Vers la fin du XXIe siècle, un événement a bouleversé la vie des Terriens : notre planète a soudain été prise sous les milliers de feux d'objets artificiels qui se sont consumés dans l'atmosphère. Quelle intelligence étrangère a pu accomplir cela ? Pour en avoir le cœur net, une mission est montée d'urgence, rassemblant l'élite de l'humanité et les moyens technologiques les plus avancés sur le vaisseau Thésée, propulsé à destination des confins du système solaire, d'où proviendrait la source d'un mystérieux signal. À bord, Siri Keeton, synthétiste, destiné à observer et retranscrire tout ce à quoi il assistera. À ses côtés, un biologiste qui s'interface aux machines, une linguiste aux personnalités multiples, une militaire à la tête d'une phalange de drones et robots armés et surtout leur commandant, un être ressuscité par le génie génétique dont l'équipage pourrait profiter des exceptionnelles facultés intellectuelles et physiques : un vampire... Mais rien ne se passe comme prévu, et la rencontre avec l'artefact extraterrestre va s'avérer aussi terrifiante que capitale.
Vision aveugle est incontestablement de ces romans qui se méritent. S’il aborde manifestement un thème classique de la science-fiction, le "premier contact", il le fait avec une énergie, un style, une intelligence propres à son auteur qui ne verse jamais dans la facilité. Bardé d’un techno-babble qui dérouterait jusqu’aux fans les plus assidus de Star Trek, s’appuyant sur des théories scientifiques extrêmement poussées (et confirmées dans une annexe salvatrice), constellé de références pointues tout en s’émancipant des sous-genres majeurs comme la hard science [1] et le cyberpunk, le livre plonge souvent le lecteur dans l’expectative : en effet, il va parfois le forcer (s’il est un tantinet curieux et/ou lexico-maniaque) à rechercher frénétiquement la véracité d’une assertion ou la définition d’un terme inconnu – ce qui en fait un texte à lire plus aisément sur tablette connectée – tout en l’entraînant irrésistiblement dans une histoire moins complexe qu’elle n’en a l’air, qui saura lui communier son lot d’émotions et de tension jouissives. En ce sens, il procure une sensation globale assez proche d’un Maison des feuilles [2] par exemple, qui parvient à engendrer de réelles émotions, quoique fragmentées par la mise en page emberlificotée entre notes, annexes et autres ajouts au corps de texte. Et là, sous l’impulsion des événements rapportés par le narrateur, on parvient à passer outre les spécificités du style pour vibrer à l’unisson de ces personnages si « tordus » mais dont le sort finit par nous importer.
C’est sans doute l’exploit majeur de ce roman : parvenir à partager le destin de cette fraction d’humanité dont le but est de prendre contact avec ce qui se cache derrière l’artefact extraterrestre à l’origine de l’incident planétaire initial (la Terre semble avoir été « prise en photo » depuis l’espace, mais par qui ?). Il s’agit d’une expédition, montée à la hâte, composée de bric et de broc, dont les chances de survie sont si ténues en comparaison avec l’importance de leur objectif. Et tout ce que cela comporte de risques et d’héroïsme de circonstance fait qu’on ne peut que vivre des moments inoubliables, entre exaltation et souffrance.
Le problème, c’est que ce n’est pas gagné d’avance. Peter Watts, rompant définitivement avec la SF de "papa", utilise les mêmes codes mais ne s’embarrasse pas avec les politesses habituelles dues au lecteur : nulle présentation, nulle introduction à l’univers mis en place, lequel sera petit à petit dévoilé mais uniquement dans ses aspects nécessaires à la compréhension de l’intrigue. Ceux qui espéraient un avatar de Rendez-vous avec Rama [3] en seront pour leurs frais : Watts n’est ni Arthur C. Clarke, ni même Isaac Asimov (et encore moins Hal Clement) et ne verse guère dans la vulgarisation. Il ne vous prendra pas par la main pour vous expliquer la plupart des notions scientifiques abordées, en dehors de quelques-unes indispensables à la compréhension du récit, que des personnages-clefs introduiront de manière subtile : la "vision aveugle" du titre, justement, ainsi que celle de "chambre chinoise" ou la "théorie des jeux" seront plusieurs fois développées en parallèle à des principes de neurologie essentiels pour assimiler les tenants et aboutissants de certaines décisions stratégiques. Tant mieux. Le reste du temps, on en est réduits à supposer, anticiper en se servant de nos propres connaissances littéraires ou culturelles et attendre qu’un éclaircissement daigne venir a posteriori, ce qui ne sera pas toujours le cas. Ainsi, lors d'un de ses flashbacks, le narrateur (Siri Keeton) évoque la notion de Paradis où résiderait sa mère : on se doute qu’il ne s’agit pas du jardin d’Éden promis aux Chrétiens après la mort, et il faudra être patient pour découvrir de quoi il en retourne. En ce sens, et même s’il aborde de front des sujets similaires (sur le plan de l’intelligence artificielle, des cerveaux connectés, des voyages interstellaires, questionnant le concept de conscience ou celui du libre-arbitre, s'interrogeant sur l’altérité engendrant des problèmes de communication insurmontables), Vision aveugle ne prend pas le temps de s’étendre sur une description posée des fondements de son univers, n’ayant pas la prétention des livres monumentaux que sont les Cantos d’Hypérion (Dan Simmons) ou l’Aube de la nuit (Peter F. Hamilton). Et si un lecteur de SF pourra y naviguer sans trop de peine, surtout s’il est familier avec les notions astronomiques qui surgissent à chaque paragraphe, les autres risquent de s’égarer entre la ceinture de Kuiper et le nuage d’Oort, tentant de se représenter une bouteille de Klein ou un cube de Necker...
