« Cinq choses permettent de transcender la médiocrité du quotidien :une intelligence supérieure, des livres pour l’alimenter, des outils pour les suppléer lorsque c’est nécessaire, beaucoup de préparation et une résolution sans faille. »
Joker/Harley : criminal sanity est sorti chez Urban Comics... Ce n'est un mystère pour personne : le Joker et Harley Quinn sont deux personnages de l'univers de Batman qui bénéficient, ces dernière années, d'une popularité incontestable.
Il y a des centaines de pages internet vous expliquant à quelle seconde de quel épisode de la série animée Batman on peut apercevoir pour la première fois la petite psy préférée de Monsieur J. Il y en a encore bien plus, plus ou moins érudites, traitant du cas du Joker et se lançant dans de folles théories à base de "Ouais, mais le Joker est polymorphique, il n'est qu'un concept métaphorique, tu vois, c'est l'incarnation maléfique de tout ce qui va mal dans nos sociétés corrompues, la némésis de Batman et gnagnagna...". On pourrait vous pondre ce genre d'article à l'envi mais tel n'est pas le sujet de cette chronique, si vous me permettez de vous l'avouer tout aussi sec.
DC a pris depuis des années le parti d'oser (pour le meilleur et pour le pire, selon les cas) explorer une multiplicité de narrations possibles autour des grandes icones du label. Il en est qui s'en plaignent, râlent de ne pas y voir de cohérence, pestent du manque de continuité... Moi pas. Perso, ça m'enthousiasme. Je vois ça comme un exercice de style culotté. Là où d'aucuns (ouais, Big M, je te cause) se sentent obligés d'alourdir inutilement leurs récits avec des histoires de multivers trop souvent claquées au sol, DC joue franc jeu avec des lecteurs considérés assez matures pour piger l'intérêt d'une relecture et invente des approches différentes de Batman, du Joker ou de Harley Quinn sans chercher à se justifier, sans se planquer derrière je ne sais combien de dimensions parallèles ou autres What if. J'apprécie qu'on me considère capable de gamberger un minimum et de capter l'intérêt d'une démarche artistique de ce genre. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : le coup du multivers, ça peut être très bien fait... j'adore Into the Spider-Verse que je considère, pour ma part, comme le meilleur film de super-héros de ces dernières années et qui capture selon moi bien mieux l'essence de ce qu'est un comic que n'importe quel live action movie, mais on est loin d'avoir toujours ce niveau d'élégance dans la simplicité quand Marvel nous pond une histoire sur plusieurs univers.
Mais peu importent le Tisseur et ses potes. Ici, on a une histoire nous narrant les premiers contacts entre Harleen Quinzel et ce bon vieux psychopathe de Joker. Oui, comme dans le récent et incontournable Harleen de Stjepan Šejić, très axé sur la psychologie des personnages (ça me fait penser que je ne vous en ai jamais parlé, de cet album... bah, achetez-le... point final... voilà, ma chronique tient en ces mots).
Mais à dire vrai, le fait qu'il s'agisse là d'une origin story de leur relation est sans doute le seul point commun entre ces deux ouvrages. Joker/Harley : criminal sanity amène en effet un vernis très différent à ce couple explosif... c'est un thriller dans la plus pure veine du Silence des Agneaux ou, pour ceux qui s'en rappellent, de la série Profiler avec Ally Walker.
Ici, nous faisons connaissance avec une Harleen qui n'est pas simplement une psy rencontrant Joker à Arkham et tombant sous son emprise. Elle est une jeune profiler, sans doute la plus prometteuse de tout Gotham et, à ce titre, elle travaille aux côtés de l'inspecteur Gordon pour élucider les crimes de meurtriers en série (la pauvre fille a du taf, à Gotham !).
Cela fait maintenant cinq ans que sa colocataire Edie, que Harleen considérait comme sa seule famille, a été assassinée par un serial killer surnommé le Joker. Alors que la police est sur le point de classer cette affaire irrésolue, la jeune enquêtrice va reprendre le cas à son compte et se lancer dans une danse concentrique avec le diable.
