Une Rose pour l'Ecclésiaste


Pour qui connaît déjà Roger Zelazny par ses romans plusieurs fois primés (que ce soit sa saga des Princes d'Ambre ou l'énorme Seigneur de Lumière - cf. cet article), il semble nécessaire de découvrir également ses nouvelles : l'auteur américain, mythologue acharné et brillant universitaire, s'est en effet révélé au monde SF par le biais de ces courts récits très prisés des revues populaires, décrochant précocement de nombreux prix grâce à sa prose ambitieuse et ses visions exaltées.

Toutefois, aborder ses nouvelles a posteriori apparaît déconcertant : on y retrouve certes les principales préoccupations de l'écrivain entré en littérature au début des années 1960 (les panthéons mythologiques, les destins tragiques, une forme d'humanisme lettré abondant en citations) mais sans la trame luxuriante de ses grands récits eschatologiques, sans l'épopée et les décors scintillants d'une fantasy décomplexée. Une lecture déroutante donc, mais qui mérite le détour, tant le talent de l'écrivain est patent.
Une rose pour l'Ecclésiaste, petite compilation de quatre textes traduits en 1980 par Michel Deutsch, est un excellent choix sur le papier : d'une part par sa préface enthousiaste d'un Theodore Sturgeon complètement sous le charme de la plume envoûtante et cultivée d'un auteur déjà fascinant mais encore à l'aube d'une brillante carrière ; d'autre part car elle regroupe plusieurs nouvelles récompensées par un Hugo, un Nebula ou d'autres prix littéraires spécialisés. Nous voilà prévenus : ce sera du lourd. Mais de quoi parlent-elles ?

1. Tout d'abord Les Furies : dans une galaxie conquise par l'Homme, trois individus en marge de la société mais disposant de dons surhumains font cause commune pour traquer et capturer un renégat, ancien soldat désormais voué à la destruction d'un gouvernement qu'il a naguère servi. Le glissement progressif du point de vue, nous amenant sans qu'on s'en aperçoive à comprendre les agissements du rebelle, n'est qu'un des points nodaux d'une histoire qui, dans sa conclusion, devient archétypale. La farouche épopée de Victor Corgo, "l'homme qui n'avait pas de cœur", nous rappelle parfois le récit désabusé et mélancolique du Consul dans l'Hypérion de Dan Simmons (cf. cet article).

2. Le Cœur funéraire nous ramène sur Terre dans une ambiance fin de siècle qui fera écho de manière stupéfiante à la saga The Wicked + The Divine de Gillen & McKelvie (cf. cet article): ici, un jeune homme fera tout pour entrer dans le cercle très fermé d'une communauté décidée à braver l'éternité. Ses membres, triés sur le volet, se font régulièrement cryogéniser pour ne sortir qu'à l'occasion de grandes fêtes célébrant la vie et la beauté : ils semblent ainsi ne pas vieillir tandis que le monde défile devant leurs yeux blasés, que les technologies changent même si les désirs et les pulsions demeurent les mêmes. D'abord par amour, puis par défi, le jeune homme parviendra à ses fins mais n'en tirera pas les profits qu'il espérait.

3. Les Portes de son visage, les lampes de sa bouche... commence d'une manière plus classique, le témoignage à la première personne d'un "homme-appât" travaillant sur les océans de Vénus. Imaginez Matt Hooper dans sa cage de métal face au grand requin blanc des Dents de la Mer et vous aurez une idée de son job dont personne ne veut et pour lequel il lui arrive d'être grassement payé. Il décide de rempiler pour satisfaire la demande pressante d'une star médiatique qui veut à tout prix mettre la main sur une créature géante hantant les eaux vénusiennes. Et ce qui apparaît au départ comme le récit d'une quête perdue d'avance va petit à petit se transfigurer en une romance paradoxale entre deux êtres que tout oppose, un jeu de séduction à rebours où les non-dits pèsent lourds.

4. Enfin Une Rose pour l'Ecclésiaste nous entraîne sur Mars où les dernières tenantes d'une civilisation moribonde invitent un poète de renom pour tenter de traduire (et ainsi de partager) les textes fondateurs de leur culture presque disparue. Cela pourrait constituer un plaidoyer pour la défense et la valorisation d'une société dont on devine la splendeur (rappelant certaines allusions des Chroniques martiennes - cf. cet article) mais cela glisse insensiblement vers une histoire d'amour tragique, où le sens du devoir le dispute à la passion.




Hormis Les Furies, qui sort du lot, les nouvelles de cette anthologie sont fondées sur des histoires relativement simples, mais emberlificotées dans une écriture empesée, généreuse, mouvante et abondamment parsemée de fulgurances littéraires, de références culturelles pointues, d'une psychologie sinueuse et de personnages malaisés à définir. Par ses allusions, ses périphrases, ses ellipses et ses digressions exubérantes, Zelazny nous fait systématiquement perdre l'objectif du récit pour nous emporter sur des réflexions parfois pertinentes, parfois absconses, variant les points de vue et occultant la trame de l'histoire. Ce qui fait que la conclusion apparaît mécaniquement surprenante, nous dévoilant un aspect de la nouvelle qui était jusque lors masqué sans qu'on détermine avec précision si c'était volontaire (comme dans Les Furies, qui s'avère plus proche du conte des origines que de la nouvelle d'anticipation qu'elle semble être) ou un effet indésirable.

On se noie un peu dans les phrases très denses de Zelazny, et on y perd pied très souvent, d'autant que
les personnages manquent de caractérisation, parfois archétypaux, parfois désagréables, parfois encore simplement transparents, vecteurs d'un message obscur. La prose séduit, illumine l'esprit, mais l'intrigue ne passionne guère et l'émotion se dilue, même quand on découvre une histoire d'amour désespérée (Une Rose pour l'Ecclésiaste, le Cœur funéraire) ou une romance qui s'ignore (Les Portes de son visage, les lampes de sa bouche...). Les flamboiements de ces récits ressemblent souvent aux derniers sursauts d'un foyer qui a consumé toutes ses réserves, aux soubresauts d'une étoile mourante. 

Quatre textes néanmoins élégants, au style étourdissant, d'une rare densité, qui préfigurent le Zelazny moins fougueux mais plus méthodique des grandes œuvres qui suivront (Seigneur de lumière, Le Maître des rêves, Les 9 Princes d'Ambre).



+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une sélection pertinente pour qui veut découvrir le talent de l'auteur.
  • Des textes qui ont été régulièrement primés dans les conventions spécialisées.
  • Un style ample, plein de promesses et d'allant, aux tournures brillantes, polymorphe et riche en références.
  • Une lecture enrichissante.

  • Des personnages rarement séduisants, dotés de complexes et pervertis par des souffrances personnelles.
  • Des tournures qui déroutent le lecteur et questionnent parfois la pertinence de la traduction.
  • Des citations dont on ne parviendra pas toujours à capter les références.
  • Des ellipses narratives déconcertantes.