L’envergure de ces êtres presque éteints était de dix mètres. Leur corps de serpent mesurait de douze à quinze mètres du museau étroit au redoutable fouet de la queue et, bien que ne crachant pas le feu et la fumée légendaire, le contact de leur venin suffisait à enflammer le bois et le tissu.
Ainsi Michael Moorcock, grand auteur de SF (cf. cet article sur Voici l'homme) et de fantasy, décrit-il les dragons présents dans Elric
le Nécromancien, sa saga littéraire la plus connue. Elric, l’empereur albinos, dernier rejeton de la famille
royale de Melniboné dont les membres, les Princes-Dragons, semblent avoir
domestiqué ces créatures vieilles comme le monde. Ne dit-on pas d'ailleurs, dans La Revanche de la Rose, que ces bêtes représentent "le sortilège originel de la
Création" ?
On pourrait se demander ce qui fascinait tant Moorcock chez ces créatures légendaires. Tout d’abord, il est certain que l’auteur anglais a puisé à de nombreuses sources folkloriques pour rédiger la trame des récits dans lesquels se meut son Champion Éternel : à la fin des années 50, lorsqu’il a commencé à mettre en forme les aventures d’Elric, le Prince errant armé de sa monstrueuse épée runique Stormbringer, Michael Moorcock n’appréciait déjà plus les romans d’heroic fantasy qui lui avaient tant plu tant dans sa jeunesse. Cependant, afin de satisfaire une commande, et par goût inné de la provocation, il en a adopté la forme pour mieux aller à l’encontre des principes qui régentaient jusque-là le genre. Ainsi Elric, personnage atypique se questionnant sans cesse sur sa destinée, était né : héros souffreteux et languissant, il ne correspondait pas à l'image du vaillant guerrier brutal et viril qui se pavanait sur les couvertures des recueils de sword & sorcery. Lui suivront d’autres avatars, tels Erekosë, Corum ou Hawkmoon, tous destinés à lutter pour rétablir l'équilibre de la Balance cosmique, tous plus ou moins consciemment jouets de forces supérieures régentant l'univers. Chaque fois, les dragons ne seront pas très loin.
Moorcock l’avoue lui-même : tout en reconnaissant l’influence de Leigh Brackett qui avait déjà écrit (dans le pulp Planet Stories) des histoires dans lesquelles des dragons servaient de montures, il a été un des premiers (avec Jack Vance pour Dragon Masters publié pour la première fois dans Galaxy en 1962) à décrire un monde cohérent dans lequel existait une relation entre humains et dragons. Dit comme cela, on n’est pas loin de Pern et d’Ann McCaffrey (cf. Dragonflight, 1971), voire de Terremer, qu’Ursula Le Guin composa entre 1968 et 1972, qui engendra entre autres un film d'animation réalisé par le fils d'Hayao Miyazaki.
Et qu’en est-il de ces dragons ? C’est principalement
dans la saga d’Elric qu’on les retrouve, même si la Terre du Tragique
Millénaire de Dorian Hawkmoon en propose une version marine :
C’étaient d’immenses reptiles dont les babines sanglantes s’ouvraient largement sur trois rangées de crocs acérés : des trombes d’eau dégouttaient le long de leurs écailles luisantes ; leurs yeux démoniaques jetaient des éclairs furieux.
Toutefois, on en déniche aussi, plus impressionnants mais plus étranges, dans le monde d'Erekosë.
La tarasque enchâssée dans l’Épée-Dragon était une bête gigantesque. Un dragon dont les écailles ondoyaient sous le soleil et capable de voyager entre les Plans.
Les dragons de Melniboné, nettement plus "conventionnels", rappellent par certains aspects ceux des contes de notre jeunesse, ou encore le trop fameux Smaug de Bilbo le Hobbit. Ils ont des écailles noires et vertes et des ailes de cuir, leurs pattes sont griffues et leurs narines rouges. Ils vivent plusieurs milliers d’années mais passent le plus clair de cette existence à sommeiller dans des cavernes, sous la garde des Chevaliers-Dragons, dont chacun possède sa monture attitrée. Doit-on pour autant penser qu’il y a un lien spécifique entre l’homme et la bête ? L’auteur ne le précise pas, même si Croc-de-Flammes, le coursier dragon d’Elric, parvient à comprendre les ordres qui lui sont donnés (mais il ne parle pas, on n’est ni dans Cœur de Dragon, le film de Rob Cohen où Draco s'exprimait avec la voix de Sean Connery, ni même dans La Première Leçon du Sorcier de Terry Goodkind, mais pas si loin de ce que décrit l’excellente série de films réalisés par Dean DeBlois & Chris Sanders pour Dreamworks, elle-même librement adaptée d’un roman jeunesse de Cressida Cowell publié en 2003).
Lorsqu’ils sont éveillés pour croiser dans les airs ou attaquer des navires pirates, ils requièrent énormément de repos ensuite, d’autant que leur nombre baisse à mesure que l’influence de Melniboné faiblit : à la fin de la saga, seuls 98 dragons répondront à l’appel du Cor du Destin pour participer à l’Ultime Bataille.
Eh oui, George R. R. Martin n'a rien inventé (dans ce domaine précis en tous cas !) avec ses dragons plus ou moins domestiqués par une caste unique de personnages et qui se raréfient avec le temps (cf. plusieurs articles UMAC sur l'indispensable saga A song of Ice & Fire et la série TV dérivée Game of Thrones, dont cet article sur Westeros & Essos et celui-ci sur la conquête de Westeros par Aegon Targaryen).
Nés avec le monde, ils en verront la fin et avec eux
disparaîtra la forme la plus pure de la magie du Chaos.