Nous avons évoqué ici même le succès considérable du Problème à trois corps, roman de science-fiction qui a récolté de nombreuses récompenses, propulsé son auteur au rang de figure majeure du genre et engendré dans le monde l'envie irrépressible de lire davantage de textes de Liu Cixin et de ses pairs. Grâce à lui, la SF chinoise sort du placard, les adaptations en films et en série TV (sur Netflix) permettant de toucher une part plus importante du public international (ce qui n'est pas pour déplaire aux dirigeants, ravis de l'aubaine d'un soft power à moindres frais). Ne restait plus qu'à s'engager sur les deux autres vecteurs majeurs de la culture populaire : le jeu vidéo... et la bande dessinée.
Et voilà-t'y pas que Delcourt accepte d'éditer l'adaptation des nouvelles de Liu Cixin, à commencer par La Terre vagabonde, qui sera le premier volume d'une série intitulée "les Futurs de Liu Cixin". Volume initial pour lequel on donne les clefs à Christophe Bec & Stefano Raffaele : le premier, scénariste à succès (Sanctuaire, le Temps des loups, Carême) s'est déjà frotté à ce genre d'adaptations (rappelez-vous sa version de Conan le Barbare dans le plutôt réussi Xuthal la crépusculaire) retrouve ainsi son collaborateur de Pandemonium et Sarah, et du plus récent Tarzan au centre de la Terre. Et puis, il s'y connaît en grande SF, puisque auteur également de la série Crusaders dont on vous a dit le plus grand bien.
Le projet consiste donc à mettre en images une nouvelle, ce qui peut s'avérer bien compliqué. Toutefois, la narration très didactique de l'écrivain chinois, fortement inspirée par Asimov, permet sans doute d'asseoir le délicat équilibre entre explications et péripéties nécessaire pour garder l'intérêt du lecteur. Bec a juste à suivre le récit dans ce qu'il propose, à savoir le survol d'une mission devant durer... une centaine de générations. Ce qui aurait pu n'être qu'une sorte d'album souvenir en accéléré présentant un voyage long de 2500 ans se voit dépeint avec quelques détails cruciaux liés au vécu du personnage principal. Qui entreprend de nous raconter sa vie, depuis sa naissance, le Jour du Grand Crépuscule. En effet, l'humanité, se fiant à des relevés de plus en plus précis sur l'activité solaire, avait déterminé que l'astre allait entrer dans sa phase de géante rouge plus tôt que prévu, vaporisant les planètes les plus proches. La Terre était condamnée et, ainsi, l'espèce humaine. Au pied du mur, les nations finissent enfin par mettre leurs querelles de côté pour entreprendre leur plus grand projet : permettre aux hommes de quitter le Système solaire, qui deviendrait inhabitable, afin de trouver refuge dans celui de Proxima du Centaure, l'étoile la moins éloignée.
Une entreprise évoquée depuis des décennies dans les pages des innombrables écrits de SF évoquant le futur. Sauf que, la plupart du temps, on parle de vaisseaux géants, des arches stellaires sillonnant le cosmos sur plusieurs générations (par exemple Croisière sans escale de Brian Aldiss), quand ce n'est pas un dispositif extraterrestre permettant de transiter presque instantanément vers des points éloignés de la galaxie (la Grande Porte de Frederik Pohl) ou une technologie permettant de dépasser la vitesse de la lumière comme les moteurs à distorsion de Star Trek ou le "saut" hyperspatial chez Isaac Asimov. Là, il ne s'agit pas de faire voyager une poignée d'individus sélectionnés pour leurs capacités ou leur potentiel, mais toute l'humanité. Des milliards d'individus. Il faudrait des centaines de milliers de vaisseaux... projet soutenu par certains, mais auquel est finalement préféré un autre, encore plus ambitieux : déplacer la Terre elle-même, en faire un vaisseau spatial gigantesque.
Si James Blish évoquait quelque chose d'approchant, mais en plus modeste (avec des engins antigravitationnels surnommés spindizzies, l'on pourrait faire décoller des cités terrestres et les faire voyager dans l'espace - cf. la série des "Villes nomades"), si la série Cosmos 1999 avait fait de la Lune un astre errant avec les survivants de la Base Alpha comme passagers malgré eux, l'entreprise a tout de même de quoi donner le vertige. C'est sans doute pourquoi, dans un bienveillant souci de clarté, Liu Cixin entreprenait de nous faire comprendre les tenants et aboutissants du projet à travers les yeux du jeune garçon, né donc le jour où des titanesques réacteurs à plasma stoppèrent la rotation de la Terre avant de la faire progressivement sortir de son orbite, puis accélérer jusqu'à atteindre la vitesse nécessaire pour quitter l'attraction solaire avant que ne survienne le flash d'hélium destructeur. L'histoire commence d'ailleurs à l'école avec sa maîtresse expliquant les fondements du projet.
Le lecteur suit donc cet enfant grandissant dans un contexte singulier, avec une humanité se serrant les coudes et s'apprêtant à vivre les jours les plus terrifiants de son existence. Tous les efforts humains sont concentrés sur la réussite de ce projet apocalyptique, au point que les relations sociales se voient particulièrement modifiées : le futile disparaît au profit de l'essentiel, les arts, l'esthétique et les sentiments sont délaissés, le genre humain entrant en mode survie. Il découvre les nuits sans fin ponctuées de cataclysmes vertigineux, les océans qui gèlent ou s'assèchent, les vagues géantes qui submergent les continents tandis que les montagnes sont petit à petit arasées afin de fournir aux réacteurs géants le carburant essentiel à leur fonctionnement. Une terraformation à l'envers, qui contraint la population à vivre recluse, loin sous la Terre dans des cités où les sciences deviennent le point focal des préoccupations, où les récits des derniers habitants nés à l'ère solaire se parent d'un voile mythique désobligeant et où l'on tente quand même, par moments, de succomber à quelques plaisirs et célébrations.
Mais le projet lui-même, conçu pour durer plus de vingt siècles, finit forcément par trouver des réfractaires. D'abord quelques illuminés défendant d'autres théories, puis des nostalgiques avant l'ère des rebelles : et si le Soleil ne mourait pas ? On aurait fait tous ces sacrifices pour rien ? Ainsi, la sœur du narrateur choisira une autre voie, puis sa future femme tandis que son père lutte vaillamment dans les forces spatiales pour détruire ou repousser les astéroïdes qui risqueraient de percuter notre planète durant son périple aux frontières de l'infini...
Les visions dantesques proposées dans ce récit se voient ainsi magnifiées par des planches spectaculaires, certaines s'étendant sur quatre pages qu'on pourra déplier pour en profiter pleinement. On sera plus réservé sur les cases plus intimes où l'on aura bien du mal à reconnaître les protagonistes, avec des visages grossièrement définis et des dialogues souvent instructifs qui viennent prendre le pas sur l'action. Les vertigineuses perspectives d'un tel voyage dans les étoiles permettent à Raffaele de nous en mettre plein la vue, dans ce qui constitue le point fort de ce travail d'adaptation, qui permettra aux lecteurs peu endurants de se frotter à la littérature d'un grand auteur du XXIe siècle, qui signe une petite préface criant son amour du genre.
Certaines des images illustrant cet article proviennent du long-métrage chinois ayant également adapté le texte de Liu Cixin. Il serait intéressant d'aller y voir de plus près...
+ | Les points positifs | - | Les points négatifs |
|
|
|