Une démonstration technique, tout autant qu'une histoire simple mais intelligente, voilà une façon, très incomplète, de résumer le roman graphique qu'est Asterios Polyp.
Asterios Polyp est architecte, pourtant, il n'a jamais rien construit. Sa science est purement théorique, ses projets une vue de l'esprit. Érudit égocentré, l'homme disserte volontiers sur la vie, la communication, l'amour...
Un soir, alors qu'il se morfond, il perd tout. Son appartement et ses biens disparaissent dans les flammes. Il décide alors de partir, à l'aventure, s'achetant le billet de train qui lui permet d'aller le plus loin possible avec le peu d'argent qui lui reste.
Le hasard va le conduire à Apogee, une petite ville perdue où il va devenir mécanicien. Là, il aura le temps de penser. À son passé, à son enfance, à Hana aussi, cette femme qui l'a quitté parce qu'il entendait mais n'écoutait jamais rien. Parce qu'il était trop froid. Parce qu'il était plein de certitudes qui l'ont mené à la perte et la solitude.
Ce comic tout à fait exceptionnel est l'œuvre de David Mazzucchelli qui en signe scénario et dessins. Connu pour avoir notamment travaillé sur des titres comme Batman : Year One ou Daredevil : Born Again, c'est à un récit bien éloigné du genre super-héroïque que l'artiste s'attaque ici. L'histoire peut sembler banale et même austère. Une quête introspective vers la rédemption, cela n'a, a priori, rien de bien excitant. Pourtant, Mazzucchelli va réussir le tour de force de non seulement ne jamais nous ennuyer, mais de nous en mettre plein la vue en employant, souvent avec une économie de moyens désarmante, l'éventail presque complet de tout ce qu'il est possible d'utiliser comme astuces narratives dans une BD.
Les individus et leurs différentes manières de percevoir le monde vont ainsi bénéficier d'un traitement inventif qui permettra notamment de montrer, sans l'aide d'explications laborieuses, à quel moment des personnages se rapprochent ou au contraire prennent de la distance. Un travail sur le lettrage permet également de donner une "voix" particulière à chaque protagoniste. Le sens du détail est poussé jusque dans la forme des phylactères qui renseignent eux aussi sur la personnalité et le caractère des intervenants.
Différents effets sont employés selon les situations, que ce soit les gros plans sur des éléments précis, la symétrie, les pleines pages impressionnantes ou la colorisation. Cette dernière, en quadrichromie, donne une touche particulièrement élégante à l'ensemble mais fait également sens la plupart du temps.
L'auteur, tout en restant sobre, ne verse pas dans la facilité. Il va notamment parsemer son histoire d'un nombre assez ahurissant de symboles et références. Certains sont évidents, d'autres demanderont certainement une seconde lecture pour se révéler.
L'un des meilleurs parallèles entre le personnage de Mazzucchelli et lui-même est sans doute le terme "paper architect", qui désigne donc dans la fiction un architecte n'ayant jamais rien réalisé et qui peut, dans notre réalité, désigner à la fois justement et très poétiquement un écrivain. Dans un autre registre, à travers l'obsession d'Asterios pour le côté bipolaire des choses, il faut voir évidemment la dualité de l'Homme et ce qui l'empêche d'accéder à la plénitude. Cet aspect est encore renforcé par un jumeau mort-né qui planera sur l'existence d'Asterios comme une sorte de représentation catharsistique de son vide intérieur et de son questionnement.
De nombreux détails se révèlent également sur la longueur. Lorsque Asterios doit quitter son appartement en feu, il prend soin d'emporter trois objets (alors qu'il a un fonctionnement binaire, ce qui est le premier pas vers la rupture avec ce qu'il a toujours été). Il prend un briquet ayant appartenu à son père, sa montre spéciale, fonctionnant grâce à un aimant, et un couteau suisse trouvé à l'époque par sa femme. Le briquet (qui ne fonctionne plus), qui symbolise la flamme qui éclaire et guide, est l'héritage paternel dont il faudra se débarrasser. La montre (équipée d'un aimant, donc de deux pôles) est purement liée à Asterios lui-même, à sa conception du temps et de la vie. Là encore, pour changer, il fera don de l'objet. Le couteau suisse représente l'outil qui permet d'influer sur l'environnement, la multiplication, l'action, le changement.
L'une des scènes finales, dans laquelle Asterios est au volant de sa voiture solaire, est un petit bijou de savoir-faire. Alors qu'il quitte la ville, ses angles et ses lignes droites, il pénètre peu à peu dans un univers de courbes et d'asymétries d'où même la ligne d'horizon s'effacera. Rarement il aura été donné à un auteur de dire autant sur un personnage sans écrire un seul mot.
Ce graphic novel est édité par Casterman, qui avait déjà publié de petites pépites comme Blankets ou Shutter Island. La traduction est exemplaire, notamment au niveau des chansons (assez nombreuses) qui sont laissées telles quelles dans les planches mais traduites ensuite en bas de page.
Plus de 340 pages, sur papier recyclé de très bonne facture, pour un excellent moment de lecture, sans monstre, sans crime, mais avec ce petit quelque chose qui fait que, lorsque l'on tourne la dernière page, l'on se sent remué. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Même s'il le fait avec habileté et douceur, Mazzucchelli nous malmène gentiment, comme tout vrai conteur, et nous laisse avec quelques questions à l'esprit et un petit pincement au cœur.
Un comic de plus au rang des œuvres littéraires de poids.
Subtil et touchant.
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