Sur les traces de Miller
Auteur atypique, dessinateur virtuose mais aussi producteur, réalisateur et même acteur, Frank Miller est un artiste qui ne laisse pas indifférent. Il a notamment marqué la bande dessinée en scénarisant ou illustrant des œuvres phares, certaines étant à l'origine de polémiques dont la violence furent à la mesure du talent et du courage du bonhomme.
Nous avons sélectionné ici quelques comics qui nous semblent représentatifs du travail de cet auteur, nous vous conseillons également la lecture de Eisner/Miller, un ouvrage d'entretiens qui permet d'en apprendre beaucoup sur ces deux légendes de la BD, leur technique et leurs différents points de vue.
Rousseau a dit un jour que pour oser proclamer de grandes vérités, il ne fallait pas dépendre de son succès. Miller, lui, a toujours manié le Vrai, même et surtout après être devenu culte et populaire. Peut-être parce qu'il a su très souvent exprimer ses idées avec finesse et habileté, sans gros sabots et coups de marteau inutiles. N'est-ce pas à cela que l'on reconnaît d'ailleurs un grand écrivain ? Tout contrôler et donner pourtant l'illusion au lecteur qu'il est absent, se dissoudre entre les pages, comme porté par le léger vent qu'elles produisent lorsqu'elles se tournent, tout cela pour parvenir à éclairer un instant des regards inconnus que jamais il ne croisera.
Sacré boulot quand on y pense...
300
Frank Miller reste toujours fidèle à son style sombre et torturé même lorsqu'il conte la célèbre bataille des Thermopyles opposant une poignée de spartiates à l'immense armée perse. Dans les faits, les spartiates et leurs alliés étaient tout de même un peu plus de 300, probablement 5000 en tout. Les forces de Xerxès n'en restent pas moins disproportionnées, entre 250 000 et plusieurs millions d'hommes selon les sources (jusqu'à 5 000 000 en comptant l'intendance).
Pour faire face à cette supériorité numérique, Léonidas dispose de guerriers courageux, surentraînés, habitués aux pires conditions, mais surtout, il va exploiter le terrain à son avantage dans une habile manœuvre qui oblige les Perses à se présenter en petit nombre dans un étroit défilé. Même les Immortels, les troupes d'élite de Xerxès, ne mériteront plus leur nom bien longtemps face aux redoutables spartiates...
Voilà en gros pour l'histoire, mais qu'en est-il du graphisme ?
Eh bien déjà, il bénéficie d'un fort rare format à l'italienne (tout en largeur donc) et le dessin, tout en nuances sombres et en jeu d'ombres, est plutôt beau même s'il pourra dérouter les habitués des comics plus "grand public". La colorisation est signée Lynn Varley et accompagne le trait de Miller dans des tons ocres et rouges.
L'oeuvre est plutôt réussie, c'est le moins que l'on puisse dire, mais se lit assez vite. Certaines répliques sont savoureuses, on plonge également fort bien dans l'ambiance antique, mêlée de bravoure, de violence et de croyances.
Certains ont cru y voir une histoire faisant l'apologie du "fascisme" (?), sans doute les mêmes qui comparent finement Napoléon à Hitler. Il serait évidemment vain de tenter de juger Sparte et son mode de vie à la lueur de nos codes moraux du XXIème siècle. Plus qu'à la sauvagerie, l'histoire fait la part belle à la droiture, au don de soi, à la notion de sacrifice aussi, des valeurs âpres, sans doute démodées, mais certainement pas condamnables. Et puis ce que ces hommes défendent, c'est le savoir, la culture, la justice face à la convoitise des barbares. L'héritage grec vaut bien que l'on se batte pour lui.
Miller conduit tout son petit monde avec intelligence et on se surprend à regretter de déjà tourner la dernière page tant ce voyage dans le passé était habilement construit.
À savourer.
— Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses Lois.
Batman : Year One
Bruce Wayne, après de nombreuses années d'exil, est de retour à Gotham. Il est l'héritier d'une immense fortune, mais ce n'est pas le milieu des affaires qui le préoccupe. Bruce s'intéresse au monde de la nuit et de la crasse. Au sang qui macule les trottoirs. Aux innocents qui hurlent sans que personne ne leur vienne en aide.
