Suivant le principe développé dans l'article que j'avais consacré à l'époque aux anecdotes concernant la conception de mon premier roman, Le Sang des Héros, je reviens ici sur certains éléments de L'Ombre de Doreckam. Je précise que c'est plutôt destiné à être abordé après la lecture du roman.
Hop, on se lance dans les secrets de Doreckam !
Hop, on se lance dans les secrets de Doreckam !
Doreckam est l’anagramme de Rodemack, petite commune de Moselle classée parmi les plus beaux villages de France. C’est un lieu à la fois joli et tranquille, disposant de la plupart des vestiges médiévaux et lieux décrits dans le roman. Ayant l’habitude depuis des années d’aller me promener le long des remparts de Rodemack, ceux-ci ont fini par m’inspirer cette histoire. Enfin, son début disons.
J’ai décidé de créer une ville imaginaire tout simplement pour pouvoir arranger certains détails selon mes besoins et, sait-on jamais, éviter de froisser certaines susceptibilités.
2. L’Olsberg existe aussi…
Enfin, existait, même si le nom "olsberg" est inventé. Cette ancienne maison de correction, réellement reconvertie en centre d’apprentissage, a été laissée un temps à l’abandon avant d’être démolie. Elle ne se situait pas près de Rodemack mais à Guénange. Pour l’anecdote, des cercueils y étaient réellement fabriqués. J’ai eu l’occasion d’explorer le lieu, immense, de nuit, ce qui fut assez amusant. Le haut bâtiment avait une réelle « présence » et « pesait » littéralement sur le paysage.
3. Les Mentors et les Ombres.
La caste des Mentors et la « race » des Ombres sont inspirées des termes utilisés par Vogler, dans son ouvrage The Writer’s Journey (cf. ce dossier), pour décrire certains éléments techniques d’une intrigue. Une autre manière de faire référence aux livres et à l’écriture, qui constituent la deuxième thématique forte du récit.
4. Multivers personnel…
Les Mentors et les Ombres sont également issus d’un univers de fantasy sur lequel j’effectue des travaux de recherches depuis des années. J’ai développé au fil du temps des cartes, personnages, races, coutumes, chants, technologies et des termes qui me permettront, le moment venu, de disposer d’une solide base pour construire et développer un long récit de fantasy. Disposant d’un large background, je n’aurai plus à m’inquiéter que de l’intrigue. Cela me permet aussi de parsemer mes histoires actuelles de diverses références, plus ou moins cachées, le but étant de relier (de manière indirecte) tous mes romans (voire mes nouvelles) à ce futur « grand » récit. Un peu ma « Tour Sombre » à moi.
Il y a d’ailleurs d'autres références à ce multivers dans L’Ombre de Doreckam, l'une par exemple se situe dans l’un des graffitis du pont des Rimes. Deux nouvelles présentes dans le recueil Jour de Neige sont également liées à ce roman : Les Remparts de Doreckam et La Chose qui fit trembler d'effroi un Vampire.
5. Premier jet.
La première version de cette intrigue faisait émaner la menace directement des remparts et vestiges de Doreckam. Mais cela fonctionnait beaucoup moins bien. D’une part, je voulais que le lieu en lui-même reste agréable et protecteur, d’autre part, l’idée d’un bouquiniste m’a paru plus intéressante, ce qui a finalement installé la thématique du pouvoir des livres (qui sont dangereux entre les mains de l’albinos, mais se révèlent aussi salvateurs à certains moments).
Bien entendu, c’est le temps dévastateur, le changement, « l’impermanence des choses » comme dirait Vik, qui constitue la première thématique du roman. De très nombreux éléments font référence à ce thème dans L’Ombre de Doreckam, que ce soit de manière évidente ou plus cachée. Par exemple, l’on peut noter :
- la conversation entre Vik et Serge, lorsqu’ils évoquent le destin de l’univers lui-même, qui devrait s’éteindre dans un parfait néant, froid et silencieux, ou même le temps aura fini par s’auto-dévorer (ce n’est pas très joyeux, je l’avoue, mais c’est supposément assez juste sur le plan scientifique) ;
- les allusions aussi aux changements et aux cycles avec les bandes des Échaux et des Archères, dont les rôles se sont intervertis entre les années 80 et l’époque moderne ;
- le moment de spleen de Vik, évoquant un Thionville dans lequel il y avait encore des librairies, des salles de jeux, des disquaires et des vidéoclubs ;
- les moments où Nolan (puis Niklas dans l’épilogue) se sent murir et pressent que les liens amicaux actuels finiront par se distendre, ou que les activités paraissant normales à son âge finiront par ne plus l’intéresser ;
- Inès, dont on a volé l’enfance et que l’on a artificiellement « propulsée » à l’âge adulte ;
- la lente décomposition de la bande contemporaine des Échaux ;
- les ruines de Doreckam ; l’Olsberg à l’abandon ;
- le concert rock à la Gargouille, composé de titres plutôt anciens ;
- le lieu de vie actuel de « l’Ogre » ;
- le pont des rimes, etc.