Le récit de 280 pages nous décrit certes les motivations et les cicatrices de Harleen mais aussi le passé et les traumatismes du jeune garçon qui deviendra le Joker... Enfant illégitime violenté et accusé d'avoir laissé sa mère se noyer, il vivra une enfance où les violences quotidiennes iront de pair avec une habitude grandissante à se dissimuler derrière un masque. Une fois éveillé le tigre en lui, il laissera libre cours à ces pulsions meurtrières qu'il estimera être autant de pulsions créatrices d'un art qu'il veut partager avec le monde. Mais le monde semble peu réceptif à ses créations, jusqu'à ce que cette jeune profiler s'intéresse à lui et qu'elle montre une érudition et un sens de l'analyse qui stimuleront sa créativité et son audace.
Vous ne verrez ici que peu de références à l'univers de Batman : le docteur Crane en directeur d'Arkham, Victor Zsas et... deux apparitions de Batman, dont une pouvant expliquer l'obsession à venir du Joker pour son ennemi mortel. En dehors du fait que les deux personnages centraux portent les noms du Joker et de Harley, l'histoire pourrait d'ailleurs fort bien raconter une enquête on ne peut plus classique impliquant un tueur en série et une enquêtrice... Les personnages emblématiques de DC ne sont quasiment, ici, comme le reste de Gotham, que des skins de luxe habillant un thriller très honnête mais d'un grand classicisme pour qui a l'habitude de ce genre de lecture.
Mais si Gotham n'apporte pas grand-chose au genre, ce genre apporte-t-il quelque chose à Gotham ? En ce qui me concerne, je dirais que ça ne fait pas le moindre doute. Il y apporte ses clichés les plus navrant mais aussi ses thématiques et son sérieux, son réalisme et ses frissons.
Cette itération du Joker est très éloignée du lascar rigolard que l'on imagine tous. C'est un tueur froid qui ne doit son nom qu'à sa signature : le sourire forcé qu'il dessine à ses victimes en insérant dans leur bouche un cintre en fil de fer tordu en forme de rictus caricatural. Manquant un peu de finesse dans son propos à ce sujet, le comic en fait la victime juvénile et orpheline de mère d'un beau-père violent et alcoolique... mais si ce passé peut être un peu convenu dans ce genre de récit, il donne naissance à un Joker assez glaçant de réalisme et au comportement étrangement crédible, voire "compréhensible". D'autant plus compréhensible que sa psyché nous est expliquée par une Harleen Quinn perspicace et bénéficiant, dans ses analyses, de toutes les recherches de la scénariste Kami Garcia, généralement plus habituée à la catégorie young adult (Sublimes créatures, Teen Titans - Raven et Teen Titans Beast Boy) mais ici très impliquée dans un récit bien plus sombre. Elle fut conseillée par le docteur Edward Kurz, authentique profiler et psychiatre judiciaire de métier.
Harleen est plus que jamais une femme forte, brillante et combattive. Mais cette fois, elle est bien plus équilibrée et stable. Visiblement rompue à certains sports de combat, dotée d'un intellect au-dessus de la moyenne et d'une plastique proprement irréprochable, c'est elle l'héroïne, c'est elle le point focal de l'histoire et l'enquête qu'elle mène est convaincante dans ses grandes lignes comme dans ses détails... même si l'on y retrouve quelques grandes lignes un peu "tarte à la crème" typiques du genre.
Mais avant tout, c'est une expérience visuelle.
C'est à mon sens le grand apport de cet opus à l'univers : les meurtres à foison sublimés par les comics dans un grand délire d'esthétisation et de rigolade les transformant en simples anecdotes du récit sont ici présentés avec crudité et sans filtre.
Cela donne à la haine de Harleen et à la folie du Joker un terreau des plus crédibles et une plausibilité angoissante.
Bien mieux que le film récent sur le Joker, ce comic (présentant pourtant un Monsieur J mille fois moins charismatique) nous rend les personnages quasi palpables tant par le scénario réaliste que par le traitement graphique de la moindre planche.
Il faut dire que cet album est intrigant... La moitié est en noir et blanc et l'autre en couleurs. Contrairement à ce que l'on a l'habitude de voir, le noir et blanc est ici le traitement du présent de narration ; les planches en couleurs illustrent le passé, les souvenirs.
Il faut sans doute y voir une symbolique, les rares survivances de couleurs au présent étant le vert des cheveux du Joker et le rouge sang sur sa bouche...
Il faut sans doute y voir une symbolique, les rares survivances de couleurs au présent étant le vert des cheveux du Joker et le rouge sang sur sa bouche...
