Something is killing the children
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Urban Comics
semble miser beaucoup sur la nouvelle série de James Tynion IV, le scénariste eisnerisé (on dit bien "oscarisé" non ? Alors je tente un néologisme de plus, on est comme ça chez Univers Multiples Axiomes & Calembredaines) surtout connu pour son travail de longue haleine sur Batman. Depuis une demi-douzaine d'années, le gars semble transformer en or tout ce qu'il écrit, et transcende le matériau qui lui est confié, avec une prédilection pour le thriller et les ambiances sombres. Le Caped Crusader convenait ainsi parfaitement à ses penchants, et il s'est vu confier la rédaction de ses aventures depuis 2012, avec un succès certain, complété par un run sur Batwoman qui a fait date, comme son crossover Batman/Tortues Ninja. Et s'il a été sollicité un peu partout (faisant même quelques incursions chez Marvel avant de revenir à la maison mère pour le projet sur DC Infinite dont on vient de vous parler ici-même), c'est au sein de Boom! Studios qu'il a développé les récits qui ont le plus marqué les lecteurs et les critiques, avec notamment Wynd dont notre GriZZly a fait un de ses coups de cœur.

Something is killing the children
est le dernier en date : prévu à l'origine pour constituer une mini-série, le succès a été tel qu'il a poussé l'éditeur à prolonger le contrat. On en est à présent à vingt épisodes, regroupés en quatre albums dont Urban a entrepris la traduction et la publication en France. Un spin-off est déjà en route et (ô surprise !) les droits ont déjà été cédés pour une adaptation sur petit écran.

De prime abord, l'on comprend difficilement ce raz-de-marée populaire, cette déferlante de critiques enthousiastes qui en font d'ores et déjà un objet de hype incontournable. Ni le contexte, ni les personnages, ni la narration ou les dessins ne paraissent originaux, brillants ou stupéfiants. Un vieux lecteur de comic books, surtout un peu blasé par les productions actuelles, aurait de ce fait bien du mal à analyser l'engouement. Et puis, les pages tournent, on réserve notre jugement et, petit à petit, la magie opère : habitué ou non des productions orientées "horrifique", le lecteur se verra irrésistiblement happé, entraîné presque malgré lui dans le mystère et l'horreur, cherchant à définir ce qui se tapit dans les recoins sylvestres cernant Archer's Peak, assistant au massacre implacable des enfants et guettant avec un vain espoir l'irruption salvatrice de celle qui pourra, peut-être mettre un terme à ces abominations.


Il se trouve qu'à Archer's Peak, des enfants disparaissent. Sans raison. Les autorités locales, peu habituées aux débordements criminels propres aux grandes cités, n'ont pas vraiment cherché à expliquer, n'ayant aucun début de piste, et laissent la situation pourrir sans qu'elles puissent faire autre chose que rappeler à chacun les consignes de sécurité élémentaires. Jusqu'au jour où, après une excursion ratée, un gamin réapparaît seul sans ses camarades, visiblement choqué par ce qu'il a vu. D'abord enfermé dans son mutisme, il finit par avouer l'impensable : ses copains sont morts, tués, déchiquetés par les ombres qui hantent la forêt. Un monstre a fait ça. Sauf que les monstres, ça n'existe pas. N'est-ce pas ? Alors quand surgit Erica, une jeune fille au regard fiévreux, venue de nulle part, qui décide de prendre au pied de la lettre les allégations du rescapé et d'aller en finir avec ce qui tue les enfants du village, on commence à jaser : le grand frère d'une des disparues, soupçonnant toujours le dernier témoin, décide de leur filer le train ; le shérif préfère leur mettre des bâtons dans les roues jusqu'à un mystérieux coup de fil le convainque qu'Erica est la seule à même de faire cesser la vague de disparitions. Quant à Erica, elle fait ce qu'elle sait faire : dénicher les indices, suivre les pistes et les remonter jusqu'au repaire de la chose qui massacre les enfants. Car c'est son job : elle tue les monstres.

Pris séparément, chaque élément de l'intrigue fera resurgir inévitablement un souvenir de lecture ou de série B, fera écho à un moment déjà lu ou vu. Mais le fait est que l'ensemble est remarquablement assemblé pour constituer un récit malin, haletant, au tempo infernal, peuplé de cadavres, éclaboussé de sang, où les enfants sont les seuls à voir les horreurs qui arpentent les ombres et les recoins de notre réalité. Tous ceux qui ont été biberonnés à Ça et de nombreux autres récits de Stephen King y trouveront leur compte, et résonneront en cadence avec chaque incompréhension des adultes, chaque meurtre évitable, chaque coup du sort qui mettra la mission d'Erica en péril. D'autant qu'il ne s'agit pas seulement de cela : l'irruption de la jeune fille engendre autant de questions qu'elle apporte de réponses. Qui est-elle ? Comment sait-elle ce qui arrive ? Pour quelle organisation, visiblement bien organisée et suffisamment puissante pour contraindre les forces de l'ordre à collaborer, travaille-t-elle ? Qu'est-ce qui lui permet d'être aussi efficace dans son job de tueuse de monstres ? Et puis, c'est quoi cette immonde peluche de poulpe avec laquelle elle semble avoir d'étranges conversations ?

