De la Technique dans l'écriture #4 : Le Processus d'Identification dans la Fiction
Publié le
7.8.15
Par
Nolt
Tout lecteur, et a fortiori tout auteur, a déjà probablement entendu parler du fameux processus d'identification. Existe-t-il réellement, à quoi sert-il, sur quoi est-il basé, est-il indispensable ? Autant de questions nous permettant de plonger dans l'un des aspects "magiques" du récit.
Il s'agit dans un premier temps de ne pas confondre l'identification telle qu'elle peut être comprise en psychologie (et qui peut revêtir plusieurs rôles, comme la construction du Surmoi) et l'identification liée au récit. Cette dernière fait l'objet de fantasmes et théories souvent contradictoires. Certains auteurs la jugent réductrice, d'autres ne jurent que par elle. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il existe même une pathologie de la lecture, le bovarysme [1], qui découle entre autres d'une identification maladive et constante au romanesque, qui devient alors une source de déception dans la réalité, toujours bien entendu plus fade et n'obéissant pas aux mêmes règles. Il est quand même rare qu'une technique d'écriture (et un processus vécu par le lecteur) puisse déboucher sur des conséquences aussi radicales. En général, l'identification se passe bien mieux que dans le cas de cette pauvre Emma.
Comment ?
Le plus simple pour commencer est de s'interroger sur la manière dont le lecteur va s'identifier à un personnage. D'autant que, bien souvent, même des éditeurs ou auteurs se trompent complètement quant à la nature des outils qui permettent l'identification.
Rappelons-nous, pour prendre un exemple comics, le "retour aux fondamentaux" prêché à l'époque par un Quesada (cf. ce dossier) qui pensait qu'un Peter Parker marié était un frein à l'identification des plus jeunes lecteurs. Parce que Quesada pense que l'on s'identifie à quelqu'un qui nous ressemble physiquement ou socialement. Or l'identification est basée sur tout autre chose.
En effet, si un immonde salaud, un tueur d'enfants par exemple, à la même taille que vous, la même couleur de cheveux, s'il habite dans la même région, exerce la même profession, est marié tout comme vous, vous n'allez pas pour autant vous identifier à ce personnage-là [2]. Car ce qui permet l'identification, c'est l'affect.
Prenons un exemple cette fois dans la littérature classique. Dans L'étranger, de Camus, le personnage principal ne "joue pas le jeu", il ne se comporte pas comme la société l'attend, il devient ainsi menacé, mis à l'écart, jugé, incompris. Ce qui permet l'identification ici, en plus de l'emploi de la première personne du singulier, c'est l'émotion mise en avant.
Que le personnage soit jeune, petit, mince ou vieux, grand et gros n'a aucune importance. Le lecteur s'identifie à lui parce qu'il reconnait en lui des émotions qu'il a déjà expérimentées (qui ne s'est jamais senti seul ou incompris ?).
C'est absolument identique pour Spider-Man. Lorsque l'on s'identifie au personnage, c'est parce qu'il rencontre des problèmes dans sa vie quotidienne ou des dilemmes moraux qui ne nous sont pas inconnus. Si par exemple il doit mettre en balance son activité de justicier et la sécurité de ses proches, peu importe que les "proches" soient une vieille tante qui fait office de mère de substitution (ou pas, cf. cet article) ou une Mary Jane sexy endossant le rôle de l'épouse idéale. En réalité, l'identification n'opère pas grâce à Mary Jane ou la tante May, mais à cause des émotions (identiques aux nôtres) qu'elles font naître chez Peter.
Pourquoi ?
Ce processus est donc basé sur l'exploitation d'émotions ou réactions communes, mais à quoi sert-il ?
Est-il seulement nécessaire ?
La nécessité est essentiellement basée sur votre rapport à la lecture. Une lecture "critique", destinée à l'analyse, n'a aucunement besoin d'un tel processus. Au contraire, la distance nécessaire à la réflexion peut être perturbée par l'identification.
Si par contre vous "jouez le jeu", que vous respectez le pacte tacite entre lecteur et auteur, et faites l'effort d'entrer dans son univers en suivant le chemin qu'il a tracé, l'identification est indispensable à travers la reconnaissance d'affects communs. Cette re-co-naissance (ou renaissance commune) permet de se "fondre" dans le personnage et de s'approprier ses émotions, considérées alors comme justes [3].
Les buts d'une telle identification sont différents du point de vue de l'auteur et du lecteur.
