Chroniques des Classiques : Chroniques Martiennes
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Par petites touches délicieusement poétiques et empreintes d'une forme de nostalgie amère, Ray Bradbury, sous le prétexte de décrire un monde nouveau et ses habitants, dénonce les travers les plus tenaces d'une humanité avide, bornée et autodestructrice, incapable de voir les beautés offertes par la Nature (ou l'Univers) et se comportant inlassablement comme un gamin irresponsable.

Avec ses nouvelles au ton léger mais au sous-texte puissant, Ray Bradbury réussit vers la fin des années 40 à toucher une partie du public qui le fuyait jusque lors : s’il s’est lancé dans la science-fiction avec d’autres auteurs comme Robert Heinlein [cf. cet article] ou Henry Kuttner (ils publièrent des textes dans le même fanzine), il n’a pas eu au départ le succès escompté. Refusant de s’appuyer sur la science, son apparente naïveté et son ton mélancolique ne plaisaient guère aux éditeurs, plus friands de sensationnel et de spectaculaire. Quant aux lecteurs, ils étaient au départ assez réfractaires à cette forme de SF (en apparence) rétrograde et antiscientifique. C’est donc après la guerre qu’enfin il fut connu du grand public avec ces textes singuliers narrant la colonisation de la planète rouge, avant d'entrer définitivement dans le panthéon de la SF avec Farenheit 451, et en participant à l'écriture de projets comme la série The Twilight Zone [cf. cet article sur Rod Serling]. Rassemblées plus tard en recueil dans l'ordre chronologique des faits racontés (de janvier 1999 à octobre 2026), les nouvelles n’adoptent pas toujours le même point de vue : on commence sur la Terre avec L’Eté de la Fusée, on bascule ensuite dans l’intimité d’une famille martienne avec Ylla, dont l’incipit donnera une excellente idée des visions offertes par l’écriture aérienne de l’auteur :
Ils habitaient une maison en piliers de cristal sur la planète Mars, au bord d’une mer vide et, tous les matins, on pouvait voir Mrs K. manger les fruits d’or qui poussaient aux murs de cristal, ou nettoyer la maison avec des poignées de poudre magnétique qui, après avoir attiré toute la poussière, s’envolait dans le vent chaud.

Les textes suivants, dont la densité varie sensiblement (certaines nouvelles font deux paragraphes, d'autres pourraient occuper quelques chapitres d'un roman), décrivent les premières tentatives terriennes de s’installer sur Mars, qui furent des échecs cuisants sans pour autant que l’idée même d’une guerre ait pu germer. On est loin ici du Martien hideux et belliqueux des pulps d’antan, quelque part à mi-chemin du Cycle de Barsoom d’Edgar Rice Burroughs (rédigé au début des années 20, avec des héros musclés comme John Carter) et de la Trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson (1994-1996).
Tout en décrivant patiemment, étape par étape, la façon dont les Terriens ambitieux et pragmatiques essaimèrent sur Mars à la manière des Conquistadors, réduisant à néant une civilisation ancestrale et pacifique, l'auteur de Farenheit 451 met parfois l’accent sur un individu qui saura se démarquer du troupeau aveugle et tenter de comprendre l'exquise philosophie d'un peuple presque totalement éradiqué sans que quiconque cherche à l'étudier, à part Spender, de la Quatrième Expédition (juin 2001), qui déclame à son capitaine, dans Et la lune toujours brillante…
Nous autres, gens de la Terre, avons un talent tout spécial pour abîmer les grandes et belles choses. Si nous n'avons pas installé de snack-bars au milieu du temple égyptien de Karnak, c'est uniquement parce qu'il se trouvait situé à l'écart et n'offrait pas de perspectives assez lucratives.
Dans cette fatalité qui voit des commerçants cherchant à installer des magasins de hot-dogs à deux
pas des ruines cristallines d’antiques cités martiennes, l’écrivain ne se prive pas d’une certaine ironie, quelquefois mordante, lorsqu'il décrit comment les premières expéditions échouèrent piteusement, ou comment les derniers colons essayèrent tant bien que mal de s'enrichir. Avec une réelle élégance, les dernières nouvelles bouclent la boucle et confirment qu'il s'agit bien d'un tout cohérent formé de récits épars, les ultimes textes n'hésitant pas à se référer aux premiers, reprenant parfois certains personnages ou s'y référant, ajoutant çà et là quelques notules explicatives. Sans exhaustivité ni recours systématique à un techno-verbiage dont ses contemporains étaient friands, Bradbury pose l'une des premières pierres du futur édifice d’une SF prospective orientée vers l’écologie et la préservation des espèces.

Édité en France en 1955 chez Denoël, Le recueil des Chroniques Martiennes reçut à juste titre le numéro 1 de la prestigieuse collection Présence du Futur. Un chef-d'œuvre lucide et subtil, à la douce nostalgie contemplative, qui révolutionnera définitivement la vision de l'étranger dans la science-fiction.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des textes brillants par leur portée et leur douce ironie.
  • Une description progressive du programme de colonisation terrien choisissant le biais de l'anecdote.
  • Une vision mélancolique de cités de cristal et d'un peuple pacifique confrontée à celle, acide et prophétique, d'une humanité avide et brutale.
  • Une traduction réussie, malgré quelques hésitations sans conséquence. La quasi absence de techno-babble et de considérations stratégiques rendent ces nouvelles plutôt aisées à lire en anglais.

  • Rien.