Pour autant, Watts raconte une épopée, à sa manière, certes, avec ses phrases emplies de termes nébuleux, de néologismes osés et bourrées d’ellipses sadiques, mais cela s’inscrit tout de même dans la tradition des grands récits pleins de bruit, de fureur et de courage qui puisent leurs origines dans les chansons de geste. On a là une troupe de chevaliers hétéroclites partis trucider un dragon, une communauté vaguement fraternelle constituant la dernière chance de l’humanité dont ils sont, à vrai dire, les représentants les moins... représentatifs. Rappelez-vous à quelle mesure extrême avait dû recourir le gouvernement terrestre dans l’Homme dans le labyrinthe de Silverberg : rechercher celui qui n’avait plus rien d’humain, car seul capable de comprendre l’énigme posée par des extraterrestres potentiellement belliqueux. Ironie mordante ici : on ira jusqu’à ressusciter les antiques prédateurs vampires, car la difficulté de la mission est telle qu’il faut mettre toutes les chances, les plus minimes qu’elles soient, de son côté. Dans le Bateau fabuleux de Philip José Farmer, Sam Clemens avait été contraint de s’allier à son pire ennemi, l’impayable prince Jean, sachant qu’il risquait le coup de poignard dans le dos à tout moment. Mais le jeu en valait la chandelle, d’après lui. Même coup de poker ici, dont chaque joueur est conscient. Et prendre le risque de mettre un prédateur-né à la tête d’un équipage de proies putatives, c’était incontestablement osé. On introduit donc le loup dans la bergerie en espérant que les moutons seront capables de percer l'énigme du Rorschach (le nom dont s'est auto-baptisé l'artefact après être entré en contact avec le Thésée) avant de se faire bouffer.
Le fait est que, au début, malgré les incessants allers-retours entre le passé de Siri (il explique dans des propos liminaires que des événements de son enfance, comme l'opération qui lui a ôté une partie du cerveau suite à ses crises d'épilepsie, vont conditionner ceux qui se sont déroulés pendant l'expédition) et le continuum de la mission – dont il semble s'être sorti, puisqu'il la raconte (mais sait-on jamais ?) – on a l'impression d'assister à un synopsis proche de 2001, l'Odyssée de l'espace. Une découverte/un événement inexplicable entraîne une mission d'exploration, avec un vaisseau (le Discovery/le Thésée) géré par une intelligence artificielle (HAL/Capitaine) chargé d'entrer en contact avec la source d'un signal extraterrestre (le second monolithe autour de Jupiter - dans le film de Kubrick/le Rorschach autour d'une planète géante surnommée Big Ben). Terrain connu, donc. L'IA va-t-elle pour autant partir en vrille sous le poids de ses responsabilités ? Il y a de cela, mais seulement au départ (comme dans Alien, l'équipage est réveillé à un moment inattendu et le vaisseau ne se trouve pas aux coordonnées prévues).
Ensuite, c'est le chaos. Mais un chaos évident, prévisible : comment appréhender l'insondable, l'inintelligible, l'indicible ? Nos experts ont été formés pour cela et ils se mettent à pied d'œuvre, questionnant, doutant, réfutant et émettant autant d'hypothèses que possible. Ce qu'ils observent est-il artificiel ? Est-ce un vaisseau ? Un être vivant ? Une entité biomagnétique ? Les messages qu'il émet sont-ils le fruit d'une intelligence (d'où l'explication de la "chambre chinoise" qui permet d'émettre des doutes même quand le test de Türing semble confirmé) ? Les créatures que nos héros finissent par rencontrer sont-elles conscientes ? Peut-on entrer en contact avec elles ? Sont-elles seulement "vivantes" ? Et que sont ces fantômes que Siri perçoit à bord de son propre vaisseau, toujours à la lisière de la perception ? Une altération de ses facultés sensorielles liée à la proximité avec le Rorschach (source d'un puissant rayonnement électro-magnétique) ? À moins que le Thésée n'ait été envahi avant même que son équipage n'ait pu tenter une approche directe...
