Les habitués le savent bien : les chroniqueurs d'
UMAC aiment s'envoyer en l'air. Il n'est pas rare de voir apparaître un article sur
Tanguy & Laverdure ou
Buck Danny, et plusieurs d'entre eux ont des orgasmes à chaque visionnage de
Top Gun : Maverick. Car s'ils n'ont pas de super-pouvoirs, de capes seyantes, de masques intrigants ou de tenues voyantes, les pilotes décrits dans ces histoires n'en sont pas moins des héros, qui ont profondément marqué l'imaginaire de milliers de jeunes lecteurs ou spectateurs. Ils ne se baladent peut-être pas en Spandex, mais ils portent des blousons ultra-cool, s'affublent de noms de code, participent à des missions secrètes, appartiennent à des groupes plus ou moins organisés et ont contribué à sauver notre monde. Mais, surtout, ils évoluent dans les airs, livrent des combats aussi spectaculaires qu'acharnés, se déplacent à des vitesses inouïes, supportent des accélérations fulgurantes et pilotent des engins fascinants, chefs-d'œuvre de technologie visionnaire.
Les pilotes d'avion, ce sont un peu nos Chevaliers (du Ciel) à nous. Et si leurs missions sont parfois ennuyeuses, contraignantes ou inutiles, elles leur permettent de voler, accomplissant ainsi le fantasme de tout être vivant sur Terre. Ils se savent ainsi privilégiés, s'expriment entre eux avec un vocabulaire singulier et se reconnaissent malgré les frontières, les religions ou les politiques : initiés du firmament, membres d'une confrérie planétaire. Au-dessus des contingences des troufions de base, s'il leur arrive de bombarder des bâtiments et des positions stratégiques, ils saluent toujours le courage et la valeur de l'adversaire qu'ils ont abattu, espérant secrètement que, s'il en réchappe, ils auront la chance de s'affronter à nouveau dans les nuages.
Or, avant les BD et films précités, il y a eu des récits de gloire rédigés par ceux-là même qui avaient frôlé la mort dans un cockpit, décollé et atterri aux commandes de dizaines d'avions. On pourrait citer Vol de nuit de Saint-Exupéry, et son controversé mais puissant Pilote de guerre (1942) ou Les Carnets de René Mouchotte (publiés à titre posthume en 1949) décrivant le quotidien de l'aviateur français le plus apprécié par les Alliés, les pilotes britanniques ayant pleuré sa disparition prématurée et l'ayant plusieurs fois honoré de leurs plus hautes distinctions militaires.
Toutefois c'est l'incontournable Grand Cirque de Pierre Clostermann qui sera le sujet de notre article du jour.
Clostermann n'est pas un de ces pilotes hors-pair, aux réflexes aiguisés, aux nerfs d'acier, semblant nés pour voler, tels le trop méconnu Jean Maridor, un de ses compatriotes surdoués, admis dans les Forces Françaises Libres et mort bravement en se sacrifiant pour sauver un hôpital pour enfants - ou l'incroyable Walter Nowotny qui avait abattu plus de 250 ennemis avant même ses 22 ans, et que Clostermann tint à saluer dans ses mémoires, justement, comme un adversaire d'une valeur inestimable quand bien même il avait descendu tant des siens.
Rien de tout cela donc, et pourtant l'auteur du Grand Cirque est parvenu à la postérité, avant même la publication de son ouvrage, comme étant le plus grand as français de la Seconde Guerre mondiale, ayant traversé le conflit avec plus de 2000 heures de vol et au moins 33 victoires aériennes (le système d'homologation français étant le plus strict au monde, il pourrait revendiquer facilement une dizaine de victoires supplémentaires, comptées uniquement comme probables). Il a servi sous les ordres du vénéré Mouchotte dans le "groupe de chasse Alsace" au sein de la prestigieuse base de Biggin Hill, regroupant le fleuron de la R.A.F.