Il faut bien se rendre à l'évidence, le cœur de Gotham est noir. Gangrénée par une criminalité galopante et une corruption quasiment généralisée, la ville mérite sa réputation interlope.
Loin des journalistes avides de sensationnel, un autre homme débarque dans la cité pourrissante. Il s'agit du lieutenant James Gordon. Il est inquiet. Sa femme est enceinte et il se dit que ce n'est pas réellement l'endroit rêvé pour élever un enfant. Pourtant, lui aussi va se dresser contre les trafics, les pots-de-vin et les méthodes discutables de ses collègues.
Ils sont deux contre des milliers. Ils n'ont aucun pouvoirs si ce n'est celui de rester debout lorsque les autres s'agenouillent... c'est leur première année dans l'enfer de Gotham.
Dans la deuxième moitié des années 80, DC Comics lance une vaste opération de modernisation de ses figures emblématiques. En ce qui concerne Batman, pas de grande révolution. Le personnage fonctionne parfaitement et il s'agit simplement d'étoffer un peu ses origines, de rendre son histoire plus complexe, plus profonde. Deux hommes vont s'en charger : Frank Miller au scénario et David Mazzucchelli au dessin.
C'est donc cette saga, en quatre épisodes, qui a été publiée en 2010 par Panini puis rééditée en 2012 par Urban Comics dans sa collection DC Essentiels. Le récit dévoile les premiers pas du Dark Knight tout en suivant parallèlement la difficile intégration d'un Gordon qui finit par voler la vedette au justicier. L'histoire a plus de trente ans mais se lit encore très bien, avec juste ce qu'il faut de rétro et une narration terriblement efficace.
Graphiquement, là encore, l'on tombe vite sous le charme d'un style qui joue sur les contrastes, les ombres et qui s'avère particulièrement habile. Certaines scènes ont l'impact d'un coup de poing ou se révèlent particulièrement expressives malgré une économie de moyens totalement voulue. Même la colorisation, de Richmond Lewis, est soignée et évite le côté criard de la plupart des titres de l'époque.
Au final, l'on arrive (trop) vite au bout ce cette lecture que l'on aurait souhaitée plus longue.
Un titre efficace et accessible, contant les débuts de Batman et, surtout, de James Gordon.
Instructif et agréable.
Sin City
Peut-être l'un des comics les plus emblématiques de Miller, Sin City se veut une relecture moderne des polars "hard boiled", à l'ancienne. Les grandes figures du genre sont donc présentes, du flic corrompu à la femme fatale en passant par le héros désabusé et les décors glauques.
Au niveau des thématiques, l'on retrouve bien des éléments faisant partie intégrante de l'univers de l'auteur, que ce soit la cité corrompue, écrasante et tentaculaire, ou la représentation habile et esthétisée de l'ultra-violence.
C'est cependant l'aspect graphique qui va porter les sept tomes de la série au rang de classiques incontournables. Miller fait en effet preuve dans ces planches d'une maîtrise et d'un style peu communs. Dans un noir & blanc pourtant aride, l'artiste parvient à jouer avec les contrastes, les ombres, ou même les absences de traits, pour obtenir un dessin lourd, oppressant, expressif, à la limite parfois de l'abstrait. Presque par magie, ce qui n'est pas dessiné semble prendre vie sous les yeux du lecteur grâce à un travail exceptionnel sur les aplats et quelques rares touches de couleur.
L'on pourrait penser qu'il s'agit là d’une facilité alors que Miller, au contraire, atteint ici le summum de son art. Cette représentation du monde, si personnelle, si impactante, ne peut exister que grâce à une science minutieuse consistant à ne conserver que l'indispensable tout en noyant le superflu dans des noirs qui laisseront l'imagination du lecteur remplir les "vides".
Au niveau de l'écriture, Miller emploie la même âpreté : ses personnages sont directs, esquintés, brutaux, les femmes sont fatales et sexy, les hommes abîmés par une vie difficile, le système terrifiant dans ce qu'il a de criminogène. Tout est "larger than life", les protagonistes comme ce qu'ils parviennent à encaisser. L'économie du trait se retrouve parfois aussi dans le texte : dans l'un des tomes, Miller enchaîne plus d'une vingtaine de planches sans un seul mot, mais sans pour autant perdre le lecteur : magistral !
L'ensemble de cette série, qui sort des sentiers battus et est à réserver à un public adulte, voire "connaisseur", est disponible chez Rackham dans une intégrale imposante sortie en 2017.
