Nous évoquions il y a peu Huck, une des plus récentes créations du scénariste Mark Millar (cf. notre dossier consacré à l'auteur) au sein du fameux « Millarworld » [1]. Publié en France en septembre chez nous, ce comic s'est révélé très moyen (voire décevant de la part d'un auteur comme Millar). Ce n'est pas le cas de Reborn, nouveau one-shot de l'artiste, sorti tout aussi récemment, le 25 octobre dernier. Critique.
Où allons-nous après la mort ? À cette interrogation universelle qui suscite toujours autant de débat au sein des nombreuses religions (et des agnostiques), Mark Millar (catholique de son état) a choisi de répondre en optant pour un voyage vers un autre monde, un monde heroïc-fantasy. Quelques « règles » régissent cet au-delà. Chaque être (humain ou animal) y parvient une fois mort et son « nouvel âge » diffère. Par exemple, un individu pourra retrouver ses vingt printemps, arriver bébé ou bien encore très âgé. Le temps s'écoule d'une manière similaire au monde mortel (il est ainsi possible de mourir une nouvelle fois bien que l'on ne sache pas ce qu'il se passe quand on trépasse dans ce « monde des morts »), l'on peut retrouver des êtres qui ont compté durant la vie terrestre : conjoints, amis, parents, etc., et même les animaux domestiques ! Ceux-ci sont d'ailleurs plus grands et peuvent être chevauchés comme une monture, ou encore revêtir une forme anthropomorphique, donc être doués de parole et se tenir « debout ».
On n'en saura pas plus sur les occupations des « habitants » de ce monde, si ce n'est que des affrontements ont lieu (en gros) entre deux régions : l'Adystrie et les terres obscures (sic). Dans l'Adystrie, les personnes « gentilles », ou ayant effectué de bonnes actions de leur vivant, se retrouvent entre amis et doivent combattre les assauts des nombreux sbires des terres obscures (où se situe, au hasard, le piton des maléfices — décidément les noms des lieux manquent d'originalité). On trouve aussi des animaux dans les deux camps (un chat castré qui veut se venger de son ancienne maîtresse par exemple !). Bien sûr, il existe d'autres lieux, puisque le monde n'a jamais été exploré en totalité tant il est vaste, selon l'un des personnages principaux.
Tout ce petit univers, parfois simpliste (dans son traitement du bien et du mal), est réjouissant par plusieurs aspects. Il permet de libérer la plume imaginative de Greg Capullo. Le dessinateur s'éclate entre la faune et la flore, les vaisseaux, les costumes, les monstres, etc. En roue libre, mais pour le meilleur, Capullo propose un découpage aéré, lisible et soigné. Étrange mélange d'heroic-fantasy, de science-fiction et de thriller, Reborn permet à ses auteurs de se lâcher, mais pas totalement. Explications.
Le récit s'attarde sur Bonnie, veuve à l'agonie dans un hôpital, qui se retrouve donc propulsée dans cet autre monde, à 25 ans, et qui retrouve son père — ressemblant d'ailleurs étrangement à Greg Capullo. Une prophétie indique qu'une jeune guerrière viendra à bout de Lord Golgotha (des terres obscures), tout le monde fait donc le lien avec l'arrivée de Bonnie. Mais son premier but est de retrouver son mari, tué par un sniper lors d'un massacre, des années plus tôt. Elle va donc parcourir ce nouveau monde à sa recherche, accompagnée de son père, tout en attendant l'apparition de mystérieux pouvoirs qui devraient décupler ses forces.
Non seulement Millar n'explore pas assez son nouvel univers (certaines quêtes durent une case, afin de montrer qu'il y a eu plusieurs missions d'accomplies), mais de plus, il est dommage qu'il tombe par moments dans la facilité narrative (cette histoire de prophétie et d'affrontement manichéen). Comme beaucoup d'œuvres de Millar, Reborn est pensé pour sa potentielle adaptation télévisée ou cinématographique [2]. Cela se « sent » : la fin est volontairement ouverte, laissant présager d'autres épisodes ou films, à défaut de vrais tomes de comics… C'est peut-être pour cela que la carte blanche donnée à Capullo n'est pas forcément trop imaginative non plus (pas besoin de gros effets spéciaux trop compliqués si jamais…).
