Comme son nom l’indique, la série Netflix Narcos conte la traque, par la DEA et la police colombienne, de puissants narcotrafiquants, dont le célèbre Pablo Escobar.
Dès le début du premier épisode, on rentre tout de suite dans l’intrigue, grâce notamment à l’un des agents de la DEA, Steve Murphy, qui vient régulièrement en voix off commenter les images de fiction ou d’archives. Tout cela est très immersif, avec un casting particulièrement réussi et une écriture très habile. Si habile qu’elle peut parfois mettre mal à l’aise.
C’est sur ce point que nous allons nous attarder.
Dans un premier temps, Murphy débarque en Colombie avec sa femme et son chat. Il ne connaît rien évidemment de ce pays et va devoir faire face à la corruption et à de nombreux dangers et tentatives d’intimidation.
À cette époque, Escobar est puissant, craint par ses ennemis, adulés par le peuple dont il est issu et à qui il distribue des liasses de billets. Il a une armée de sicarios (des tueurs) avec lui. Il verse des sommes importantes aux policiers, aux responsables politiques, aux journalistes… et, selon sa devise, plata o plomo, ceux qui n’acceptent par l’argent et ne se laissent pas corrompre reçoivent du plomb.
Voilà pour le contexte général.
Dans cette partie, il est important que le spectateur puisse s’identifier à Murphy. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est le personnage qui découvre un pays étranger, un milieu complexe, avec ses codes, ce qui permet au spectateur de s’acclimater en douceur, avec lui, à ce cadre criminel exotique. Ensuite, il est important de faire passer le danger que représente Escobar. Un type qui gagne 5 milliards de dollars par an (5000 millions, chaque année !) peut mettre très facilement votre tête à prix. En fait, comme on le verra plus tard dans la série, il peut même faire plier son gouvernement et construire sa propre "prison" (une forteresse dorée en réalité). L’identification doit donc reposer sur le personnage de Murphy, pour qui l'on doit s’inquiéter.
Rappelez-vous cet article qui présentait les bases du processus : pour que l’on puisse s’identifier à un personnage, il faut qu’il souffre. L’identification ne repose pas sur l’aspect physique, l’âge, le sexe, la profession, mais sur un affect commun. Et plus cet affect sera négatif, plus l’identification sera forte. En gros, on se fout pas mal de quelqu’un qui gagne au loto (Escobar) mais on partage la peine de quelqu’un qui perd son… chat (Murphy).
Dans la série, en guise d’avertissement, les sicarios d’Escobar parviennent à tuer le pauvre chat de l’agent. Cela donnera lieu à quelques scènes tragi-comiques quand Peña, le collègue de Murphy, considérera que c’était "un chat de la DEA" et qu’il faut riposter. Mais ça permet surtout, mine de rien, de vous faire plonger définitivement du côté du flic. Vous n’avez alors aucun mal à vous mettre à la place de ce gars, un peu paumé dans un milieu hostile, et qui doit faire face à une terrible injustice.
Le poids d’Escobar, en tant que personnage néfaste, est alors écrasant.
Par la suite, dans la saison 2 (je ne spoile rien hein, Escobar, c’est un peu comme le Titanic, à moins de vivre dans une grotte, tu sais comment ça se termine dès le départ), l’identification va s’inverser totalement. Ce qui est un exemple parfait d’effet très simple mais employé très intelligemment.
Dans la deuxième partie du récit, nous n’avons plus besoin d’avoir peur pour Murphy. Il s’est aguerri, maîtrise maintenant son milieu, et est même devenu très borderline. Escobar, lui, aussi monstrueux qu’il soit (rappelons qu’il est à l’origine de milliers d’assassinats et de nombreux actes de terrorisme, sans parler évidemment de son commerce particulier), est en train de tomber. Son empire s’écroule peu à peu, ses lieutenants se font descendre, ses labos sont attaqués, ses soutiens s’envolent, bref, c’est un processus fort long mais qui montre, au final, un homme seul, pathétique, que même son propre père repousse.