Le lecteur va chercher dans une certaine mesure à donner du poids et de la crédibilité au récit (toute émotion du personnage interprétée comme vraie par le lecteur l'incite à considérer que le récit est vraisemblable donc digne d'intérêt). Plus le lecteur va "dépenser" du temps dans sa lecture, plus cette première raison sera présente. L'on peut abandonner une lecture après quelques dizaines de pages, rarement après plusieurs centaines, même si le roman se dégrade qualitativement [4].
Le lecteur va également expérimenter à travers le personnage. La catharsis qui s'opère alors permet de le libérer d'un poids, d'épurer les passions comme le prétendait déjà Aristote. En psychanalyse, c'est le moment de l'abréaction, qui est une réduction (préventive ou curative) des tensions émotionnelles.
Enfin, d'une manière plus terre-à-terre, le lecteur va également se "chercher" dans le personnage. Découvrir un langage émotionnel commun facilite la compréhension, cela rassure.
L'auteur, lui, poursuit souvent d'autres buts.
L'identification peut être utilisée de manière très basique, pour simplement "accrocher" le lecteur, mais elle peut aussi servir à interroger ce même lecteur sur sa part d'ombre lorsque, petit à petit, l'auteur amène le personnage à éprouver des sentiments moins communs. Cette rupture est très habile mais n'est évidemment efficace que si l'identification est minutieusement construite dans un premier temps.
Parfois l'auteur évite volontairement l'identification. Dans American Sniper par exemple, vu parfois par certains comme un film ultra-patriotique, Clint Eastwood interdit l'identification au héros, notamment en le rendant froid avec sa famille pendant une grande partie du film. Ainsi, le spectateur, sans identification (donc sans possibilité d'indulgence), est invité à juger les actes, bruts. L'on peut aussi penser que la froideur du personnage dans les situations intimes postérieures à ses missions est une manière de rendre compte du traumatisme des soldats (l'émotion est là, puisque ce sont des êtres humains, mais l'identification étant limitée dans le récit, le traitement rend compte de la difficulté de se réadapter à la vie normale).
À l'inverse, l'identification peut être utilisée par l'auteur pour humaniser un personnage "exotique".
Dans Enemy Mine, de Barry Longyear (qui a remporté les prix Locus, Hugo et Nebula), l'auteur met en scène un extraterrestre présenté dans un premier temps comme hostile et très dangereux. Au fil du roman, le lecteur qui s'identifiait au départ à l'humain se met à comprendre l'alien, qui éprouve des sentiments très proches des nôtres malgré les différences culturelles [5].
Intensité et Nature : les véritables leviers de l'identification
Nous avons abordé le "comment", le "pourquoi", il reste à savoir "où". Autrement dit, dans quoi loger les leviers de l'identification. Car nous allons voir que le fait qu'un affect soit reconnu et commun ne suffit pas.
Une émotion peut se définir par deux éléments. Son intensité et sa nature.
Si vous gagnez une place de cinéma gratuite dans un concours, vous allez être content. Si vous gagnez deux millions d'euros au loto, vous allez être content aussi. L'émotion est la même, mais vous n'allez pas l'éprouver de la même façon. L'intensité est différente.
Dans un récit, il est inutile de tenter de jouer sur l'intensité. Le fait que l'on soit dans une fiction l'annule, ou disons que cela l'amoindrit considérablement.
C'est donc sur la nature des émotions que les auteurs jouent pour créer l'identification.
Il existe une règle simple dans ce domaine : plus une émotion est négative, plus elle permet l'identification. Ce sont les larmes qui soudent, pas les sourires.
Alors, on peut ergoter des heures d'un point de vue philosophique sur le fait que ce soit bien dommage, mais c'est comme ça, c'est lié à la nature humaine.
Si vous racontez à quelqu'un que vous venez de réussir un examen, ou que vous venez de vous taper Samantha Fox (vous pouvez adapter suivant votre âge et vos inclinations), il y a de grandes chances pour que la personne s'en tape royalement. Justement parce que vous lui racontez un truc qu'elle n'a pas expérimenté, ou qu'elle a expérimenté différemment, il y a longtemps, etc.
À la limite, ça peut même créer de la jalousie, donc de la distance.
Racontez maintenant à cette même personne la fin atroce de votre chat, écrasé par un méchant voisin, et elle va réellement compatir dans 99 % des cas. Non seulement parce que beaucoup de gens aiment les chats, mais en plus, au cas où, vous ratissez large en plaçant un méchant voisin dans votre anecdote (et tout le monde, sans exception, connaît des connards malveillants).