7. Un personnage évincé…
À l’origine, un personnage relativement important, portant le nom d’Edgar Norden, devait faire partie de cette histoire. Il rendait plus ou moins compte du point de vue des médias. Norden est en réalité un journaliste (imaginaire) de seconde zone, bossant pour une chaîne imaginaire également (bien que l’on puisse trouver sans problème des chaînes similaires dans les profondeurs des box), et qui présente une émission sensationnaliste (et totalement bidonnée) sur les phénomènes paranormaux.
Deux problèmes se sont vites posés avec ce brave Edgar. D’une part, ses apparitions ralentissaient clairement le rythme du récit. Certaines pauses sont parfois salutaires lorsqu’elles ont un but mais là, c’était clairement « forcé ». D’autre part, je me suis rendu compte assez rapidement qu’il détonait dans le paysage, et pas de la bonne manière. C’était le seul à n’être pas lié à Doreckam d’une façon ou d’une autre. J’ai donc prié Edgar de retourner dans mon tiroir et d’attendre patiemment son tour… car il est rendu à un stade de développement trop avancé pour que je ne l’emploie pas un jour.
8. Changement de nom.
Le nom de travail du roman, une fois sa rédaction vraiment lancée (dans sa version actuelle), était… Paperland.
Très vite, j’ai senti qu’il s’agissait d’un nom provisoire. Plus j’avançais dans la rédaction du manuscrit, plus j’étais certain que le Paperland, lieu somme toute relativement secondaire, ne pouvait pas endosser le « rôle-titre ». Et puis, mes BD (ou projets de BD) ayant toutes des titres anglais (pour des raisons souvent très logiques), je voulais absolument que tous mes romans aient des titres français.
"L’Ombre de Doreckam" s’est finalement imposé assez naturellement. J’ai tout de suite apprécié ce titre, surtout parce qu’il est très précis mais parfaitement flou en réalité tant que l’on n’a pas lu le roman, ce qui est plutôt rare. Cela rejoint aussi la thématique du changement, du temps qui passe et modifie tout : impossible de considérer ce titre de la même manière lorsqu’on commence le roman et lorsqu’on l’a terminé.
9. Mon vieux bahut.
Le lycée Charlemagne de Thionville, dans lequel se situent deux scènes du roman, est un lieu réel que je connais bien pour l’avoir fréquenté quelques années. Par contre, je ne me suis pas basé sur des camarades de classe ou professeurs réels. Pour une raison fort simple et très pragmatique. Si l’un de mes personnages était inspiré par quelqu’un que j’aime bien, j’écrirais alors avec une sorte de « frein à main » mental, je ne me sentirais pas libre de lui faire subir n’importe quoi. Et si au contraire je m’inspirais de quelqu’un que j’aime moins, ce serait encore pire : j’ai besoin de comprendre, presque aimer, tous mes personnages pour les écrire convenablement. Je peux côtoyer longuement un Achil, même un Bartosz, parce que ce sont mes créations, mais cela serait beaucoup moins évident avec un véritable « salaud » du monde réel. Ceci dit, je n’en ai pas connu de ce « niveau », fort heureusement.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que tout est inventé, l’esprit de certaines personnes, l’aura de certains lieux, l’impact de certains événements réels m’ont inspiré et servi de matériau fondamental, mais c’est tellement retravaillé et transposé que personne, si ce n’est moi (et encore !), ne peut identifier les multiples essences de bois dont sont faits les personnages que je maltraite.
10. Un effet parmi tant d'autres.
Pour ceux que ça intéresse, je vais aborder un point technique, sur la manière dont on peut se servir de la forme pour renforcer le fond. C’est un exemple, parmi des centaines, qui permet d’illustrer l’importance du savoir-faire littéraire, souvent minimisé voire ignoré par les médias. L’aspect technique de l’écriture est primordial. Comme j’ai souvent tenté de le démontrer (dans ce dossier par exemple), sans technique, une histoire, même basée sur une supposée « bonne idée », s’effondre et ne peut atteindre son but. Il est donc important de savoir bâtir une intrigue, amener des rebondissements, installer un rythme, développer des personnages, imposer si besoin une identification, se servir d’effets à bon escient, etc.