Erica Slaughter est l'atout maître de la série, qui aurait pu sans elle demeurer simplement au niveau de nombreux autres récits d'épouvante. Elle n'est pas la seule monster hunter de la littérature, mais elle parvient à être unique en son genre. À peine plus âgée que les victimes (plus vraiment une enfant, pas encore une adulte), sa détermination sans faille et son regard troublant exsudent une dureté, une force de caractère qui lui confèrent l'assurance d'un vampire millénaire. Aussi perspicace que lucide, elle en remontre à tous les adultes qu'elle croise et qui l'interpellent, lesquels doivent bien souvent s'avouer vaincus par sa sèche répartie et ses silences pleins de sous-entendus. Néanmoins, on voit sa cuirasse se fissurer lorsqu'elle est face à un enfant, et son discours se teinte de compassion : manifestement, elle en a vécu de dures, et son expérience sans doute traumatisante ne l'empêche pas de montrer un peu d'empathie devant la détresse des plus jeunes. Sa création a sans aucun doute été le point d'orgue de la conception de la série et, après plusieurs essais graphiques (comme on procède à un casting), c'est avec ce bandana qu'est véritablement née Erica. Le bandana glauque et ces yeux, ces grands yeux aux cernes immenses qui la rendent inoubliable pour quiconque la croise.


La partie graphique est à l'avenant. Évidemment, si vous êtes partisans de la ligne claire ou de la précision des traits d'un George Pérez, vous allez faire la grimace. Dell'Edera privilégie en effet les crayonnés flous, les silhouettes imprécises en focalisant l'attention sur quelques détails plus accentués (notamment les regards) et profite d'une colorisation adéquate pour souligner le caractère surnaturel des créatures : ces grands aplats noirs ne permettent jamais de vraiment déterminer le contour distinct de ces monstres éthérés, plus sombres que la nuit, sur lesquels se détachent ces yeux cruels et les flots de sang qu'ils font gicler de leurs victimes. Le rouge et le noir se mêlent ainsi comme autant de leitmotivs et certaines cases, même si beaucoup moins détaillées que ce que proposent d'autres dessinateurs œuvrant dans un genre similaire (cf. Crossed par exemple), engendrent malaise et inquiétude, parfois simplement par un hors champ habile ou quelques réflexions désabusées d'un témoin. 

Ce qui n'empêche pas d'assister aussi à plusieurs lacérations, éventrations et éviscérations en règle : ce n'est pas à mettre entre toutes les mains. 
D'autant que les enfants y sont régulièrement victimes : la tâche d'Erica s'avère plus rude que prévu, et les cadavres s'amoncellent – on est loin des récits plus orientés grand public. Même les personnages qu'on commençait à connaître risquent d'être tués, et cette lancinante incertitude fait tout le sel d'un récit qui s'enrichit dans le second tome de la traditionnelle quête des origines (car l'organisation dont fait partie Erica va venir mettre son grain de sel). James Tynion n'est peut-être pas le nouveau Stephen King, mais il s'avère particulièrement crédible lorsqu'il expose les peurs, les doutes et les préoccupations des plus jeunes, qui prennent sous sa plume davantage de substance que dans nombre d'autres récits analogues : on tremble ainsi pour eux, et leur sort souvent funeste marque les esprits. Le scénariste ne verse pourtant pas dans la facilité en zigouillant les têtes blondes comme autant d'épis trop mûrs, mais appuie sur une forme de fatalité empruntée à la dark fantasy qui rehausse d'autant plus le mérite de ceux qui parviennent à survivre avec le souvenir de scènes innommables. 

Une réussite en tant que récit à suspense, un véritable page turner qu'on suit avec ce mélange d'appréhension et de délice sauvage qui augurent de plaisirs durables. Trois tomes sont déjà disponibles chez Urban, le quatrième sort le 24 juin 2022, le même jour que le spin-off House of Slaughter, ; de quoi alimenter le scénario de la future série télévisée. Une opération promotionnelle éphémère propose d'ailleurs les deux premiers volumes pour dix euros seulement depuis quelques jours (au format cartonné après un certain flop du précédent, souple et orienté jeunesse, qui a relancé l'attrait pour la fiction).


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Les points positifs - Les points négatifs
  • Un récit habile, au suspense haletant.
  • Des personnages bien définis, une héroïne charismatique conservant une grande part d'ombre.
  • Du sang, de la violence, de la souffrance mais sans excès.
  • Une grande maîtrise des dialogues, parfois cyniques ou désabusés.
  • Une partie graphique servant l'atmosphère oppressante du récit.
  • Les deux premiers tomes reliés sont proposés à un tarif avantageux.


  • Pas vraiment original, ni dans son thème, ni dans son traitement.
  • Les dessins manquent de précision, la colorisation noie les détails et les contours.