalement ignorés, ou tus, par les auteurs précédents. La SF, notamment anglo-saxonne, était certes visionnaire, emplie d'images cosmiques et de savants fous, mais ne savait pas traiter les relations intimes, et surtout les relations entre races différentes. De ce fait, le texte
les Amants étrangers (c'était en 1952), s'il apparaît aujourd'hui bien sage avec cette histoire d'amour entre un humain désabusé et une extraterrestre métamorphe, déclencha en son temps des réactions passionnées, un véritable maelström critique qui ne laissa pas l'auteur indemne. Cependant, sa force de caractère le poussa à continuer sur cette voie jusqu'à ce petit bijou qu'est le recueil de nouvelles
Des rapports étranges dans lequel notre écrivain, en cinq récits hauts en couleurs, explore des pistes encore peu défrichées comme l'identité et la maturité sexuelle mais également la foi et les rapports entre les êtres.
Toutefois Farmer s'est également intéressé à d'autres domaines dans lesquels il a investi son savoir-faire, sa phénoménale culture et un style toujours en évolution. Sorte de geek avant l'heure, il a profité de sa notoriété pour s'interroger sur les héros de son enfance, les replacer dans leur contexte tout en les modernisant, les confrontant à leurs propres démons ou nous les révélant sous un autre jour en dévoilant des origines savamment réécrites. Grand admirateur du travail d'Edgar Rice Burroughs, il a carrément recréé le personnage de Tarzan dans des romans échevelés, picaresques et colorés dans lesquels on découvre sa parenté avec un certain Jack l'Eventreur, voire son ascendance jusqu'à Lord Byron. Dans
la Jungle nue (Lattès 1979), qui peut choquer par des scènes de sexe assez torrides, on le voit même se confronter à un autre (super-)héros d'antan, Doc Savage, qui connut également les honneurs d'une adaptation en comics chez Marvel (je me souviens d'ailleurs d'un crossover avec les 4 Fantastiques). C'est dans cette veine qu'on trouve de nombreux petits romans de Farmer avec des visions d'ailleurs rappelant celles de Jack Vance, mais avec un style plus recherché, des personnages plus denses et surtout un goût prononcé pour l'aventure.
Cet aspect très
heroic-fantasy m'a toujours séduit chez lui, bien davantage que sa propension aux récits plus lestes, parfois à la limite de la pornographie, dans lesquels il plonge sans vergogne certains de ses personnages ou des créatures tirées de l'imaginaire collectif comme les vampires, les garous et autres succubes (
Comme une bête, Presses Pocket 1991) ou son goût pour les pastiches de classiques en réécrivant par exemple les aventures de Phileas Fogg (
Chacun son tour, Lattès 1977). Des histoires comme
Ose (J'Ai Lu 1970)
ou
Hadon, fils de l'antique Opar (Albin Michel 1976)
ne peuvent que plaire à ceux qui ont su apprécier un film comme
John Carter.
Toutefois, et avant tout, Farmer est le père de deux des plus grandes sagas de SF jamais rédigées, fascinantes par la richesse de leur univers, les implications sur le réel et l'éventail incroyable des possibilités d'aventures qu'il offre.
Il y a d'abord la
Saga des Hommes Dieux, constituée de sept romans (en français) dont les cinq premiers sont des chefs-d'œuvre haletants et incroyablement denses en aventures et retournements de situations se déroulant dans une cosmogonie osée et terriblement séduisante. Tout commence lorsqu'un vieillard vétéran de la Seconde Guerre mondiale entend l'appel d'une trompe résonner une nuit dans sa demeure, un son unique qui ouvre un portail vers un autre monde où un jeune homme au torse musclé et au sourire charmeur l'invite à venir alors qu'il est entouré de créatures issues de ses rêves les plus fous (des femmes élancées aux yeux de chat et à la chevelure tigrée) ou de ses cauchemars (des hybrides entre les Morlocks et les Orques). Dès lors, sa vie bascule et il pénètre un univers rien moins qu'étrange, sorte de planète à étages où chaque niveau mêle des civilisations anciennes d'une manière apparemment anarchique (des Indiens des plaines avec des tribus précolombiennes, des Chevaliers teutoniques et des aigles géants). Il lui faudra survivre aux péripéties entourant son arrivée, car le Seigneur de ce monde a disparu et le chaos guette. Si Wolff, le vieillard ayant retrouvé sa jeunesse, est le héros des deux premiers volets, c'est davantage au second rôle aux multiples surnoms, dont Kickaha, qu'ira la préférence de tout lecteur, sorte d'Ulysse moderne, aussi rusé que robuste qui ira jusqu'à déjouer les plans de conquête des Hommes Dieux, êtres supérieurs dotés de la technologie leur permettant (littéralement) de créer et modeler des univers "de poche" mais voués comme l'Humanité à s'éteindre dans une guerre fraternelle. Dans ce cycle merveilleux, on voyage au travers de portails sur des lunes au relief changeant ou des territoires hostiles qui ont donné le tournis aux lecteurs et permis aux amateurs de jeux de rôles de créer certains de leurs meilleurs scénarios (avant qu'un éditeur ne s'en empare pour sortir
Thoan). Kickaha, par sa fougue, sa ténacité, son ingéniosité et son charme ravageur séduira immédiatement les amateurs d'aventures extrêmes, il se sortira des situations les plus inextricables et ira défier les Seigneurs de ces cosmos privés. En chemin, il rencontrera Anania, qui reste pour moi la plus belle femme jamais décrite en littérature. Les deux derniers épisodes, s'ils permettent de prolonger l'expérience et de répondre à certaines questions tout en abordant le sujet de la psychanalyse, perdent beaucoup de leur impact par un côté trop verbeux et un manque de rythme.