Et, lui, il s'en est tiré. Humblement, tout au long des pages de son récit, il se décrit comme ayant eu souvent de la chance, s'en étant sorti plusieurs fois de justesse. Il a raté des atterrissages, été mis à pied pour prendre du repos (les officiers supérieurs n'hésitant pas à clouer au sol les pilotes souffrant de dépression ou de surmenage), s'est même crashé aux commandes de son Hawker Tempest, avion puissant mais extrêmement capricieux ; au cours de plusieurs missions compliquées, la météo n'aidant pas, il s'est perdu au-delà des lignes ennemies ou s'est retrouvé à court de carburant - pourtant, il a chaque fois réussi à trouver un aérodrome de secours, un moyen de rentrer ou un allié de circonstance.
Tous ces détails font le sel de l'incroyable somme d'informations que constitue en premier lieu
Le Grand Cirque. Clostermann s'y montre d'abord minutieux, puisant dans la richesse méticuleuse de ses carnets, détaillant certaines missions minute par minute tout en se permettant quelques digressions poétiques sur la géographie (quand il a survolé pour la première fois depuis la débâcle le sol de sa mère Patrie), les conditions climatiques ou les scrupules propres à un homme de guerre. Certains chapitres s'avèrent étrangement pesants dans leur narration : on est parfois loin de la frénésie des combats tournoyants, du glamour qu'
Hollywood a su chanter pour ses héros de l'USAF ou de la Navy - mais au plus près de ce qu'était réellement le quotidien de ces forçats du ciel, en alerte permanente. Alors oui, ils appelaient les
dogfights de leurs vœux, cela constituait pour la plupart l'essentiel de leur motivation : affronter l'ennemi en faisant corps avec son appareil, user des meilleures tactiques, des manœuvres les plus audacieuses pour prendre l'avantage, s'appuyer sur la solidarité de ses coéquipiers et pouvoir compter sur eux en cas de surnombre adverse ou de pépin technique. Sans être profondément intrépide, affronter des escadrilles "boches" à un contre quatre ne lui faisait pas peur - il en allait tout autrement face à la
flak. S'il est très aisé de comprendre les phrases en anglais dont Clostermann devait user pour se faire comprendre de ses homologues alliés (et il vaut mieux les traduire vous-même car la traduction qui est proposée en bas de page manque de clarté), l'auteur oublie parfois d'expliciter certains termes que des profanes mettront du temps avant d'assimiler : ainsi, la
flak est l'acronyme de
Flugabwehrkanone, terme désignant simplement la DCA (Défense Contre Avions) nazie. Les traceuses de 20 mm et les obus explosifs de plus gros calibres, qui parsèment le ciel autour des avions de corolles sombres et lourdes de menace, étaient source d'angoisse, voire de terreur chez les pilotes même les plus aguerris. Et ces derniers deviennent de plus en plus rares au fur et à mesure que la guerre se prolonge, surtout après le Débarquement.
Ce point est d'ailleurs significatif de la valeur du témoignage de Clostermann, qui permet non seulement de mieux connaître les exploits de ces combattants des airs, mais également le contexte historique et le déroulé du conflit. L'auteur se permet ainsi des chapitres entiers sur des sujets qui le préoccupent, par exemple sur leur estimable adversaire Nowotny (qui rappellera à ceux qui ont connu la série Les Têtes brûlées le respect mutuel entre Papy Boyington et Tomio Harachi), un autre sur l'arrivée du Hawker Tempest (avec de très nombreuses considérations techniques et des comparaisons de performances avec le Spitfire, le Typhoon, le Messerschmitt Bf-109 et le Focke-Wulf 190).
On le voit pester contre la lourdeur administrative, la rigueur des missions d'alerte, l'ignorance des troupes au sol alliées (qui plusieurs fois tirent sur son escadrille en les confondant avec des ennemis). Il se montre très éloquent sur les émotions qu'il éprouve aux commandes de son appareil, l'exaltation comme la peur viscérale, les sensations de froid et de brûlure, les odeurs de cordite et d'huile, la pureté du ciel au-dessus des nuages...