Et voilà l’idée de génie, l’utilisation pertinente d’un processus d’écriture qui, à lui seul, permet de conserver intacts le suspense et la tension narrative. Si les auteurs avaient laissé l’effet d’identification sur Murphy, l’intrigue aurait alors perdu en intérêt. Murphy ne risque en effet plus rien devant un adversaire diminué, séparé de sa famille, conscient de sa propre déchéance. L’effet d’identification va alors être porté sur… Pablo Escobar.
Deux scènes (parmi d’autres) vont être particulièrement fortes et illustrent parfaitement le procédé. Tout d’abord quand Pablo, seul, relâche le petit lapin de sa fille, dont il avait promis de prendre soin. Tout simplement parce qu’il sait qu’il ne pourra plus s’en occuper. Il continuera néanmoins, au téléphone, à mentir à sa petite fille, en lui donnant des nouvelles de son lagomorphe. Là, il ne s’agit plus d’un criminel que l’on craint, mais d’un père qui souffre de l’absence de ses enfants. Même chose, plus tard, au téléphone, quand son fils, cette fois, va lui dire qu’il mérite "le meilleur des anniversaires". Sa réaction est alors poignante (Wagner Moura, qui incarne le personnage, est parfait à ce moment-là). Il a les larmes aux yeux, la gorge serrée, il tente de répondre, n’y arrive pas, se reprend pour enfin lâcher un "merci chaton".
Après ces scènes-là, à moins d’être un psychopathe, vous n’avez plus du tout peur de Pablo Escobar. En fait, vous avez même peur pour lui. Pourquoi ? Parce qu’il souffre et que c’est cet affect qui vous le rend proche. L’identification se fait toujours en dépit des agissements d’un personnage, elle ne repose que sur l’aspect émotionnel brut.
Du coup, ça a un gros avantage mais ça pose aussi un petit problème.
L’avantage, c’est évidemment que cette traque devient passionnante puisque l’on est maintenant, à notre corps défendant, du côté du traqué. Cela maintient un suspense qui serait inexistant si l’identification portait toujours sur Murphy, qui dispose maintenant d’un net avantage et de lourds moyens. Attention, il faut bien prendre conscience que, dans ce cas, vous n’avez pas eu le choix, l’identification est imposée par les auteurs. C’est une sorte de piège, mais qui sert le récit et permet d’amplifier son intérêt.
Le petit problème, moral plus que narratif, vient du fait que, par voie de conséquence, on humanise alors un criminel de masse. Bien entendu, d’un point de vue réaliste, ce n’est pas un mal, car même Escobar était aussi un père, un mari, un fils, etc. Et cette approche non manichéenne rend le personnage plus riche, plus épais. Mais, il n’en reste pas moins que l’on se met à trembler (toute proportion gardée) pour un type peu recommandable. Escobar devient même émouvant à plusieurs reprises. Or, c’est le même salaud insensible qui effrayait tout le monde et ordonnait des assassinats dans la saison 1. C’est dire la puissance exceptionnelle du processus d’identification.
Si vous n’avez pas encore vu Narcos, et si le sujet vous intéresse, ruez-vous dessus, c’est une excellente série. En outre, si vous êtes un peu intéressé par l’écriture en général, vous allez découvrir une mise en application quasiment parfaite d’un procédé très utile mais parfois encore très incompris. Rappelons-nous Quesada annonçant à l’époque que, si l’on voulait que les enfants puissent s’identifier à Spider-Man, il fallait briser le mariage de Peter Parker. Mariage censé l’avoir trop "vieilli". Une idée d’une stupidité sans nom, puisque l’on sait bien que, lorsque des enfants jouent après avoir vu un Robin des Bois ou lu un Sergent Guam (ouais, ce n’est plus très à la mode Guam, mais j’avais envie de le citer), ils s’identifient à des adultes et font semblant d’être des adultes.
L’identification n’a tellement rien à voir avec l’âge ou la proximité sociale que l’on peut être un honnête citoyen et néanmoins trembler, voire avoir les yeux humides, pour un Pablo Escobar. Tout cela grâce à un lapinou et un coup de téléphone.
Et quelques astuces d’auteur.