Et puis, il y a le Grand Œuvre de Farmer,
Le Fleuve de l'Éternité, une saga eschatologique à l'échelle de l'Humanité : imaginez un Fleuve sinuant sur une planète, un fleuve unique sur les rives duquel ressuscitent tous les êtres humains ayant vécu sur Terre depuis les premiers pithécanthropes jusqu'aux hommes du XXIème siècle (la rencontre avec une race extraterrestre ayant éradiqué les Terriens).
J'ai bien dit : TOUS LES HUMAINS.
Ce qui veut dire que nous y sommes tous. Mais également Hermann Goering, Jean sans Terre, Mark Twain, Cyrano de Bergerac, tous témoins dans un premier temps de cette expérience miraculeuse (ils récupèrent leur corps de 25 ans et des dispositifs leur procurent de la nourriture à volonté) avant d'en devenir les acteurs principaux car, très vite, des clans se forment, des conflits d'intérêt et de territoire naissent et l'on ne peut que constater que les humains ne feront que répéter, encore et toujours, les erreurs passées. C'est ce que se dit l'explorateur Richard Francis Burton qui s'appliquera avant tout à survivre avec ses compagnons (un Neanderthalien, un écrivain du XXIème siècle, un extraterrestre, une de ses contemporaines qui a servi de modèle à la Alice de Lewis Carroll) avant de commencer à monter un plan auquel d'autres se rallieront : atteindre la source de ce fleuve fabuleux, où serait bâtie cette tour que certains pensent avoir aperçue et dans laquelle se trouve sans aucun doute la réponse ultime à leur nouvelle condition. Une quête improbable qui les fera se questionner sur chacune des valeurs qui font l'être humain, d'autant que, si cet univers n'est pas des plus accueillants (il leur faut tout réapprendre puisqu'il n'y a aucune trace de la moindre technologie en dehors de ces distributeurs de nourriture), il leur permet de renaître chaque fois qu'ils se trouvent confrontés à la mort. Mais de renaître ailleurs sur cette immense planète peuplée de milliards d'humains. Et de repartir de zéro. Tour à tour pirates, puis réduits en esclavages, résolument explorateurs, Burton et sa bande entameront un voyage impossible, seront trahis par les leurs et aidés par un individu omniscient mais insaisissable qui choisira quelques Elus parmi les plus téméraires. Chemin faisant, on y verra cet homme qui a peut-être été le Jésus de la Bible, un soufi, une féministe, un roi de Rome, un baron anglais de l'époque médiévale, un célèbre acteur de westerns, Ulysse lui-même, Guynemer, des inconnus et des anonymes, qui tous seront confrontés à l'énigme de la Création, se poseront des questions sur la réalité du Créateur et la possibilité de devenir à son tour démiurge, tous joueront un rôle dans cette course effrénée. De nouvelles religions et civilisations seront engendrées et s'effondreront, des guerres éclateront et les derniers de nos héros seront bien démunis au moment de passer de l'autre côté du miroir (
Alice au pays des merveilles étant une des références avérées pour cette saga).
Je n'ose imaginer la qualité du téléfilm qui en a été tiré, mais je terminerai par dire que bien peu d'œuvres, écrites, dessinées ou filmées, m'ont procuré autant de sensations que ces deux sagas. Peut-être
Hypérion de Dan Simmons par son ampleur...
[1] Stan Barets dans
le Science-fictionnaire (Denoël 1994).
[2] Lire à son sujet l'excellente et enthousiaste préface à la nouvelle multi-récompensée
les Cavaliers du Fiel ou le Grand Gavage, parue dans le recueil
Dangereuses visions (J'ai Lu 1975).
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Les points positifs |
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Les points négatifs |
- Un sens aigu de l'aventure.
- Un style débridé, enlevé, vif et coloré, en perpétuelle évolution.
- Une culture monumentale et un goût prononcé pour les pulps et la littérature populaire.
- Des héros charismatiques, sûrs de leurs qualités mais non dénués de faiblesses.
- Une imagination débordante engendrant des univers bariolés, des personnages hauts en couleur et des situations incroyables.
- On retrouve certains héros d'enfance comme Tarzan, Sherlock Holmes, Doc Savage ou Phileas Fogg.
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- Une série de pastiches tendant parfois à la parodie.
- Une propension à inclure parfois gratuitement des scènes de sexe, quand ce ne sont pas des histoires entières reposant sur les performances sexuelles des héros.
- Ses héros ont tendance par moments à philosopher ou soliloquer, surtout dans ses derniers récits, ce qui brise le rythme tendu de la lecture.
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