Chroniques des classiques : Les Cavernes d'acier d'Asimov
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La pandémie que nous traversons, avec les travers et les excès qu'elle suscite, nous amène à relativiser nos choix et à envisager différemment certaines de nos inclinations, relativisant les contextes dans lesquels les textes et films que nous regardons ont été imaginés.
Alors que je profitais du confinement pour accélérer mon projet de lecture des grands classiques de la SF, mon choix s'est porté sur une série de livres que je connais presque par cœur : la Saga des Robots d'Isaac Asimov, et plus particulièrement les deux romans qui y sont rattachés, Caves of steel et The Naked Sun.

Le premier a été exploité en France sous le titre Les Cavernes d'acier : il s'agit au départ d'un petit roman policier, un genre dont la structure et les rebondissements ont toujours plu à l'auteur, grand amateur d'Agatha Christie au point d'avoir développé par ailleurs une série d'enquêtes fortement inspirées des œuvres de la romancière britannique (cf. cet article sur Le Club des Veufs noirs). Au premier abord, on s'aperçoit que la dimension "investigation" n'est là que pour apporter un peu d'aventure et de suspense dans un thème cher à Asimov : l'avenir de l'homme et la manière dont l'espèce humaine gérera les problèmes actuels (surpopulation, pénuries énergétique et alimentaire) et sa propre planète. Avec un positivisme non dénué de candeur mais systématiquement argumenté, le père de la Robotique en littérature s'insère dans un mouvement d'expansion par phases et prépare le terrain pour son histoire du futur et son cycle de Fondation, tout en énonçant quelques thèses très proches de La Cité & les Astres d'Arthur C. Clarke [cf. cet article].

Dans ce futur pas très lointain, les hommes ont très vite conquis l'espace, puis se sont repliés sur eux-mêmes, mettant la technologie au service d'un esprit conservateur et protectionniste, au point que les descendants de leurs colons soient devenus presque des extraterrestres avec un mode de vie radicalement différent. Alors que, dans les Mondes Extérieurs, les Spaciens jouissent de la nature environnante et d'un confort inouï apporté par une utilisation intensive des robots, les Terriens se sont constitués en Cités, gigantesques ruches à moitié enfouies d'où ils ne sortent presque jamais, ayant développé une forme aiguë d'agoraphobie doublée d'une méfiance maladive envers ces esclaves de métal qu'ils ont pourtant créés et qui ont naguère permis la colonisation d'autres planètes.
Leur civilisation s'est tournée vers une sorte de communautarisme pragmatique et les huit milliards d'individus mènent une existence austère, avec une alimentation tirée de la culture intensive des levures (on n'est pas loin de Soleil Vert) et une promiscuité tempérée par des règles sociales strictes. Ces Terriens ont de fait développé un ressentiment farouche envers leurs cousins Spaciens, ces êtres grands, beaux et génétiquement parfaits qui leur renvoient l'image de leur propre échec à se renouveler, au point que, par complexe d'infériorité, il les estiment arrogants et malfaisants ; or ces derniers ont lancé une opération visant à tenter de sauver l'espèce humaine de ses propres travers, tout en ne sachant pas comment faire entendre raison à ces Terriens bornés. Dans un contexte politique tendu, ils ont créé Spacetown, petite ville dans la ville, située à la frontière de la Cité de New York. Une colonie de Spaciens s'y est implantée dans l'espoir de développer un programme d'aide pour les futures générations de Terriens. Spacetown, enclave spacienne perçue par les réactionnaires comme une épine dans le pied terrestre, considérée comme une ambassade souveraine et inviolable.
Or, à Spacetown, un meurtre a été commis.


C'est là qu'entre en scène Elijah Baley. Cet inspecteur, qui sera le héros de trois romans et aura un impact profond sur les textes visant à regrouper le Cycle des Robots avec celui de Fondation, est bien loin de l'image donnée par Will Smith dans le film I, Robot : c'est un homme au visage long et triste, proche de la cinquantaine, caractérisé par une grande culture (il a beaucoup étudié l'Histoire) et une loyauté sans faille. Ni athlétique ni gouailleur, il est plus proche de Columbo que de Magnum. C'est le commissaire Enderby, un de ses amis d'enfance, qui le charge de mener l'enquête tout en le mettant en garde sur cette affaire délicate dans laquelle de nombreuses susceptibilités sont à ménager, d'autant que des mouvements populaires comme celui des Médiévalistes manifestent de plus en plus ouvertement leur opposition aux Spaciens et aux robots. L'esprit alerte de Baley et son caractère impulsif lui causeront quelques torts au début, lorsqu'il tentera deux coups de poker en allant un peu trop vite en besogne et en désignant deux faux coupables. Mais malgré ses échecs, qui ne sont pas sans rappeler les multiples déductions auxquelles se livre constamment Dr House, Baley saura s'accrocher et éviter les nombreux pièges qu'on lui tendra : manifestement, certains souhaitent qu'il échoue dans son enquête et iront jusqu'à le mettre en cause dans la destruction d'un robot de service au commissariat central.
C'est sans compter sur l'aide précieuse de Daneel Olivaw, le détective que les Spaciens ont engagé pour assister Baley : voici un individu qui semble l'antithèse physique de notre inspecteur. Élégant, élancé, son port de tête altier, son visage marmoréen au teint de bronze lui confèrent une allure de dieu grec ambulant ; discret dans ses manières, peu loquace mais d'une courtoisie sans faille, il a le don d'agacer au-delà du possible notre détective bougon qui doit en outre travailler de concert avec lui. D'autant que cet investigateur a une caractéristique qui aurait dû être rédhibitoire aux yeux de Baley : il n'est autre qu'un robot, une créature humanoïde artificielle extrêmement développée, destinée à comprendre la manière dont les humains se comportent en société. Un être infaillible, potentiellement redoutable et pourtant inoffensif car régi par les Trois Lois de la Robotique. Il lui est donc impossible de porter atteinte à un être humain, ou de le laisser exposé au danger. Cependant, sa conception avancée lui permet d'avoir quelques latitudes dans son comportement et, s'il constituera au départ un sujet de méfiance et un obstacle aux objectifs de Baley, il s'avérera par la suite un partenaire précieux et fiable.