Le style, parfois sec et technique, s'accélère pour s'accorder au tempo des assauts aériens, avant de s'épancher lorsque l'âme se fait nostalgique, lorsque la tristesse s'empare de lui. Au début, les pertes humaines sont narrées par le menu. Ensuite, elles se réduisent à une ligne, voire une phrase. Devenu Flight Commander après juin 1944, Clostermann mènera de très nombreuses missions de bombardement tout en essayant d'assurer une supériorité aérienne vantée par la propagande alliée, mais très loin de la réalité : le roman nous apprend ainsi que les Allemands avaient conservé jusqu'en 1945 une capacité de production insensée, fabriquant des dizaines d'aéronefs dans des usines souterraines et les testant sur des portions d'autoroute. De longs paragraphes sont ainsi consacrés aux chasseurs à réaction, qui auraient pu faire tourner la guerre à l'avantage d'Hitler et Goering s'ils avaient été mis en service plus tôt. L'édition illustrée Flammarion de 1948 que j'ai dénichée dans une boîte à livres généreuse propose des photos d'archives sur les Messerschmitt 262 et autres Heinkel 162 qui permettent de se faire une idée directement sans avoir à se connecter sur Wikipedia.
Sur le même sujet, il est intéressant de lire son point de vue sur la guerre aérienne et de le croiser avec par exemple ce qui est raconté dans une série comme Masters of the Air (actuellement sur Apple +, une série très bien documentée produite par Spielberg & Tom Hanks) : certains événements, comme les bombardements diurnes massifs nécessitant des escortes de chasseurs, mettent en avant une stratégie américaine divergeant de celle utilisée par la R.A.F. qui, désireuse de préserver au maximum ses avions et pilotes, préférait les raids nocturnes. Et si la fin de la série semble montrer une maîtrise des airs totale des forces alliées (après des vagues de bombardements sur les aérodromes ennemis, en France, aux Pays-Bas comme en Allemagne), le roman témoigne qu'il n'en était rien et l'auteur perdait quasi quotidiennement des coéquipiers trop fougueux, ou trop maladroits, en tous cas trop peu expérimentés face à leurs homologues à la croix gammée, et cela même dans les premiers mois de 1945. La flak prélevait ses victimes avec la régularité d'un métronome morbide et, si les combats entre escadrilles se faisaient plus rares, ils témoignaient davantage d'un changement d'orientation de la Luftwaffe (qui se concentrait désormais sur la destruction des appareils au sol) que d'une raréfaction notable du nombre d'appareils ennemis.
Réédité en 2000 dans une version augmentée et révisée (certains événements étant racontés différemment, sans doute après avoir effectué des vérifications auprès d'autres sources - exemple notable : la disparition de René Mouchotte dans des circonstances différentes selon les éditions), ce livre a été un immense best-seller pendant l'après-guerre (3 millions d'exemplaires vendus), a été plusieurs fois réédité avant d'être adapté en BD puis en film. Il constitue un récit puissant, âpre et réaliste sur ces hommes qui ont donné leur âme à la sauvegarde de leur nation avec panache et honneur.
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Les points positifs |
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Les points négatifs |
- Un des plus grands récits sur la guerre aérienne.
- Une somme ahurissante d'anecdotes et de faits historiques, racontée par un survivant.
- Un ouvrage mettant en lumière des personnages valeureux mais différents, luttant pour un but commun.
- Les éditions complètes proposent des illustrations et des photos d'archive assez surprenantes.
- Un style alerte, parfois méthodique mais capable de belles envolées poétiques.
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- Certains termes techniques ne sont pas explicités ou traduits.
- Une traduction de l'anglais désuète.
- Les vieilles éditions sont fragiles et à manipuler avec soin.
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