Et sous les yeux forcément objectifs (jusqu'au moment où il sera forcé de prendre part à la mission, et non plus de se tenir à l'écart) du narrateur synthétiste, nous nous familiarisons avec Szpindel, le biologiste placide mais méfiant, le "Gang" (Susan James la linguiste et ses autres personnalités aux compétences spécifiques), Amanda Bates qui peine à réfréner son côté warrior et n'hésite pas à mettre en cause la hiérarchie et enfin Sarasti, le vampire obligé de prendre un traitement non-euclidien, communiquant peu mais dont les décisions brutales pèsent sur le moral de l'équipe qui ne peut s'empêcher de frissonner chaque fois que son regard perçant se pose sur l'un d'eux. Cela dit, l'auteur ne cherche pas à favoriser le phénomène d'identification envers ces Goonies adultes interstellaires, tous foncièrement "autres" (corps ou cortex "boostés", psychologie divergente, principes moraux antithétiques), mais l'on finit par s'investir dans le devenir de cette mission dont dépendra peut-être l'avenir de cette humanité qui se précipite déjà vers sa ruine (le peu qu'on découvre de cette société où chacun est bio-connecté à la noosphère mais où les rencontres en personne ne sont plus la norme n'est pas très réjouissant).
Enfin, incidemment, derrière la complexité du lexique mais la limpidité de l'intrigue sous-jacente se cache une révélation, une chute censée apporter un impact sur le lecteur encore plus grand que la compréhension de la nature de l'Autre (ami ou ennemi ?) : par le truchement d'ellipses bien senties (mais ô combien agaçantes !) et de happenings de fin de chapitre, Watts nous laisse entendre qu'il y aura bien un de ces twists narratifs qui rehaussent parfois l'intérêt de récits trop évidents ou simplistes. Il n'était du coup pas indispensable et ne constitue pas, à notre avis, le meilleur atout du roman, même s'il l'imprègne d'une forme de malice laconique, laissant un étrange sentiment d'abandon nostalgique qui rappelle de grandes œuvres du siècle passé.
Un roman puissant, ardu à déchiffrer (on en félicite d'autant plus la traduction courageuse de Gilles Goulet), parfois un peu suffisant, mais qui n'en est pas moins la preuve de la vivacité du genre SF en littérature contemporaine et s'établira sans doute comme un jalon durable dans les lectures de la prochaine décennie – d'autant qu'il s'inscrit dans une œuvre de plus longue haleine avec sa suite Echopraxia. Prix Locus du meilleur roman de SF.
Suite au succès rencontré par le roman, un projet a été monté qui a notamment engendré un remarquable court-métrage (visible sur Youtube ici) reprenant avec bonheur les éléments les plus marquants de l'histoire en en modifiant la chronologie (la vidéo commence par la fin et fait défiler les souvenirs de Siri à l'envers). Certaines images qui illustrent cet article en sont d'ailleurs tirées.
[1] Une branche de la science-fiction privilégiant des textes à "forte plausibilité scientifique" (cf. le Science-fictionnaire de Stan Barets) se fondant sur des explications rationnelles et des bases concrètes des sciences exactes. Cela leur confère souvent un aspect un peu lourd ou indigeste, surtout lorsque le substrat scientifique domine la psychologie ou l'évolution des personnages. Les auteurs sont généralement d'anciens scientifiques (Arthur C. Clarke ou Hal Clement par exemple, cités plus loin).
[2] Roman singulier de Mark Z. Danielewski, à la mise en page complexe, fondé sur le reportage filmé de l'exploration d'une maison étrange, à la géométrie non-euclidienne, annoté par un artiste aveugle et sur-annoté par un junkie désœuvré, complété en outre par nombre d'annexes sur le passé de ce dernier. Une réédition au format broché (en couleurs remastérisée) est prévu aux éditions Monsieur Toussaint Louverture le 25 août prochain.
[3] L'un des plus grands romans d'Arthur C. Clarke, pour lequel il a obtenu de très nombreux prix littéraires, dont les prix Hugo et Nebula en 1973. Il raconte l'irruption dans le système solaire d'un objet cylindrique que les Terriens vont surnommer Rama, qu'ils vont partir explorer mais qui conservera jusqu'au bout le mystère sur ses constructeurs et repartira en laissant les hommes insatisfaits.
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