Blitz



Nous avons régulièrement le plaisir d'évoquer ici le travail des plus grands auteurs de science-fiction, qu'ils aient sévi durant l'Âge d'or, la fin du XXe siècle ou de nos jours. La plupart du temps, ces auteurs sont entrés au panthéon des plus grands prix de la discipline : les prix Hugo [1], Nebula [2] et Locus, pour les Anglo-Saxons (qui dominent le genre depuis les années 50) ; le Grand Prix de l'Imaginaire ou le Prix Rosny aîné pour les francophones. Or, malgré notre volonté originelle de pluralisme ("Univers Multiples" oblige), force est de constater que nombre de lauréats de ces prix n'ont pas encore été chroniqués ici : du travail en perspective pour votre serviteur.

Autant commencer par Connie Willis. Non ce n'est pas la femme de l'interprète inoubliable de John McClane, mais bien une romancière américaine qui a remporté... onze fois le prix Hugo  (et sept fois le prix Nebula) ! Une sérieuse concurrente pour Ursula Le Guin, l'autre papesse de la SF outre-Atlantique. Sa nationalité peut surprendre car tout ce qui transparaît dans son œuvre semble terriblement britannique. Black-out, que nous allons traiter ici, tout en se fondant sur un de nos thèmes préférés à la rédaction (le Voyage dans le temps et ses paradoxes inévitables), est presque intégralement consacré à l'Angleterre et aux Anglais, ce peuple qui a su rester si digne pendant le Blitz (une période de la Seconde Guerre mondiale succédant à la Bataille d'Angleterre et pendant laquelle Hitler envoyait régulièrement des bombardiers pilonner les grandes cités outre-Manche). Les personnages principaux sont des étudiants en Histoire à Oxford, dans un futur proche, qui bénéficient d'une technologie leur permettant d'être projetés directement dans l'époque qu'ils étudient afin de l'observer in situ. Les périodes sélectionnées vont de la Débâcle à Dunkerque (1940) au V.E.Day (jour de la célébration de la Victoire en Europe le 8 mai 1945). Et le traitement de l'ensemble, extrêmement surprenant pour les vieux lecteurs du genre, est ponctué d'un humour particulier teinté de cynisme léger, profondément british. Le tout est abondamment documenté et l'on y sent une telle implication qu'on pourrait croire que la dame est anglaise et souhaite rendre un hommage à de possibles membres de la famille. L'hommage est bien là, mais la dame en question est native du Colorado.

Dunkerque avant l'Opération Dynamo (images d'archives)

Blitz est un roman en deux tomes (qui peuvent se raccrocher à une série dont nous parlons en fin d'article) : Black-Out et All Clear. Un ouvrage surprenant, disions-nous. Surprenant dans son écriture, très "moderne", dynamique et, surtout, vivante : on est très loin de la hard science d'un Hal Clement, voire d'un Arthur C. Clarke et vous n'aurez donc pas à supporter un quelconque technobabble ni de longues et profondes considérations pseudo-philosophiques. Connie Willis nous plonge sans artifices ni ambages directement dans le cœur de l'action avec un récit articulé autour de dialogues très vifs, scandés par des passages en voix intérieure. Un peu à l'instar d'un Asimov qui faisait évoluer le récit par les dialogues, l'auteur nous colle aux basques de ses protagonistes et nous fait vivre au plus près leurs inquiétudes, joies, peines, doutes et angoisses. 

Les chapitres sont relativement courts et nous déplacent dans le temps et l'espace afin qu'on se familiarise avec les personnages principaux. Ceux-ci ne sont jamais présentés ab initio, on finit par les découvrir par le biais de leurs discussions : ce sont des historiens, jeunes et ambitieux, de cette prestigieuse université qui sont plongés dans les remous de l'Histoire qu'ils sont chargés d'observer en les vivant de l'intérieur. L'une d'eux incarne une gouvernante dans un château mis à disposition par une lady (mission : rendre compte des déplacements d'enfants londoniens mis en sécurité à la campagne durant le Blitz - rappelez-vous les premières séquences de Narnia) ; une autre est une vendeuse de vêtements dans une boutique de Londres (mission : observer le quotidien des Londoniens durant le Blitz) ; un troisième est un journaliste américain dans le sud de l'Angleterre (mission : assister  au débarquement des réfugiés de Dunkerque). On passe le plus clair de notre temps de lecture auprès de ces trois-là, même si on croise d'autres personnages dont on devine qu'ils joueront un rôle dans le second tome (Colin, le jeune élève, dont on comprend qu'il a déjà voyagé dans le temps sans permission - les plus curieux devineront qu'il s'agit du cadre d'un autre roman de Willis - et qui est follement amoureux d'une des historiennes ; Mary, une infirmière rattachée à un corps de jeunes auxiliaires féminines en 1944 ; ou encore cet opérateur radar contraint de gonfler de faux chars d'assaut pour tromper les observateurs nazis lors de l'Opération Fortitude). 

Les péripéties sont nombreuses, souvent futiles et confèrent un tempo élevé au récit, même si on finit par constater que la trame principale avance lentement : évidemment, quelque chose dans cette organisation va finir par "clocher". Ces observateurs du futur sont censés ne jamais rester très longtemps et débarquer dans des points discrets pour éviter d'être repérés et conserver un impact minime sur la population (il leur est interdit d'effectuer des missions dans ce qu'ils nomment "points de divergence" et doivent connaître ainsi, par implantation mémorielle, un maximum d'éléments afin de ne pas être soupçonnés mais aussi pour ne pas risquer leur vie - leur chef de mission, un certain Dunworthy, est extrêmement pointilleux à ce sujet ; par exemple, la jeune fausse-vendeuse est informée des dates et des lieux de chaque bombardement sur Londres, l'infirmière connaît les horaires de chaque chute de V1, et ainsi de suite). 