Un énorme travail sur la forme, tant graphique que scénaristique.
Un incontournable de l'art séquentiel.
Daredevil
Un Daredevil dessiné et surtout écrit par Frank Miller méritait bien une édition en Omnibus. Rencontre entre un auteur mythique et un personnage qui ne l'est pas moins.
La première constatation qui vient à l'esprit lorsque l'on a l'ouvrage, publié en 2009 par Panini, en main, c'est qu'il ressemble à un "bébé" Omnibus. En effet, comparé aux autres livres de la collection, notamment les deux tomes de la Saga du Clone, il est bien léger et moitié moins gros. Par contre le prix, lui, reste identique. Rien n'empêchait pourtant Panini de faire une sorte de sous-catégorie, un peu comme à la manière des Mini-Monster...
On déshabille ensuite la bestiole pour constater que, sous la fragile jaquette, une hardcover non illustrée nous attend. Cependant, à la différence des Deluxe, le côté sobre est ici assez élégant. Même la tranche rouge et noir a de la gueule.
Passons maintenant au contenu.
On commence ce spécial Daredevil par deux épisodes de... Spectacular Spider-Man ! Voilà qui surprend un peu mais en fait le Diable Rouge est bien présent dans cette histoire dont l'attrait principal est d'être dessinée par Frank Miller en personne. Malgré le fait que ce travail date de 1979, le style est déjà plutôt moderne et dynamique même si, évidemment, on reste sur quelque chose de beaucoup plus classique qu'un Sin City. On poursuit par Badlands, cette fois un récit bien tiré de l'on-going Daredevil où Miller fait équipe avec John Buscema.
Tout cela fait office de hors-d'oeuvre avant d'attaquer la première saga culte : Born Again. On est cette fois dans les années 80 et c'est David Mazzucchelli que l'on retrouve aux crayons. Miller va torturer le pauvre Matt Murdock en le dépouillant peu à peu de tout ce qui compte pour lui. Le Caïd a en effet découvert l'identité de Daredevil et il se sert de cette information pour anéantir son ennemi. Rayé du barreau, sans le sou (le fisc a gelé ses comptes), quitté par sa petite amie, Murdock touche le fond et va même jusqu'à errer tel un clochard. La pauvre Karen Page, en junkie au bout du rouleau prête à tout pour une dose, n'est pas épargnée non plus. Pour l'époque (et surtout avec une telle série mainstream), c'est tout de même assez inhabituel. Et même si l'ensemble a un peu vieilli, cela reste tout à fait intéressant à lire. On ne peut d'ailleurs s'empêcher de faire un parallèle avec la nouvelle descente aux enfers qu'un certain Bendis fera subir bien des années plus tard au même personnage.
Pas le temps de souffler que l'on enchaîne déjà avec Love and War, un Grapic Novel de Miller, superbement dessiné par Bill Sienkiewicz. Le récit oscille entre folie et désespoir mais, surtout, le Caïd y dévoile cette fois une faille qui, malgré son côté répugnant, le rend un peu plus humain. Sa représentation visuelle, surréaliste et énorme, en fait une sorte d'ogre monstrueux, massif, inébranlable et pourtant épouvantablement seul. Une pleine planche le représentant assis, courbé sous le poids de la peine et de son corps immense, tenant dans ses mains la photo de celle qu'il aime, est d'une puissance rare. Le cadrage, avec une vue de dessus qui amplifie encore l'isolement et la masse du criminel, est lui aussi parfait. Ce n'est pas le seul choc visuel que Sienkiewicz parvient à asséner, et plusieurs de ses planches méritent que l'on s'attarde longuement dessus.
On termine enfin avec le plus récent The Man Without Fear, une saga qui avait déjà été rééditée en 2008 dans les Incontournables Marvel de Hachette. Miller creuse ici un peu les origines du protecteur de Hell's Kitchen, de son enfance à sa première rencontre avec Elektra en passant par la mort de son père et sa période étudiant. Idéal pour ceux qui ne connaîtraient pas le personnage même si certaines parties auraient pu être plus étoffées. Pour les dessins, c'est cette fois John Romita Jr qui officie. Il y a du bon et du mauvais, c'est du Romita quoi.