Je vais prendre un effet assez simple et connu pour illustrer mon propos : l’allitération.
Alors, qu’est-ce donc que ce machin-là ? Eh bien, il s’agit tout bêtement de la répétition d’une même consonne au sein d’une phrase. Pour vous donner un exemple célèbre, l’on peut retrouver cet effet dans un vers de Racine : Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes. La répétition du son « s » est voulue, et en rapport direct avec ce qui est mis en avant (les serpents, dont on a l’impression, grâce à l’allitération, de reconnaître le sifflement).
Cependant, attention, ce n’est pas parce qu’on connaît une figure de style qu’on va tenter de la caser n’importe où, pour faire joli. Il s’agit d’un outil qui a un effet. Vous ne donnez pas un coup de marteau sur un mur si vous n’avez pas de clou à y planter. Là, c’est pareil sur le principe.
Je vais prendre un extrait de L’Ombre de Doreckam pour expliquer un peu comment se construit ce court passage. Pour donner le contexte, un personnage se remémore son passé, et notamment son enfance, dans les années 80. Il est saisit par un puissant sentiment nostalgique et se rappelle certains films, certaines chansons…
[…] ces années-là lui manquaient. Presque physiquement. Comme si on lui avait arraché un membre. Comme si un médecin sadique l’avait amputé d’une partie essentielle de son être, le laissant boiteux et hagard. Parfois, comme ce soir, la nostalgie était si forte qu’il en avait la nausée. Il aurait aimé vomir le présent, se défaire de ses oripeaux puants, revenir en arrière.
Avant.
Scruter Vanessa se trémousser dans un sweat saumon, revoir les Rita Mistouko casser les codes et tarir les critiques, mater Maiden modelant le Metal outre-Manche, et Daho dodelinant pour un duel […]
C’est la dernière phrase qui nous intéresse ici. Il y est question de musique, et l’allitération, dans un premier temps, va permettre de placer un effet soulignant ce fait. La répétition volontaire du même son va produire une sorte de rythme, de musicalité, qui va entrer en écho avec le sens des mots. Dans un second temps, puisque le personnage évoque aussi l’extrême variété des genres musicaux à l’époque, plusieurs allitérations différentes vont être employées successivement, pour rendre compte de ce foisonnement. Vanessa Paradis permet une allitération en « s », puis les Rita Mitsouko engendrent une allitération très « dure », en « c » et « t », avant de passer à Maiden, avec une allitération en « m », puis Etienne Daho, et une allitération en « d ».
Cette accumulation n’est pas innocente, mais bien entendu, il ne s’agit pas de l’imposer au lecteur. On n’attend pas de lui qu’il se dise « tiens, une allitération », ça n’aurait aucun sens, mais plutôt qu’il se laisse emporter par la musicalité de la phrase, ce qui aura pour effet de souligner ce qui est dit, de rendre le texte à la fois plus efficace et agréablement « chantant ».
Ne nous méprenons pas, l’allitération ici n’est nullement indispensable. Elle tend juste à soutenir le propos et le renforcer, tout en lui donnant un aspect plus mélodique et poétique. Ce qui convient bien à ce moment particulier, très introspectif.
Voilà, je ne vais pas plus loin, mais je tenais à aborder cet aspect pour dévoiler une part de la réflexion et du travail technique qui sont indispensables à l’élaboration d’un récit.
Si vous avez parcouru ce petit article sur les « secrets de fabrication » de L’Ombre de Doreckam, je suppose que vous avez lu ce roman, et je vous en remercie. C’est dans vos yeux, dans votre esprit, que vivent réellement Vik, Nolan, Inès, Mel et tous les autres. Tant que le livre est fermé, ils sont inertes. Et aucun effet, aucune allitération, ne peuvent changer cela. Mais lorsque vous vous installez confortablement, dans votre fauteuil ou sous la couette, et que vous tournez la première page, c’est là que la magie opère, c’est à ce moment qu’ils prennent vie.
Je ne fais qu’agir sur la forme de l’encre. C’est vous qui faites en sorte qu’elle coule dans les veines de ces personnages…
Crédit Photos : Tiffany Durr |