Le métro de Londres en 1940 (images d'archives)

Évidemment, lorsque l'un d'entre eux s'apprête à rentrer dans son temps et que le point de transfert ne fonctionne pas, on comprend quelle va être la tournure des événements : à la place de Perdus dans l'espace, on assistera à Perdus dans le temps. Mais encore une fois, ce qui étonne, c'est le traitement même : chacun des observateurs temporels confrontés à un dysfonctionnement réagira sans panique, procédant rationnellement en éliminant toutes les possibilités. On suit de fait la progression de leurs réflexions et hypothèses, certains étant plus pragmatiques que d'autres : quand l'une met d'abord en avant l'importance de survivre dans un environnement après tout hostile (c'est un pays en guerre, une bombe peut exploser n'importe quand), un autre préfère s'interroger sur les conséquences de ses actes. Et s'il avait changé le passé ? Le fait de monter dans tel bateau, de sauver tel individu aura-t-il un impact réel sur l'avenir ? Les chanceux spectateurs de Nimitz, retour vers l'enfer ont une petite idée de ce qui risque de se passer.

La principale question qui se pose pour ces malheureux héros : comment rentrer chez soi ? Impossible d'élaborer un quelconque plan visant à reconstruire une machine (le fameux "filet temporel") : on ne sait rien - et sans doute les historiens non plus - de la manière dont cela fonctionne. L'invention du procédé est brièvement évoquée une seule fois, donc on laissera tomber la possibilité d'aller voir un génie capable de concevoir un moyen de revenir : pas de De Lorean à l'horizon pour le coup, ni de locomotive volante. En fait, un moyen existe bel et bien : retrouver les collègues en mission dans une époque proche et utiliser leur propre point de transfert, tout en ignorant si les répercussions du problème sont plus importantes (pourquoi les équipes de récupération ne sont-elles pas intervenues ? La question les taraude mais il est essentiel pour eux de ne pas céder au désespoir).



Captivant, haletant, construit comme un feuilleton avec un happening à chaque fin de chapitre (parfois un peu grossier, c'est vrai), le roman nous tient en haleine sur le destin d'individus qu'on a appris à apprécier, notamment dans la manière dont ils ont géré les vicissitudes du quotidien d'un pays en état de guerre (la gouvernante en quarantaine avec une bande de gamins impossibles est aussi digne d'éloges que la vendeuse montant une pièce de Shakespeare avec un grand acteur de l'époque dans les couloirs du métro). Nul super-héros, nul survivant badass : uniquement des êtres humains avec la tête sur les épaules, n'ayant pour eux qu'une connaissance partielle des mois à venir. Et quand les événements qu'ils vivent commencent à dévier des faits qu'on leur a enseignés, alors oui, la panique guette.

En restant délibérément proche des protagonistes, Black-Out ressemble surtout à un roman d'aventure, voire à un roman historique : le glossaire très riche et utile en fin de volume nous montre à quel point Connie Willis maîtrise son sujet (tellement intéressant qu'il peut se lire d'une traite comme un chapitre indépendant). Et c'est là que survient l'un des atouts de l'ouvrage : lorsque l'Histoire diverge, est-ce à cause d'un paradoxe ou d'une mauvaise connaissance des faits réels ? De grandes théories sont perceptibles en filigrane tout au long du récit, mais contrairement à ses glorieux aînés, la romancière préfère s'accrocher à l'élément humain. Donc pas d'élucubrations sur la physique quantique et les réalités alternatives, pas de description outrancière d'une machine conçue par un cerveau illuminé, pas d'exposition présentant l'univers, le background des héros et les implications de leurs actes. Connie Willis met la SF à la portée des réfractaires à la SF et leur livre une histoire palpitante, teintée d'un humour bon enfant et pleine de malice.

Une excellente découverte, qui ouvre sur bien des perspectives : deux autres romans racontent les mésaventures d'autres voyageurs temporels de l'université d'Oxford (Sans parler du chien et Le Grand Livre).

8 mai 1945 : Victory in Europe Day (image d'archive ayant servi pour la couverture de All Clear)



[1] Le prix Hugo, du nom d'Hugo Gernsback, fondateur d'Amazing Stories, est un prix décerné depuis 1953 par la World Science-Fiction Society lors d'une convention annuelle rassemblant plusieurs milliers de fans. Même s'ils ne jugent à la base que les écrits de SF en langue anglaise, ils en sont venus à récompenser parfois des œuvres de fantasy.
[2] Le prix Nebula est décerné depuis 1965 par les membres de la Science-Fiction & Fantasy Writers of America - et donc généralement considéré comme plus élitiste que le prix Hugo.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un roman prenant, dense et épique.
  • Une plongée en apnée dans certains des épisodes les plus dramatiques de la Seconde Guerre mondiale.
  • Une romancière universellement acclamée.
  • Le voyage dans le temps et ses paradoxes traités avec sagesse et humour.
  • Pas de considérations scientifiques abstruses : une SF tournée vers ses personnages et l'aventure.


  • Quelques happenings un peu grossiers.