Panini ne pouvait décemment pas en rester là et, du coup, l'éditeur a ajouté quelques bonus. En vrac on peut citer les covers, un carnet de croquis de Mazzucchelli (en fait c'est la version crayonnée d'un épisode), un prologue de quatre planches par Romita, deux planches non utilisées (version encrée et colorisée), un article sur The Man Without Fear tiré d'un Marvel Age et deux ou trois petites bafouilles de l'éditeur ou des auteurs. C'est toujours sympa mais ça reste tout de même un Omnibus particulièrement mince. Autrement dit, à réserver aux fans absolus de Daredevil ou de Frank Miller.
Ou à dénicher dans un format plus économique et pratique.
Hard Boiled
Ce comic, datant du début des années 90, rassemble deux grands noms de la BD, à savoir Frank Miller au scénario et Geof Darrow au dessin. Difficile de faire un pitch de l'intrigue car elle est quasiment inexistante, ou plutôt, elle tient sur un timbre-poste : un type se rend compte qu'il est en réalité une machine.
C'est cette vague idée qui sous-tend les quelques 120 planches rassemblées par Delcourt dans cette belle édition, bénéficiant d'un grand format, de papier glacé et d'une hardcover. Et si ce comic tient la route - et possède même une réputation plutôt honorable - c'est donc qu'il faut chercher ses qualités ailleurs que dans l'histoire, somme toute simpliste, qu'il raconte.
Attention donc à ceux qui apprécient Miller pour son run sur Daredevil, son Batman : Year One ou même 300, nous sommes ici dans quelque chose de très différent.
C'est Darrow (auteur notamment de Shaolin Cowboy) qui imprime clairement sa marque sur cette œuvre atypique, notamment grâce à son style bien particulier. Chaque scène grouille de détails et noie le lecteur sous une fantastique masse d'informations à décoder. Tout devient complexe et sur-détaillé, que ce soit le tableau de bord d'une voiture, un trottoir bondé de passants ou un simple flingue en gros plan. De nombreuses pleines pages offrent ainsi des fresques à la densité impressionnante, rendant parfois la lecture peu aisée.
La deuxième caractéristique principale de cet ouvrage est son extrême violence. Du sang, des coups, des flingues, des décapitations ou des membres arrachés, sans parler des chocs monstrueux et de la tôle froissée lors des collisions entre engins mécaniques : les auteurs font le choix délibéré de verser dans la surenchère et l'excès.
Le texte est minimaliste, le sexe présent en filigrane, la perversion et l'absurdité abondent. Un malaise, totalement voulu, commence à naître et fait de Hard Boiled un comic à la portée artistique certaine et non un simple défouloir décérébré. Le seul élément que l'on peut lui reprocher est sans doute le fait qu'il soit difficile d'accès. Car avouons-le, l'ambiance graphique, tout comme le propos, génèrent plus répulsion et déprime qu'un franc emballement si l'on en reste à une approche premier degré.
Les personnages ne sont nullement sympathiques (Nixon est tout sauf un "héros" au sens classique) et l'Amérique décrite est un mélange de folie futuriste et de démesure surréaliste. Les immeubles sont oppressants, la faune franchement bizarre, la circulation ultra-dense... tout est fait pour générer un violent sentiment de rejet. Le lecteur est ainsi projeté dans un monde déshumanisé et presque incompréhensible, qui broie ses habitants et permet les pires dérives. La métaphore peut être simpliste, elle n'en demeure pas moins incroyablement efficace, même si l'approche reste froidement clinique et nuit aux personnages.
Hard Boiled est à la limite de cet art égocentré qui rebute souvent tant il semble faire d'abord plaisir à ses auteurs et mettre à l'écart le lecteur, composante pourtant essentielle pour que la magie opère (et il est plus difficile et honorable de s'adresser à tous que d'être élitiste). Néanmoins, le talent et l'habileté de Miller et Darrow parviennent à générer une réelle fascination pour ce déluge de corps et de ferraille, entrecoupé par seulement quelques références presque invisibles au milieu des planches surchargées.
Un comic au concept étrange, qui place le scénario et les dialogues dans un rôle très secondaire et repose presque entièrement sur un impact visuel torturé et transgressif.
À expérimenter.
Dark Knight Returns
En 1986, Frank Miller se charge de réécrire l'histoire du Caped Crusader à sa façon.