Tout, de ce passé, a disparu, a été délavé dans les désillusions. Tout sauf ces artifices qui arriment le Joker à son passé et lui rappellent qui il est et pourquoi il est ainsi.
Au dessin, deux artistes se côtoient : Mico Suayan (Batman le Chevalier Noir, Superman, Arrow, Bloodshot Reborn, Punisher, Moon Knight…) pour les planches en noir et blanc et Jason Badower pour celles en couleurs... Les premières planches en couleurs, elles, bénéficient du photoréalisme de Mike Mayhew (Mystique, She-Hulk, The Pulse, Fear Itself, Justice League...), dont le style est parfois critiqué pour son excès de réalisme... un excès qui, ici, sert le propos.
En conclusion...
Les inconditionnels des deux personnages centraux ne seront satisfaits de cette approche que s'ils ont la flexibilité suffisante pour accepter un Joker qui ne rit pas, ne sourit jamais, et une Harley sérieuse comme une porte de prison en kryptonite qui ne succombe pas au charme décadent de son âme-sœur.
Quand je lis de-ci de-là les critiques faites sur d'autres itérations de ces personnages un rien moins rigolardes que leur image habituelle, j'imagine aisément que certains ne supporteront pas celle-ci.
Pour ceux-là, je leur conseillerais de lire ce volume en faisant abstraction du prétexte "Gotham". S'ils ne sont pas coutumiers des histoires de tueurs en série, ils auront là une très convaincante porte d'entrée dans ce genre. Pour les autres, les intégristes du Joker hilare et adeptes des enquêtes noires, qu'ils passent leur chemin : il n'y aura rien à voir pour eux ici...
Par contre, ce tome me semble être une bonne porte d'entrée dans un des deux mondes : ces personnages présentés sous un éclairage réaliste peuvent éventuellement séduire des gens qui penseraient les comics trop immatures pour eux ; et entrer dans le roman policier sombre et sans concession accompagné du Joker et de Harley peut éventuellement être une bonne initiation pour des mordus de BD qui ne seraient pas férus de ce genre.
Un peu de subjectivité...
En ce qui me concerne, comme dit en préambule, je suis friand de ces exercices de style et, en ce genre, je considère Joker/Harley : criminal sanity comme une proposition intéressante mais à l'intrigue un peu trop conventionnelle.
Ne nous voilons pas la face : l'entrée en matière dans laquelle Kami Garcia nous explique les longues recherches qu'elle a menées en matière de criminologie avec son consultant m'avaient donné à penser que je me retrouverais face à une analyse autrement plus complexe et moins attendue du Joker. À dire vrai, je soupçonne même une démarche intellectuellement un peu malhonnête...
Je m'explique : ce thriller a tout d'un récit très basique et consensuel mettant en scène un tueur lambda porté par l'idée que le meurtre serait une forme d'expression artistique ; récit auquel on aurait appliqué une skin DC par opportunisme. On dissémine ici et là des indices faisant penser à Gotham (personnages secondaires, éléments architecturaux, lieux emblématiques...) et on nous vend ça comme faisant partie du Batverse. Ce n'est qu'à moitié convaincant.
Parce que, ne nous le cachons pas, le Joker, ici, n'est pas le Joker. C'est un Joker, une vision très différente du personnage, un tueur dont le modus operandi n'a finalement que peu de rapport avec le Joker et donc... un profil psychologique qui n'est pas applicable au Joker classique.
Sous prétexte de relecture, on s'épargne donc la tâche ardue d'offrir à un Joker plus classique un profil psychologique pertinent. Parce qu'il me semble que c'est ça qui aurait été un véritable défi et, même, une petite révolution : dépeindre, par un travail crédible de criminologie, le portrait psychologique d'un des méchants les plus tordus et les plus emblématiques de l'histoire de la pop culture.
Ce n'est pas encore pour cette fois, malheureusement... on a cédé à la facilité en analysant un "faux" Joker. Mais est-il seulement possible de dresser un portrait psychologique d'un criminel de fiction aussi paroxystique que le Joker ?
On sent que ça travaille de plus en plus de monde, pourtant. Nombre de comics se font de plus en plus réalistes, les adaptations au cinéma font de même...
J'espérais que cet album marquerait l'entrée du Joker et de Harley dans notre monde... mais c'est davantage une incursion de notre monde dans Gotham. Tant pis. Ça n'en reste pas moins, selon, moi, un album agréable que je reprendrai en mains régulièrement.
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