C'est donc toujours la souffrance qui est l'outil idéal pour amener l'identification dans le récit. Il faut planter le levier là où ça fait mal.
Si un personnage est présenté comme persécuté ou malchanceux, il va être doté d'un énorme potentiel de sympathie. À l'auteur bien entendu de faire fructifier ce capital, il ne suffit pas d'accumuler les emmerdes pour qu'un personnage soit réellement intéressant ou pour qu'une histoire soit digne d'intérêt. Mais, à l'intérieur de cette histoire, ce sont toujours les affects négatifs qui vous toucheront, sans considération pour l'aspect ou la situation du personnage.
Dans Sa Majesté des Mouches par exemple, qui n'est pourtant pas un excellent roman, l'on est touché essentiellement par Piggy/Porcinet, non parce qu'il est gros, ou jeune, mais parce qu'il incarne le rejet auquel tout le monde peut être soumis. Il est plus difficile de s'identifier aux autres gamins, comme Ralph qui incarne des idéaux pourtant positifs.
Dans 1984, l'identification avec Winston est possible dès le début du roman et elle est sans cesse accentuée. Pourtant, le roman ne repose pas essentiellement sur l'identification, mais elle est menée de main de maître et soutient le propos : dans un premier temps, Winston est montré comme un pion luttant contre un système effrayant et gigantesque (peur, paranoïa, injustice... les leviers négatifs sont multiples). Puis, il découvre l'amour, mais un amour contrarié, risqué, pénible, interdit par la société (incompréhension, isolement...). Enfin, quand il est pris, il trahit Julia. Et comment ? À cause de ce qui est présent dans la "room 101", siège de nos plus grandes peurs. L'identification est ici magistrale puisqu'elle repose non seulement sur un affect négatif mais en plus un affect "à la carte" (le lecteur est poussé à imaginer ce que lui réserverait la salle 101).
Cette universalité de la souffrance, cette facilité de transfert, fonctionne tellement bien que l'on parle, dans le cas de psychologues traitant des victimes de traumatismes, de contre-transfert. Le contre-transfert est possible même dans d'autres cas, mais il est facilité par la nature choquante du fait à l'origine de l'affect. En gros, pour schématiser, plus ce que vous racontez au thérapeute est angoissant et va à l'encontre de ses valeurs, plus le risque de contre-transfert est important.
C'est-à-dire que plus l'affect qu'il est censé analyser, ou aider à faire surgir, est négatif, plus le risque que cela l'impacte en retour est grand. Si c'était positif, ou conforme à ses valeurs, le phénomène n'existerait pas ou serait moindre.
S'interroger et prendre le risque de comprendre
Le processus d'identification est un élément technique du récit. Il est préférable que l'auteur le connaisse, mais qu'en est-il du lecteur ?
Comme toujours (c'était déjà vrai en ce qui concerne la technique dans l'écriture), l'on peut très bien lire un roman ou regarder un film sans avoir besoin d'en comprendre les mécanismes.
Le plaisir ou l'adhésion sont des choses qui ne regardent que celui qui les éprouve. L'on n'a jamais tort d'aimer ce que l'on aime. Une émotion se ressent, ce n'est pas un choix intellectuel.
Par contre, si l'on est soi-même auteur, ou simplement curieux, il est possible d'aller au-delà du ressenti. Et cet "au-delà" se manipule difficilement. Non pas tant parce que ce qui le compose est complexe, mais parce que ce qu'il révèle peut décevoir ou embarrasser.
Cela peut très bien se comprendre par exemple si l'on prend le cas des spectacles de magie. Ce n'est que de l'esbroufe. Des "trucs". Si l'on révèle les trucs en question, la magie s'en va. Plus personne ne va s'extasier devant une carte retournée ou une assistante apparemment scindée en deux.
Mais le récit, c'est autre chose.
L'utilité de la fiction ne repose pas sur son seul éventuel pouvoir de mystification.
Les véritables Conteurs ne vous enfument que le temps de vous emporter dans l'essentiel. Ils ne trichent pas réellement, ou du moins, vous trichez avec eux, dans un but louable.
Les écrans de fumée ne fonctionnent qu'un temps, et seuls les auteurs malhonnêtes et malhabiles ne jurent que par eux. Ce qui compte vraiment, c'est ce petit moment, après la dernière page tournée, où vous êtes à la fois heureux de l'expérience et triste de sa brièveté (sentiment que j'avais déjà évoqué ici).