Assisté par Klaus Janson à l'encrage et Lynn Varley aux couleurs, il redorera non seulement le blason du super-héros le plus emblématique de DC, mais il établira également des fondements durables sur lesquels les nouvelles séries consacrées à Batman, que ce soit en comic books, à la télévision ou au cinéma, vont s'appuyer : il est désormais de bon ton de revendiquer l'œuvre de Miller comme référence, quand bien même on n'en tirerait pas la quintessence.
L'ouvrage, devenu culte, a été plusieurs fois réédité, il existe plusieurs versions françaises, dont une intégrale chez Delcourt ou encore un DC Black Label publié en 2019 par Urban Comics.
L'histoire se déroule dix ans après la dernière apparition du héros. Bruce Wayne établit un constat amer : Gotham a irrémédiablement sombré dans la décadence, et la racaille règne sur les bas-fonds d’une cité en proie à la peur. Gordon n’est plus désormais qu’un policier désabusé et, cerise sur le gâteau, le Joker refait parler de lui. Il est temps pour Batman de revenir, et sa croisade personnelle, impitoyable et féroce, fera parler de lui jusque dans les hautes sphères de la Présidence, au point que le Justicier de l’ombre soit déclaré gênant. Mais qui pourra, ou osera, l’éliminer ?
Relire The Dark Knight est une expérience fascinante, parfois éprouvante : les sensations pour le lecteur peuvent être différentes avec l'âge, mais l'impact demeure toujours aussi puissant. L'écriture brutale et intuitive, ainsi qu'un dessin sobre, épuré, sans concession, presque archaïque, détonnaient face par exemple aux productions Marvel de l'époque, tandis que le scénario, sombre, d'une maturité exemplaire, prend aux tripes et, amer et terrible, ne laisse aucun répit.
The Dark Knight Returns n'a pas "mal" vieilli ; au contraire, les événements récents (comme les nombreux actes de terrorisme qui instillent la peur au cœur même des métropoles occidentales) redonnent au récit l'aspect du neuf. L'insécurité et le mal-être qui règnent à Gotham City sont le quotidien de toute grande métropole actuelle. Cela dit, il faut admettre que cette histoire n'est pas facilement accessible pour le jeune lectorat : ce qui est retracé véhicule tant d'informations diverses et de références culturelles qu'il ne peut être appréhendé qu'avec un minimum d'expérience.
Et comme dans Le Seigneur des Anneaux (le livre), le dernier volet, l'apothéose (ou l'Apocalypse ?) annoncée ne tient pas toutes ses promesses : ça va trop vite, il y a trop de choses à digérer. Néanmoins, l'acte final demeure grandiose et Batman en sort revêtu d'une aura nouvelle et indélébile.
Énorme.
Holy Terror
Dans Empire City, le Fixer poursuit une habile voleuse qui saute de toit en toit. Lorsqu'il la rattrape, ils commencent par se battre puis en viennent à céder à une violente et instinctive pulsion amoureuse. C'est à ce moment que la première explosion a lieu.
L'Amérique est attaquée.
Partout, des fanatiques sont prêts à continuer à massacrer.
Pendant que les gravats s'amoncellent, la liste des victimes augmente...
Pour le héros d'Empire City, il est temps de riposter. Par tous les moyens.
Comme souvent, Frank Miller n'a pas laissé indifférent avec son Holy Terror, dont il signe bien sûr scénario et dessins. L'on n'aura guère de mal à reconnaître, parmi les personnages, des sortes de clones de Batman, Catwoman ou encore Jim Gordon (avec d'ailleurs, pour l'anecdote, une scène d'ouverture très proche de celle qui fit scandale lors du relaunch de la série Catwoman). Une filiation qui s'explique par le fait que le projet, à la base, était destiné à DC et se devait de mettre en scène le justicier de Gotham.
Le récit est finalement sorti chez Legendary, dans un format à l'italienne.
Il semble intéressant de dissocier d'emblée le fond de l'ouvrage de sa forme. Commençons par ce que Miller lui-même a qualifié de "propagande". Difficile en réalité de trouver un sens politique à cette histoire, si ce n'est la bien évidente condamnation du terrorisme (et en l'espèce, du terrorisme islamique). Le propos est loin d'être aussi violent que l'on aurait pu l'imaginer, si l'on excepte une scène de torture relativement soft (si tant est que la torture puisse l'être !) en comparaison de ce que l'on a déjà pu voir dans des comics signés Ennis ou Millar par exemple.