Le dessinateur est accompagné de Jonathan Glapion à l'encrage — ses traits fins confèrent une élégance à l'ensemble — et de Fco Plascencia à la colorisation. Le même trio « gagnant » qui œuvrait déjà sur Batman de 2011 à 2016, avec Scott Snyder au scénario. C'est d'ailleurs sur cette série (période New 52) que Capullo s'est fait un nom aux États-Unis mais surtout en France. Il est presque assuré que des lecteurs réguliers de Batman se tourneront vers Reborn sur la base du nom de Capullo. Malgré cette évidence, il est assez surréaliste de voir que dans sa note d'introduction éditoriale, Panini Comics ne mentionne nullement la série Batman : « Après avoir débuté chez Marvel, ce dernier a longtemps mis en images Spawn, l'une des séries les plus célèbres des années 90. Ici, l'artiste semble au sommet de son art, etc. » Hallucinant ! L'éditeur se rattrape, brièvement, en fin d'ouvrage en indiquant sur une page consacrée aux biographies de Millar et Capullo que ce dernier « a travaillé pendant cinq ans sur Batman ». Sur huit lignes, c'est la seule mention liée à sa série sur le Chevalier Noir. Les lecteurs ne sont pas idiots, ils savent que Batman existe et que Marvel (que publie Panini Comics en France) est en concurrence avec DC Comics (ce qui n'empêche pas le lectorat d'apprécier les deux univers). Autre problème, plus « grave » cette fois-ci, une énorme faute qui pique les yeux : « Vous semblez me connaître. Mais on ne sait jamais vus. » Le manque de relecture est incroyable. On pourrait passer outre si on ne savait pas que l'éditeur était coutumier du fait…
Malgré ce côté éditorial bâclé et les autres défauts relevés dans Reborn,
ce one-shot vaut-il quand même le coup ? Assurément oui ! Ne serait-ce
que pour ses planches, sublimes, et son histoire originale et très
prenante. Difficile de ne pas tout lire d'une traite et de ne pas
s'attacher à son duo de choc. La complicité entre le père et sa fille
est particulièrement évidente et touchante, c'est l'une des grandes
forces du livre. Ce purgatoire original est malheureusement trop bref et pas assez surprenant pour devenir un must-have.
[1] La mention « Millarworld » trône sur la couverture du livre — comme pour Huck et les autres (ré)éditions de l'auteur en France. En dernière page, on peut voir les titres d'œuvres diverses du scénariste, à nouveau sous l’appellation « Millarworld » (même s'il manque Kick-Ass et Kingsman par exemple). Concrètement, ça ne change rien. Il pourrait y avoir stipulé « du même auteur » que ça ne modifierait absolument pas ce pseudo « univers ». Évoquer un « Millarworld » sous-entend que les récits sont liés entre eux ou se situent dans le même univers. Ce n'est pas le cas ici. Ça pourra l'être un jour si Mark Millar décide de lier ses œuvres dans une nouvelle série, ou au moins les connecter indépendamment, à la manière d'un Stephen King sur La Tour Sombre. Pour l'instant cette mention de « Millarworld » prête à confusion pour un lecteur néophyte.
[2] Millar a vendu les droits d'adaptation et d'exploitation de ses récits anciens et à venir à Netflix. De son propre aveu il veut concevoir son propre empire façon Marvel. Chacune de ses créations est donc particulièrement pensée sous le prisme d'une potentielle adaptation, comme ce fut le cas à l'époque de Kick-Ass, qu'il a écrit en même temps que le film avançait. C'est évidemment une aubaine pour l'artiste d'être à la fois indépendant, créatif et à l'abri du besoin mais c'est aussi dommage de s'auto-imposer un format comme celui-ci, qui empêche de se lâcher à 100%.
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