À eux deux, ils mettront au jour le complot d'envergure menaçant l'équilibre de la société et démasqueront le coupable, tout en semant les graines d'un avenir plus radieux pour l'homme. Le lien singulier qui les unit, fragile mais unique, n'est pas le moindre des plaisirs dont on jouira à la lecture du roman. Bien que manquant parfois de rythme, avec quelques passages un peu poussifs dans la description de New York, de son système de transport et de ses communautés, l'écriture agréable d'Asimov et la manière dont l’enquête est élaborée procurent un moment délectable doublé d'une vision certes un peu désuète mais perspicace d'un avenir incertain où la Foi en l'homme et en la Science sera la clef d'une renaissance espérée. Les deux héros de ce récit, brillants dans leurs dissemblances, constitueront inexorablement la clef de voûte du grand œuvre de l'auteur lorsqu'il décidera, sur le tard, de lier ses nouvelles et anciennes sagas en une seule entreprise, et il est particulièrement réjouissant de voir qu'il avait choisi, pour donner un nouvel élan à l'Humanité, un homme bardé de défauts, au caractère peu commode mais dont l'acuité intellectuelle, la fierté et la persévérance viendront à bout des complots les plus retors et mettront au pas les dirigeants les plus puissants et charismatiques. Sa romance surprenante avec une adorable Spacienne dans le roman suivant (Face aux feux du soleil) ajoute encore à l'aura d'un personnage incontestablement séduisant malgré ses failles.

Quant à Daneel, l'androïde ressemblant trop parfaitement à un homme, il peut interloquer les lecteurs assidus d'Asimov. Plusieurs éléments dans le texte laissent penser qu'une telle conception est révolutionnaire. Or, on a vu plusieurs fois par le passé, dans les nouvelles du Cycle des Robots, l'intervention de robots humanoïdes capables de se faire passer pour des humains, de tromper même les plus experts des roboticiens. Dans Assemblons-nous, les Soviétiques parviennent à introduire aux États-Unis des androïdes copiés sur des scientifiques américains, au point de pouvoir assister à un congrès dans le but de faire exploser une bombe. Dans La Preuve, Susan Calvin, l'éminente robopsychologue, nous fait comprendre que le politicien le plus en vogue n'est autre qu'un androïde supérieurement développé, politicien qui deviendra le Président de l'Union Terrienne dans Conflit évitable. On peut estimer que ce procédé, quand bien même il eût été maîtrisé relativement tôt dans l'histoire, a suscité tant de méfiance et de suspicion qu'il a été relégué aux oubliettes, en attendant une ère où les hommes retrouveraient un peu de leur prime confiance en leurs esclaves de métal.

Pour finir, sachez qu'un projet de film est en développement depuis des années (le film précité avec Will Smith - I, Robot - étant l'adaptation officieuse d'une autre nouvelle - Le Robot qui rêvait - tout en reprenant plusieurs des caractéristiques des Cavernes d'acier) mais rien n'indique qu'il soit finalisé prochainement.



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman agréable dans sa structure dialoguée, une enquête policière suffisamment retorse pour captiver.
  • Une vision du futur cohérente faisant écho à des perspectives actuelles et des préoccupations majeures.
  • Un récit s'insérant dans une saga gigantesque, en engendrant un lien entre le Cycle des Robots et Fondation.
  • Un personnage fort, plaisant dans ses défauts et qui saura profiter au mieux des circonstances sociales et des répercussions politiques de cette enquête.
  • Un duo comme on les aime, puisant sa force dans ses antagonismes : l'inspecteur bravache, bougon et colérique avec l'androïde séduisant, placide et infaillible.

  • Une narration qui perd très vite sa force dans quelques passages descriptifs longuets qui brisent le tempo de l'enquête.
  • Le poids des ans lui donne un côté parfois involontairement rétrofuturiste : si les perspectives économiques, sociales, stratégiques sont plutôt bien pensées, si certaines technologies apparaissent pertinentes, la quasi-absence de l'informatique et la pauvreté des moyens de communication font sourire.