Miller se garde bien ensuite - mais il est trop intelligent pour que l'on ait pu s'attendre à autre chose - de dénoncer une communauté, notamment en présentant des victimes de toutes religions ou origines. Le reste se limite finalement à du tabassage de "méchants", ce qui est tout de même courant dans les comics super-héroïques.
Malgré cela, certains ont vu dans Holy Terror une œuvre odieuse, voire "raciste". Sans doute les mêmes qui ont pensé déjà, avec une grande lucidité, que 300 était une ode au fascisme. Et encore, pour 300, une méconnaissance du monde antique pouvait éventuellement rendre choquants certains comportements, mais ici, que certains s'indignent du sort réservé à des terroristes (dans une fiction, rappelons-le) est tout de même étrange. D'autant que certains ont très malhonnêtement tenté de remplacer "terroriste" par "musulman", ce qui est un pur non-sens et est à des années-lumière de ce que Miller écrit. Les musulmans, et les arabes en général, ne sont évidemment pas des criminels dans leur très grande majorité, chacun le sait et personne n'aura l'idée saugrenue de tirer une généralité à partir d'une BD qui met en scène des fanatiques.
Cette différence de traitement, qui fait que certains hurlent au génie lorsque Moore, dans V pour Vendetta, justifie le terrorisme et la torture au service de l'anarchie, alors que Miller se prend une volée de bois vert en exprimant son rejet (et même sa haine) des meurtriers qui, comme il le dit, ont assassiné des milliers de ses voisins, semble tout de même très malsaine. Et dangereuse pour la liberté des auteurs. D'autres encore, comme Grant Morrison, ont critiqué l'idée même de faire s'affronter un héros de fiction et des terroristes, bien réels, issus de la mouvance de Ben Laden. Le scénariste va même jusqu'à prétendre que c'est un peu comme si l'on faisait un "Ben Laden vs King Kong". Mauvaise foi ou méconnaissance totale des comics historiques qui, dès l'âge d'or, montraient Superman ou Captain America en train de casser de l'allemand ou même de botter le cul de Hitler en personne...
Il ne s'agit évidemment pas de tourner en ridicule des événements dramatiques, encore trop frais d'ailleurs, mais la fiction, depuis toujours, puise ses racines dans le réel, avec plus ou moins de bonheur. Là encore, difficile de faire une liste de sujets "autorisés" ou non.
Mais venons-en à la forme. Car en réalité, au lieu d'être un brûlot polémique, Holly Terror est tout simplement un... mauvais comic. Ou, au moins, clairement pas un chef-d'œuvre.
L'on retrouve pourtant le côté brut et expressif du graphisme de Miller, et certaines techniques narratives, comme les portraits des victimes, se prolongeant sur une double page de petites cases vides, sont pour le moins audacieuses. Malheureusement, l'ensemble reste trop froid, trop stylisé, pour émouvoir réellement. Là où un Straczynski, dans un numéro spécial d'Amazing Spider-Man à propos du 11 septembre, nous offrait un texte poignant, plein de retenue, Miller passe à côté de cet aspect.
De même, contrairement à un Call of Duty (un comic sur les pompiers de New York, rien à voir avec le jeu vidéo), qui prenait le parti de rendre hommage aux véritables héros, Miller choisit de mettre en scène des encapés, peu charismatiques en comparaison de leur version DC.
Quant aux fameux terroristes, là encore, Miller peine à leur donner une consistance. Basiques, à la limite du grotesque, ils ressemblent à des méchants en carton, croqués à la va-vite pour tapisser le décor d'une mauvaise pièce.
Pas vraiment de propos politique, un trait certes puissant mais froid et des protagonistes peu crédibles, cela donne forcément un comic peu enthousiasmant et même franchement désappointant pour un auteur de la trempe de Miller. L'ouvrage n'est pas décevant à cause des idées qu'il véhicule (la seule étant en fait un propos anti-terroriste que l'on peut difficilement condamner), mais tout simplement parce qu'il n'est pas à la hauteur du sujet.
Peut-être Miller, on le sait, très touché par les attaques du 11 septembre (on le serait à moins), n'avait-il pas le recul nécessaire pour tirer de sa souffrance, légitime, autre chose que ce récit, finalement sans panache.
À lire par pure curiosité.