Surtout, toutes les bonnes histoires, qu'elles vous incitent à vous identifier à un adolescent dans un monde sans adultes ou à un espion luttant contre un Reich alternatif, résistent à une seconde lecture. Même en connaissant la fin, les trucs, les astuces, un bon récit vous procure du plaisir. Différent certes de la découverte, mais réel.
Et, sauf à la contenir dans un but de détachement analytique, l'identification opèrera de nouveau. Parce que, au contraire de la magie de cabaret et de ses tours, il ne s'agit pas d'astuces trompant votre vigilance mais bien d'une universalité utilisée dans un but noble et constant : vous faire expérimenter, de manière condensée, des milliers de vies, de choix, de voies.
Ceci n'est possible que par l'identification, qui n'est elle-même possible que par l'utilisation d'affects communs. Et notre patrimoine commun, sans distinction de race, de sexe, d'âge, de classe sociale ou de culture, c'est la souffrance. Nos larmes nous rapprochent, elles sont un moyen de communication efficace parce que nous sommes tous globalement touchés par les mêmes choses, alors que l'on ne rit pas tous aux mêmes blagues.
L'identification pouvant même être employée pour des causes moins nobles (discours sectaires, techniques de vente, propagande politique...), il n'est pas inutile de s'interroger parfois un peu sur ce qui fait que l'on adhère ou non à un discours, un récit, une démonstration. Sur ce qui fait que l'on éprouve ou non de l'empathie ou de la sympathie. Car ce qui reste une belle technique en littérature peut se révéler une arme si l'on n'y prend garde.
Pour prendre une métaphore limpide, l'hypnotiseur n'a aucun pouvoir, une hypnose réussie est toujours une auto-hypnose. Un auteur a besoin du lecteur pour que le récit s'illumine et que les personnages prennent vie. Cette rencontre symbiotique est l'aboutissement du travail du conteur. Il n'est pas très dangereux de laisser ce dernier utiliser nos sentiments. À distance. Avec la saine barrière du Papier. Mais si quelqu'un d'autre utilise les mêmes leviers, sans avoir pour but de raconter une fiction, il vaut alors peut-être mieux ne pas le laisser piocher dans nos émotions. Elles sont trop efficaces pour que n'importe qui puisse y avoir accès.
La mort de Lucien de Rubempré est l'un des plus grands drames de ma vie.
Oscar Wilde
[1] En référence bien entendu à Emma Bovary, célèbre personnage de Flaubert. Emma, lectrice de romans à l'eau de rose, rêve de romances exacerbées et supporte de plus en plus difficilement sa vie, pourtant douce et remplie de bonheurs qu'elle ne voit pas. Pour la faire courte, à la fin, Emma se suicide, son mari meurt de chagrin et sa petite fille est confiée à une tante qui va l'envoyer bosser dans une filature de coton. C'est quand même dangereux le bovarysme.
[2] En réalité, il existe des exceptions ou la construction minutieuse d'un anti-héros ou d'un "méchant" peut tout de même conduire à l'identification, mais toujours pour des questions d'affects, les actes comme l'assassinat devenant alors un fait condamné intellectuellement mais minimisé par les circonstances du récit (par exemple dans Nikita, de Luc Besson, le processus d'identification dépasse et minimise les actes du personnage principal, peu importe la qualité supposé du scénario, le processus en lui-même est ici très bien exploité).
[3] Un peu à la manière d'un instrument de musique bien accordé.
[4] Lorsque le lecteur abandonne un roman après quelques pages, il désavoue l'auteur, il lui reproche de ne pas lui avoir suffisamment permis de rentrer dans le récit. Si le lecteur abandonnait après plusieurs centaines de pages, il se désavouerait lui-même et admettrait qu'il a eu tort de continuer jusque-là et de s'être laissé berner. Cela rejoint un peu certains effets de l'état agentique décrit par Milgram mais transposés dans le domaine fictionnel cette fois.
[5] Cette histoire, plutôt émouvante et bien construite, est typique de l'identification employée par l'auteur dans un but précis. D'abord masqués, les affects de "Jerry" (l'alien) permettent toute la dramatisation du récit lorsqu'ils sont progressivement dévoilés. Tout repose ici sur le fait que le lecteur doit finir par "aimer" son "ennemi".